Ensemble In & Out, “Musicodrames (Stallaert, Warms, Satie)”, VDE-Gallo

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Le
disque du jour rassemble des musicodrames, néologisme revendiqué par « l’Ensemble In & Out » pour désigner des textes lus sur un accompagnement musical – en l’espèce de piano. Dominique Michel interprète, Thierry Ravassard joue, et réciproquement. Contrairement à la proposition de Sylvie Douche dans le livret, il nous paraît y avoir guère de proximité entre, d’une part, ce “genre”, laissant une certaine souplesse aux artistes en termes de rythme, de régularité et de récurrence, et, d’autre part, le rap (fondé sur la régularité du rythme de la scansion) ou le slam (où la musique des notes n’est jamais que secondaire). Cet éloignement n’est certes pas un défaut pour un projet fondé plus sur des bases savantes que sur la récurrence propre aux musiques populaires. Intéressera donc davantage, ici, le rapport entre voix et musique. Trois parties permettent de l’examiner sous autant d’angles différents.
La première partie, d’un gros quart d’heure, articule cinq poèmes de Jacques Prévert, des Histoires, autour de pièces commandées par le pianiste à Alphonse Stallaert (1920-1995). C’est le contraire d’un film muet : il s’agit plutôt d’une série de courts-métrages aveugles. En effet, les mouvements et l’émouvant non-picturaux sont esquissés par le duo, que le piano, souvent monodique, commente dans une fausse improvisation les mélodrames narrés (« On frappe »), que la comédienne désamorce ou surinvestisse le texte en silence, ou que les deux artistes avancent d’un même pas vers des fins forcément dramatiques – celles de la fille sans cœur, du fusillé, de l’inquiétant sommeil de l’amour célébré ailleurs par la célèbre musique de Christiane Verger, du cœur qui bat dans l’absence de visites, des parents de la narratrice d’Adrien, du fox-terrier assassiné et conservé au Frigidaire, etc. Les modulations des tons de la voix et la délicatesse du piano permettent à la narration de s’incarner dans un moment de conte musical tout à fait séduisant dès lors que l’on lâche prise : au disque, c’est à l’auditeur de faire l’effort pour s’inventer une posture afin de se laisser souffler une histoire à l’oreille, en mots et en musique. Défi stimulant, d’autant que la musique revendique une fonction plus narrative que d’emblée séductrice !
La deuxième partie, d’une douzaine de minutes, plonge le curieux dans les moins méconnus « Sports et divertissements » d’Erik Satie. Cette fois, la déconnexion demandée à l’auditeur est encore plus grande, car le texte évoque souvent plus qu’il ne signifie – à moins que, pour vous, « le hibou allaite ses enfants » ou « le paysage a très froid et ne sait où se mettre », ait un sens précis, ce que nous ne pouvons que respecter, le cas échéant. Dans cette série de 21 pièces pesant moins d’une minute chacune, le compositeur souhaitait associer piano, voix et dessin. Le grotesque se suspend aux interstices de saynètes sciemment moins mythiques (les référents sont toujours concrets avant d’être gobés par l’absurde) que mitées (il manque souvent des pans à la diégèse, rendant l’auditeur acteur du récit pour “combler les trous”). Le pétillement des notes, écrites en 1914, et les évocations pseudo-enfantines font écho à une avant-guerre qui sent la fraîcheur, la danse du vent, la mer et les mariages, tout en résonnant sans raisonner lorsque l’on sait ce qu’il advint peu après. L’humour satique, avec un “t” et en un mot, déflagre çà et là, associant une musique élégante à des fulgurances dégingandées que Dominique Michel s’amuse à parler dans des voix différentes.


Ainsi, dans « Le yachting », entend-on quelque loup de mer déconseiller à une dame de s’asseoir au fond de l’eau car « c’est très humide », avant qu’une autre élégante s’excite devant de « bonnes vieilles vagues » car « elles sont pleines d’eau ! »… ce qui permet au dialogue de finir avec l’ambiguïté requise : « Vous êtes toute mouillée… / – Oui, monsieur. » Si, après cette évocation sexuelle, vous vous sentez mal à l’aise, souffle le compositeur dans « Le Water-chute », c’est sans doute que « vous aviez besoin de vous amuser » ! L’ironie, aussi musicale que parlée (ainsi de la « Marseillaise » souillée dans « Les courses »), s’amuse des intertextes : ainsi, dans « Le flirt », l’incipit d’« Au clair de la Lune » accompagne le gémissement d’un homme qui voudrait « être dans la lune » de sa conquête. De la sorte, l’air de ne pas y toucher, Erik Satie joue de l’ambiguïté du non-sens (référents intelligibles mais sens incertain), de la communauté de référents et de l’étrangeté sporadique qui teinte et fait tinter l’humour avec une indécidabilité très fine, précipitant dans un même creuset, officiellement divertissant, à la fois l’amusement et les menaces que le sourire ne parvient à couvrir – à l’instar de cet aéroplane du p’tit « Pique-nique », qui est (« aussi » ou « en réalité » ?) un orage à cause duquel tout cesse. Cette balade fort plaisante-mais-pas-que profite d’une interprétation aux oignons émincés pour rappeler l’importance d’Erik Satie, l’homme qui se servait du sourire pour agrémenter une vision noire, donc lucide, de notre condition – cette vie restant, comme le ponctue le dernier mot du cycle à la fois très français et so british, un game dont nous finirons par connaître la beckettienne fin de partie.
La dernière partie, de huit minutes, plonge l’auditeur dans la « Prière de la Charlotte » de Jehan Rictus, le puissant poète social qui excelle à peindre la vie d’en bas, la vraie, opposée à celle des « rigoleurs » d’une part, et à celle des bondieuseries type Assomption de la Vierge d’autre part. Le texte suit, pendant la nuit de Noël, la prière entre phatique, emphatique et performative de Charlotte, une cloche qui cherche les mots pour prier la Vierge Marie – et dont la prière est donc constituée par la quête de la prière. La musique, magnifique, de Fernand Warms, date des années 1920. Elle démontre un art du remix formidable ainsi qu’une maîtrise confondante de styles variés. Sous les doigts précis du pianiste, l’on entend ou croit entendre des bribes de Chopin, Schumann et Liszt… ainsi qu’un sens de l’intertexte efficace (ainsi de « Quand Jésus naquit à Noël » pour fêter la saint Poivrot, ou de l’hymne mariale récurrente, marquant le début de la péroraison – supplique pour avoir un porte-lasagnes afin de s’enfoncer des ronds de boudin ou, au choix, crever de suite pour ne pas être ramassée, grelottante, comme les autres soirs). La cohabitation musicale du folklore et de la musique savante, choisie par Fernand Warms, répond à la déblatération cahotante et chaotique de Charlotte. Tout, ici, est magnifique et émouvant : le texte, la musique, le piano et l’interprétation vocale. En dire plus serait trahir la puissance émotive de ces huit minutes, ce qui n’est pas notre style.
En conclusion, la brièveté du disque (39’) peut certes décevoir : comme on dit en sports et autres divertissements, « il y avait la place » pour permettre deux fois plus de découvertes. Toutefois, la construction de ce court récital est remarquable : pour commencer, une œuvre abrupte et, en un sens, basique puisque la musique se contente souvent d’illustrer le texte ; pour continuer, un cycle où la musique prolonge et titille un texte à la fois descriptif et anti-descriptif ; pour finir, une pièce où l’accompagnement musical porte le récit, façon chambre d’écho amplifiant la portée d’un drame qui, par-delà les supposées conventions, n’est certainement, dans son propos comme dans son expression, ni suranné, ni caricatural. La progression et la diversité ainsi démontrées, associées à une exécution délicate, convainquent de l’importance du disque, ainsi que de l’intérêt de l’écouter, posément, d’une traite. Bref, une belle découverte que l’on a joie de conseiller aux curieux disposant d’une quinzaine d’euros et de 40’ devant, derrière ou à côté d’eux.