Eugen Indjic, Chopin : Sonates 2 et 3, Dux

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Pourquoi enregistrer des sonates de Chopin aujourd’hui ? Eugen Indjic, dont le compositeur est peut-être LA grande spécialité au disque, ne répond pas à cette question dans le livret qui accompagne son nouvel enregistrement pour Dux. Pour les incultes de notre acabit, stipulons-le : l’homme, que nous allons chroniquer irrégulièrement sur cette colonne, est bardé de grands prix décrochés aux concours Chopin, Leeds et Rubinstein au début des années 1970 ; il a joué le Premier concerto de Liszt avec l’Orchestre national symphonique de Washington à treize ans, été ami avec Arthur Rubinstein et Alexandre Tansman, glorifié par feue la voleuse en couple Joyce Hatto et loué par des zozos de l’acabit d’un Vladimir Jankélévitch. Autant dire que, à soixante-dix ans, il n’a, hélas, à se justifier d’une telle entreprise que par la musique, à l’occasion de son enregistrement des Deuxième et troisième sonates de Frédéric Chopin, agrémentées du Treizième nocturne en guise d’interlude.

1.
Deuxième sonate en si bémol mineur

L’opus 35 (23’) se déploie sur un mouvement tiraillé par les moments posés (Grave initial) et les passages vifs (Doppio movimiento proche), le binaire et le ternaire, le bariolage et les accords répétés. L’interprète trace sa voie entre la radicalité furieuse d’un Ivo Pogorelich et l’élégance esthétisée d’une Martha Argerich. En clair, il tâche de rendre avec liberté les différentes phases du discours sans laisser les vagues successives déborder la digue du bon goût. La tempête qu’il déchaîne est contrôlée. L’auditeur éprouve le plaisir de contempler l’orage en sécurité, sur son canapé, par la baie double-vitrée – ou la double baie vitrée, ça marche presque aussi – lui offrant une vue dégagée sur les fureurs haletantes de la nature que hachent des moments de répit où Éole gonfle ses poumons. Même le passage en majeur qui précède le scherzo ondule sous les intempéries rageuses ; et le vent hurle avec délectation dans les accords répétés ou suivis qui secouent le deuxième mouvement en mi bémol mineur (six bémols, plus les doubles – quand on aime, on ne compte presque pas).
Le temps de contempler les dégâts causés par ce déferlement, et le grondement reprend avant de s’épuiser, direction le mégahit, celui qui a transformé Frédéric Chopin en Cradle of Filth des mélomanes dépressifs : la « Marche funèbre » en ABA. Eugen Indjic en propose une interprétation à la fois clinique et personnelle, puisque des accents cassent sporadiquement la régularité du glas connu. La lente déploration est l’occasion d’apprécier à la fois l’élégance d’un pianiste qui, tout en maîtrisant le monstre (qualité du legato, efficacité des nuances, sens de la pédale), s’applique à restituer l’atmosphère pesante sans chercher à l’agrémenter de facéties hors de propos. L’étrange Finale à l’unisson est l’occasion de laisser gronder une dernière fois le piano avant le pouët final, signant une version puissante et libérée des paillettes que l’on trouve parfois, hélas, comme pour stabyloter une virtuosité pourtant consubstantielle de ce genre de partition.

2.
Treizième nocturne

On aborde donc avec gourmandise l’interlude proposé, en l’espèce l’opus 48 n°1 (6’). Pris sur un tempo paisible, ce célèbre morceau en ABA convient à l’option ici choisie par Eugen Indjic : on ne joue pas Chopin pour faire le malin mais pour jouer joliment de la belle musique. Se faufile ainsi aux oreilles le souci d’unité sonore entre les graves et les notes supérieures, avec le remplissage du médium pour la partie majeure. La légèreté des accords de la troisième partie dessine à la fois une technique confondante et une vraie ligne interprétative privilégiant le texte sans gommer son potentiel de virulence par des accents évitant l’écueil de la mignonnerie. Nocturne, oui ; tube, OK ; mais gnangnan, nan, nan.

Autour du disque Dux, minicolloque impromptu sur “Pourquoi enregistrer Chopin aujourd’hui ? Prolégomènes à toute musicologie prospective qui se voudra considérer comme une science, l’expérience Eugen Indjic”. Photo (détail) : Bertrand Ferrier.

3.
Troisième sonate en si mineur

L’opus 58 (24’) offre un changement d’atmosphère fort appréciable. L’Allegro maestoso qui lance la fête s’ouvre avec une sérénité nécessaire pour faire apprécier le virus de l’inquiétude qui contamine très vite la partition. En effet, les modulations s’accélèrent, puis des doubles croches rayent le clavier, ruant dans des contretemps qui peinent à se stabiliser. Après l’oscillation dynamique du premier épisode, la partie apaisée qui suit est bien rendue par la sérénité du pianiste. Elle permet de donner à entendre la contradiction entre une mélodie posée et un accompagnement hésitant (sautes d’octaves, triolets, doubles croches à gauche contre triolets de croches à droite, 5 pour 6, trilles, quarts de soupir…). Eugen Indjic excelle à rendre musical ce qui pourrait n’être qu’une rhapsodie d’atmosphères variées. La cohérence du son, rendant inutile la reprise, offre densité et lisibilité à l’histoire que racontent les notes. En ce sens, l’arrivée en B n’est pas une nouvelle mutation mais l’aboutissement provisoire d’une tension que le pianiste a paru contenir et qui aboutit, de la sorte, à une résolution logique par-delà les événements qui auront marqué ce mouvement. Le scherzo « molto vivace » qui suit suit (pfff) la forme ABA chère à Chopin. Il s’ouvre, en Eb, dans une déferlante de notes débitées avec une régularité sans faille. Cette mécanique de précision valorise la fin brillante sur un Eb, donc un D#. La note est un pivot. Elle permet d’ouvrir un passage plus posé en B. On apprécie que la mélodie s’y mêle au dit (re-pfff) de l’accompagnement, id est que les notes supérieures ne soient pas seules audibles face à un tapis sonore. Ici, le lead est juste un peu plus intense que l’orchestre, et cela enrichit un sage passage (re-re-pfff) parfois rendu anodin par d’autres interprètes, parce que moins vigoureux que les autres moments. L’auditeur doit faire l’effort pour se guider entre deux explosions de croches… jusqu’à la modulation un brin tirée par la barbichette permettant le retour du Eb virtuose, brillamment enlevé par le pianiste.
Le Largo consécutif, toujours en forme ABA, s’enchaîne en B via le truchement du Eb/D#. Il s’agit, cette fois, de rendre l’opposition entre un tempo lent et un balancement articulé autour des triples croches, puis des doubles à la main gauche et des effets proposés à la main droite (triolets de doubles, appoggiatures, nombreux changements d’intensité, etc.). L’arrivée du rythme ternaire annonce la modulation en E, cette fois articulée autour du B. On apprécie alors la grande délicatesse avec laquelle est joué ce passage, sans débitage mécanique ni abus de rubato. À la sobriété de l’écriture répond la juste modestie de l’interprète, qui n’est certainement pas mollesse – comme l’indiquent l’impressionnante clarté du discours et la précision des crescendi / decrescendi – mais capacité à orienter l’oreille pour donner sens au son – la magnifique modulation vers le B (piste 8, autour de 6’) l’illustre, et se laisse secouer, avec la musculature requise, par le surgissement du fa dièse, lien avec le Bm liminaire conduisant au Finale. De la sorte, s’imposent deux qualités rendant cet enregistrement précieux : la capacité à associer tonicité, sans laquelle la technique n’est rien qu’une sale manie de mièvre m’as-tu-vu, et douceur – cette dernière caractéristique est obligatoire pour les croches du 6/8 conclusif. Ici, tout y est : le vertige du presto, même si officiellement pas tanto, l’émotion des nuances renforçant les ondulations du clavier, la précision des synchronicités, la qualité des décalages triolet / quatre croches, la rugosité des doigts amenant la modulation en Eb, la plus secouante, puis en D et Bm, et enfin la résolution en B. Comme que disent les musicologues, je crois, “ça joue”.

Bon, j’ai trouvé la set-list qu’en polonais, alors voilà, quoi.

Du coup, pourquoi enregistrer Chopin aujourd’hui ? Peut-être, grâce à Zbigniew Kusiak à la prise de son et à Szymon Janoswki pour l’accord du piano, afin d’incarner ce paradoxe qu’il représente, dans l’histoire du piano, entre sensibilité exacerbée et énergie inventive, entre délicatesse intériorisée et virtuosité extravertie, entre musicalité subtile et force qui, l’air de rien, emporte tout sur son passage. Si telle est votre vision de Chopin, ni bûcheron enfoui sous les pétales de roses ni virtuose gnangnan cherchant à compenser ses larmoiements par des excès de triples croches, Eugen Indjic is, clearly, your man, et ce disque fut gravé pour vous.