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Avant la bataille. Photo : Rozenn Douerin.

Ce 4 avril, sweet suite de la série « Classique en suites », concerts mensuels auxquels me convie bien aimablement le distributeur Socadisc, à et avec l’Institut Goethe, pour des tarifs presque rigolos (billets de 5 à 10 €) et un principe qui change presque tout : le « pot » d’après concert, visant autant à vendre les disques des artistes qu’à faire du moment, après la découverte et l’émotion, une occasion de convivialité et de sociabilité, ce qui n’est pas rien. Au programme : un trio piano – violon – violoncelle, et deux œuvres signées Rachma et Tchaïko. Bien sûr, le lien entre les deux compositions choisies n’est pas un hasard : arguant de l’émouvante marche funèbre qui clôt la première œuvre comme la seconde, on prétendit parfois que le Trio élégiaque n°1 en sol mineur avait été composé par Sergueï Rachmaninov en hommage pré-posthume à Piotr Ilitch Tchaïkovski. Il semble qu’il n’en soit rien, bien que la date de la composition (1892, en quelques jours de janvier) et celle de la mort de Tchaïkovski (1893) soient presque proches.

Ben quoi ? Juste avant un concert, même les dames très chic peuvent rendre hommage à Tchaïkovski en jouant (à) la dame de pique ! Photo : Rozenn Douerin.

Caroline Sageman (piano), David Galoustov (violon) et Maja Bogdanovic (violoncelle) ne plaident pas pour cette hypothèse. Ils prennent l’œuvre pour ce qu’elle est musicalement et non conjoncturellement (œuvre « de jeunesse » ou « de circonstance »). Ils s’attachent donc à faire chanter ses trois forces : sa constante recherche mélodique, son sens aigu d’une continuité discontinue (si, ça veut dire quelque chose, en l’espèce : le trio tient en un seul mouvement, donc continuité, qu’animent des forces contradictoires, donc discontinuité vu que c’est pas toujours la même affaire, mais cohérentes, donc re-continuité – franchement, “continuité discontinue”, c’était pas si mal trouvé, non ?) et son souci de faire chanter les différents timbres des instruments. Chaque musicien brille par ses qualités propres : compacité, nuances et précision pour la pianiste ; pour le violoniste, refus du pathos (élégiaque n’est pas gnangnan), rigueur et insertion humble dans le petit ensemble (par opposition à une posture de supersoliste que l’on subit parfois, même en musique de chambre) ; écoute, justesse et variété des couleurs pour la violoncelliste.

Ce premier « gros morceau » emballant met en appétit pour le Trio en la mineur op. 50 de Piotr Ilitch Tchaïkovski, imposante pièce de 45’ à l’étrange construction (premier mouvement classique, second constitué de douze variations se terminant moriendo). Ses différents développements placent tour à tour chacun des quatre instruments (piano, violon, violoncelle, trio) au centre de l’écriture. Une telle variété, démontrant une palette d’écriture séduisante quoique moins immédiatement bouleversante, peut-être, que la pièce précédente, offre de savourer l’art consommé des interprètes. En conséquence, le spectateur à la fois réjoui et prétentieux a toute occasion de pointer tel ou tel choix qui, dans sa suprême subjectivité, ne le convainquent pas complètement. Ainsi, la volonté de David Galoustov de dessiner sa partie à la pointe sèche fait gagner en netteté et en intériorité ce qu’elle perd en évidence émotionnelle. En clair, c’est à l’auditeur de se laisser gagner par la musique et non par des effets faciles – quitte à ce que le violoniste donne, sporadiquement, par-delà sa virtuosité, une impression de froideur ou de manque de chair responsabilisant, certes, le mélomane, mais pouvant susciter, sur la longueur, un p’tit manque de vibrations intimes. Le piano solide de Caroline Sageman ne souffre, en lui-même, d’aucune contestation. D’autant que les nuances de l’artiste sidèrent par leurs subtilités et leurs capacités à faire chanter distinctement les voix de la partie pianistique. Toutefois, on regrette parfois que le Blüthner de concert sonne de manière plus grêle que ronde et chaleureuse. De plus, l’outrecuidance des critiques n’ayant aucune limite, l’ouverture béante du couvercle, mettant à nu sa tendance métallique, entraîne, d’où nous sommes situés, un problème d’équilibre de son – en clair, piano trop fort ou violoncelle trop avalé par l’acoustique. C’est ce que Diapason pointait tantôt à propos du disque live reprenant le programme du concert, enregistré en 2014 et paru récemment : souci structurel ou coïncidence ?

Le violoncelle de Maja Bogdanovic, bien vivant même s’il a été un peu étouffé par la puissance du piano. Photo : Rozenn Douerin.

On l’aura compris, ces critiques s’appuient sur des points de détail et des goûts personnels ; ils ne remettent en cause ni l’intérêt de ce concert à la fois dense, solennel et pétillant, ni l’engagement de l’interprétation, la cohésion du trio et la personnalité des interprètes (le monolithe Galoustov, la sévérité froncée de Sageman et le sourire perpétuel de Bogdanovic). Fayotage de ma part pour avoir droit à un prochain concert gratuit ? Ben non, j’me méfie tellement de ce risque que j’dis c’que j’pense et puis c’est marre. Bien. En revanche, je ne finirai pas la rédaction de ce souvenir sans mentionner la finesse du programme qui s’achève sur trois bis. Loin de nous offrir une resucée d’une variation brillante ou une pièce lente et douce, les musiciens choisissent de faire tout péter. Caroline Sageman, dont j’imite désormais la grimace renfrognée avec beaucoup de talent, soit dit sans me vanter, oublie ce que son patronyme peut évoquer à l’onamisticien amateur, et s’apprête à faire étalage de sourires, rythmique talonnistique, chant primal et chorégraphie de la jambe droite (tout en jouant fort bien simultanément) ; et la voilà qui entraîne ses comparses dans une galerie d’encores réjouissants. Idéal pour finir d’enflammer l’assistance qui garnit l’auditorium (« on avait plus de 250 réservations, malgré le débat présidentiel ! » s’étonne l’organisatrice) : au swing hongrois succèdent le cancan joué « bien français » et un tango au balancement convivial, suscitant même des p’tits arrangements entre musiciens in vivo. En conclusion, encore une soirée où le talent, le métier et la singularité de jeunes artissses ont su être mis en évidence par un programme intelligent et une organisation aux petits oignons. De quoi donner hâte d’applaudir ici même, le 2 mai, le pianiste Stéphane Blet jouant Mozart et Schumann.