Jennifer Young & Nozomi Misawa, “Japonisme”, Église américaine de Paris, 21 octobre 2018

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Jennifer Young. Photo : Bertrand Ferrier.

Après une tournée parisienne or somethin’, le duo emmené par Jennifer Young vient secouer l’Église américaine de Paris, où l’on subit hélas, en dépit d’un décor apaisant, la saleté d’autres spectateurs – inconvénient d’aller au concert d’une presque-amie : se contenir pour ne pas faire de scandale – incluant : bracelets glinneglinnegant, portables prenant photo avec flash, sacs à main à zip ouverts et fermés sans cesse, programmes A3 pliés dans tous les sens, grattage de pantalon, etc. Abstractons, ou tentons.
Pour s’inscrire dans le projet de l’année du Japon, le récital s’ouvre sur… Claude Debussy, version Banville et Verlaine pour commencer. Dans l’acoustique généreuse de l’église, la voix prend le temps de dévoiler son potentiel. C’est au piano qu’elle laisse d’abord la gloire de “rêver aux amours défunts” (sic). Nozomi Misawa assume son rôle en proposant un accompagnement cristallin, en dépit de quelques dérapages de doigt – privilège du live que de critiquer la faillibilité des virtuoses, faut bien se venger de notre absence de talent, non mais. Le “Clair de lune” offre à Jennifer Young l’occasion de faire “sangloter d’extase les jets d’eau”. On apprécie sa capacité, fort subtile, à laisser le son profiter d’une acoustique moins adaptée à la précision du dit qu’à la valorisation du chanté. Deux mélodies pour piano seul concluent la période debussyste du concert : une “Fille aux cheveux de lin” abordée sans chichi sinon sans p’tit défaut, et la plus japonisante des quatre pièces, la deuxième Image, “Et la Lune descend sur le temple qui fut”, où l’instrumentiste donne la pleine dimension de son art : Nozomi Misawa excelle à rendre lisibles les différentes strates harmoniques et à créer une atmosphère – qualités redoutables à acquérir mais indispensables dans semblable répertoire.
Les brefs “Three Hokku” de Mary Howe (1882-1964) sur des poèmes d’Amy Lowell, se faufilent ensuite. Ces miniatures peu connues, avec un “u” mais pas que, proposent une musique où la sobriété apparente n’est jamais dissociée d’un patent souci de beauté… sans pour autant omettre de solliciter la soprano : ainsi, au travail sur les aigus du deuxième épisode cherchant à “être digne” des “faint and fragile petals” que mime l’accompagnement en fade out, succède un troisième volet sollicitant le souffle de la cantatrice essayant de voir à travers “a cloud of lilies”. Une belle découverte interprétée par une chanteuse en feu et une pianiste à son affaire.

Nozomi Misawa et presque Susumu Yoshida. Photo : Bertrand Ferrier.

S’ensuivaient, sur un poème de Kyoshi Takahama, les Katchô-Huei de Susumu Yoshida, Japonais résidant à Paris et présent au concert (“we have to do a great work”, se morigénait donc la toujours gentille Jennifer avant sa prestation). Avouons que cette tétralogie nous a consterné. La première pièce propose un accompagnement minimaliste sur une ligne vocale articulée entre le grave initial et des aigus joliment enlevés très doucement. La deuxième partie demande à la soprano de chanter dans le piano, si, pendant que la pianiste tient la pédale de sustain. Après quoi, l’accompagnatrice déclenche un orage dans les graves, ce qui est efficace, dont on attend qu’il s’atteigne pendant plusieurs minutes, ce qui est way too long. Le troisième numéro, annonçant une étoile filante, propose des suraigus sur un accompagnement monodique forcément très aigu. Le quatrième tome, s’ouvre et se conclut sur un accompagnement en cordes de piano grattées façon harpe, avec re-long silence à la fin. On ne nie pas le travail des interprètes, mais le résultat nous convainc si peu que la tétralogie nous paraît tutoyer quelque chose d’assez proche du foutage de goule – ou, mais est-ce préférable, du risiblement ridicule, et vice et versa.
Heureusement, Nozomi Misawa propose, partition sous les yeux, la Litany de Toru Takemitsu (1930-1996), auréolée de son storytelling – partition égarée, réécrite trente ans plus tard. C’est tout à fait délicieux, et idéal pour la pianiste : cet étrange mélange entre Debussy, Messiaen et, alors que ça n’a rien à voir mais j’écris ce qu’est-ce que je pense, Scriabine, dessine un paysage musical palpitant et multiple. Le rendu pianistique fait merveille de tout matériau. Les sons, les silences, les différenciations des voix dans les accords, la continuité du discours en dépit du palimpseste compositionnel, tout est rendu avec finesse. Sans doute l’absence de “par cœur”, contraire à la tradition que de grands artistes combattent, laisse-t-il imaginer que la même pièce, intériorisée, serait encore plus prenante – laisser une part au fantasme des auditeurs les plus snobs est sans doute aussi une grâce.

Vitraux de l’église américaine (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

Le programme s’achève sur cinq pièces de Charles Griffes (1884-1920) que Jennifer s’empresse de préempter en rappelant que Charles Claws est bien américain, son patronyme se prononçant Gris-Fesses. C’est encore une très belle découverte. Peut-être, sur cet échantillon, n’est-on pas aussi happé que nous l’eussions été par un florilège de l’Australien Percy Grainger (1882-1961), il est vrai doté de quatre décennies de créativité supplémentaires, mais la qualité du traitement de la voix et le soin apporté à l’écriture de l’accompagnement sont passionnants. Par-delà l’utilisation de la quinte nipponisante, le “Paysage” inspiré par Fujiwara no Teika, mort octogénaire au treizième siècle, ce qui est sans doute une hénaurme performance, est servi par le talent d’une pianiste au service du texte et par la droiture d’une soprano refusant de chanter de façon opératique, ce dont elle est très capable mais qui ne rendrait point justice à “l’air solitaire de l’automne” qu’elle respire et expire pour son public. Les cinq pièces donnent l’occasion aux artistes de valoriser tant leur talent propre (l’expressivité et les aigus de Jennifer quand elle s’emballe sont à la hauteur de la modestie pourtant étincelante de sa comparse) et leur complicité.
Un petit bis autour d’une mélodie traditionnelle japonaise traitée “à l’occidentale” par feu un compositeur japonais malchanceux, et le tour est joué : un récital original, personnel, habité, agrémenté par un programme précis et précieux en dépit de la nuisance sonore qu’il offre aux pauvres putes qui jouent les enthousiastes aux applauses alors qu’elles ont donné à entendre à quel point, pendant une heure, elles se sont fait chier sa mère. Bref, la soixantaine de personnes venue repart des étincelles dans les yeux pour des tas de raisons. Par exemple : parce que la musique fut ou belle ou contestable – ce qui est chouette ; parce que l’interprétation fut habitée ; parce que chacune des artistes joua son rôle (l’Américaine étant spontanée et authentique comme le veut le cliché, la Japonaise étant modeste et discrète comme l’exige un autre topos) ; et surtout parce que, dans un cadre de luxe, ce concert à entrée libre, soulignons-le, était un très joyeux moment de musique, d’intelligence et de rencontre culturelle. Ajoutez-y la correction du jeune agent de sécurité, aussi inutile que souriant, non, quand même plus inutile mais on voit l’idée, et la pudeur du quêteur gardant les yeux très droits pour ne pas voir la couleur du billet que tu déposes en courant avant de retourner au travail : excellente fin d’après-midi dominicale.
Pour les gourmands, prochain concert le dimanche 28 octobre, à 17 h (compter 1 h 15) : Philip James Glenister, ténor, et Laurana Mitchelmore, pianiste, interprètent Schumann, Fauré et Finzi. Finissons sur la mélodie japonaise qui fit le bis, et que Jennifer conseille d’écouter dans la version de Thelonious. Dont acte.