admin


C’était un temps très raisonnable. On mettait les vivants à table et, s’ils avaient le bon relationnel, on faisait jouer leurs symphonies par l’orchestre de l’ORTF. Depuis les années 1970, les décideurs ont changé les destinataires de leurs commandes, et la troisième symphonie de Jean Guillou est restée partition morte. En guise de pied-de-nez, fin 2015, le label Augure, dédié à la pas-morte vedette de Saint-Eustache (contrairement à feus les chefs ici convoqués, l’organiste par excellence était en concert ce 16 septembre à la cathédrale de Toul pour propulser son Offrande musicale), éditait les deux symphonies de son héraut – pour une fois, les deux orthographes sont correctes. Partant, voici quelques aperçus d’un disque disponible ici pour 15 €.
Judith-Symphonie, le monstre qui ouvre le bal, pèse plus de trois quarts-d’heure. Son projet : évoquer le Dieu des juifs et proclamer la menace qui pèsera toujours, selon la légende, sur ceux qui en voudront à l’auto-proclamé « peuple élu ». Tout s’ouvre sur un capharnaüm de 3’33, prélude à la vocalise d’1’50 de Judith (Chrystyna Szostek-Radkowa – la graphie est celle de la création, eût-elle été simplifiée ou dékristianisée par la suite), à peine ponctuée doublement par les timbales. Un commentaire s’étale peu à peu dans l’orchestre avant que la voix ne s’élève derechef, commentée avec énergie par cordes, piano et xylophone. L’énergie orchestrale atteint de nouveaux sommets avant un silence qui matérialise l’abandon divin d’Israël aux mains de ses ennemis puisque surgit le terrible Assur. Quasi tonal, le martèlement qui accompagne la description de cette invasion, ouvrant la voie à une riche harmonisation messiaenique (piste 1, autour de 15’35). La même articulation tétralogique alternant solo de la mezzo – commentaire instrumental – texte – chant accompagné conduit au deuxième mouvement après qu’une fougue cuivrée a été injectée dans les veines orchestrales.
Les sonorités graves et une guitare électrifiée, so seventies, secouent la « décision de Judith de sauver Israël ». La timbale martèle le danger encouru par le pays. La soliste, impressionnante, qui plus est pour un live, doit à la fois dire le texte, le vocaliser, le parler (début du troisième mouvement), le répéter tout en précisant, féministe que « non enom cecidit potens eorum » mais que le Seigneur « tradidit eum in manus feminae, sed Judith » le renversa parce qu’elle était trop bonne de sa partie visagale (« in speciei faciei suae »). La troisième partie, qui confirme la maîtrise précise de Renard Tchaïkowski, s’articule autour de la séduction. En conséquence, elle travaille davantage la résonance comme pour souligner l’envoûtement que suscite le corps de la veuve grâce à un habile strip substituant à ses vêtements de deuil des atours olé-olé (je traduis approximatif). Guitare et trompette annoncent et encadrent le grand moment de séduction fétichiste (« sandalia eius rapuerunt oculos eius ») précédant la décapitation suraiguë.
Le déferlement qui suit, marquant l’arrivée du quatrième mouvement, est plutôt une débandade en forme de marche d’échec. Les juifs sont excités car ils sont « arescentes in siti », d’où l’importance de bien s’hydrater. Cuivres et timbales déferlent pour accompagner le triomphe d’Israël et la louange d’Adonai, dont la puissance serait donc sexy puisque liée à la science en cordonnerie des femmes au joli minois – mais ce n’est pas le lieu de s’amuser du ridicule vétérotestamentaire ou de s’emporter en dénonçant les horreurs et perfidies perpétrées quotidiennement par l’état israélien avec la bénédiction de tous les donneurs de leçons géopolitiques qui, bref. C’est surtout le lieu d’apprécier le sens du tutti, piano et cymbales inclus, qui anime Jean Guillou jusqu’aux faux silences (plage 4, 10’). Le contraste avec le long grave résonnant qui suit est supérieurement narratif. Le couronne la menace finale contre les méchants « insurgenti super genus meum ». C’est sûr que, avec des missiles contre des pierres, c’est plus facile, mais un symphoniste qui chanterait la gloire du peuple palestinien opprimé plutôt que celle d’un peuple qui a réussi aurait sans doute moins de succès. Faute, sans doute, d’avoir obtenu l’autorisation de l’Ina de retoucher les fichiers, l’éditeur conclut cette symphonie par 1’10 d’applauses – si notre hypothèse est bonne, c’est la preuve que, avec ou sans le dégueulasse immondice qu’est la spécialiste familiale du taxi, cette officine étatique est stupide et gérée en dépit du bon sens, tant le decrescendo superbe et prenant qui conclut cette symphonie avec une force formidable aurait gagné, au disque, à être libéré de la gangue du réel.
En conclusion, cette œuvre ambitieuse est certes parfois datée (ha ! la guitare électrique dans les orchestres des années 1970 !) ; toutefois, son discours est surtout évocateur, supérieurement orchestré et très diégétique (au sens où il se passe des choses) : l’inverse du film muet – pas l’image, le son, de très bonne qualité et bien mis en valeur par un livret qui « donne les paroles ».

Chrystyna Szostek-Radkowa et Jean Guillou. Source : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/24/Krystyna_Szostek-Radkowa_i_Jean_Guillou_Judith_Symphony.jpg.

La seconde symphonie, d’une grosse vingtaine de minutes, est présentée par le compositeur comme un monodrame, concept popularisé en musique classique sous l’égide de l’Erwartung d’Arnold Schönberg. Le monodrame est une narration théâtrale qui n’exprime qu’un point de vue (Erwartung est un monologue). En l’espèce, sera présenté le seul point de vue des cordes, et l’on sent cette tension entre l’énergie permanente du drame et l’oscillation stimulante entre unissons remarquablement concoctés sous l’égide d’André Girard et clusters hypnotisants.
Un éclair parcourant l’ensemble du spectre sonore zèbre le début du Con fuoco liminaire. Puis les plans sonores distinguent le suraigu et le chant de l’alto. Un motif écartelé parcourt les solistes avant qu’un même unisson ne prélude à l’entrée des violoncelles et contrebasses. Le titre du mouvement l’annonçait : pas de mélodie, on n’y voit que du feu. L’orchestre de chambre rend avec force l’opposition
entre le motif pentatonique, les moments de fureur et les unissons colériques. Les archets disparaissent alors pour que surgissent, dégingandés, des palanquées de pizz. À la sournoise, les archets reviennent à l’approche du Très lent ouvert par les sons très graves des contrebasses.
Souvent en duo, le mouvement oppose aux zigzags des cordes abyssales une ligne discontinue chantée tout uniment dans les médiums et aigus. De rares clusters ponctuent cet unanimisme. Puis l’opposition entre ces deux pôles (clusters et unissons) s’accentue autour de longues tenues. Des pizz bruyants animent le sourd combat qui se déroule, derechef arbitré par les archets en fin de bal. Le retour du Tempo primo scinde aussi les acteurs aigus entre notes ultra rapides et motif brisé. Un envol général (piste 7, vers 1’) enflamme le discours, s’interrompt, renaît, retrouve les contrebasses qui grondent vivacissimo avec le chœur. Un nouvel unisson ouvre chemin – même moi, cette formulation m’irrite, mais je la laisse quand même, ben, je sais pas, peut-être parce que, mais ce n’est qu’une supputation – au dernier mouvement, Très lent comme le deuxième, entre aigus à l’unisson et contrebasse en pizz. Le procédé, opiniâtre, persiste pendant deux longues minutes, comme s’il couvait un feu indéterminé, dont seules les fumerolles demeurent quand les ultragraves des contrebasses l’emportent coll’arco. Le tout se conclut par des applauses qui gâchent une fois de plus ce fade out majestueux quasi wagnérien, mais on imagine qu’Augure n’a pas géré non plus ces pistes à sa guise – et puis, soyons sincères, l’on aurait itou applaudi cette pièce profonde et puissante.

Jean Guillou lors de la création de sa première symphonie. Source : http://classik.forumactif.com/t4199-jean-guillou.

En conclusion, ces deux symphonies, associant accessibilité du discours et complexité de la composition, laissent un sentiment ambigu : regret que l’organiste ait, par la suite, été renvoyé à son travail d’organiste-compositeur-pour-orgue, et curiosité de continuer, via l’orgue, l’exploration de cet univers sonore, ambitieux à défaut d’être mélodique, plus intrigant que plaisant – ce qui, sur la durée d’un disque, est loin d’être un vice –, intéressant par son énergique rugosité plutôt que chou tout plein grâce à la bienveillance de ses soieries moirées. Donc rendez-vous pour, bientôt, de nouvelles découvertes dans le décidément passionnant catalogue guilloutique d’Augure.