Hector Berlioz, Roméo et Juliette, Philharmonie de Paris, 12 mars 2019

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Alain Altinoglu. Photo : Rozenn Douerin ou Bertrand Ferrier.

Être honnête oblige parfois à de curieuses déclarations. Par exemple : je sais pas ce qu’est-ce que c’est, ce Roméo et Juliette que j’allai voir tantôt à la Philharmonie. Disons une symphonie avec des chœurs et trois solistes, deux jouant les récitants, l’autre incarnant un personnage. Comme l’indique, en substance donc avec beaucoup plus d’élégance, l’intéressante notice d’Angèle Leroy – une disciple d’Isabelle Rouard, musicologue très connue des philharmonistophiles – que la Philharmonie republie ce soir, Hector Berlioz avait conscience de la bâtardise de son propos et semblait se réjouir d’esquisser une œuvre mêlant, en gros, symphonie et oratorio.
Quelque métissée que soit la composition, elle affiche un propos narratif. Y a une grosse teuf. À la fin, Roméo déclare son kif à Juliette, qui le kiffe aussi alors (ou, la coquine, parce) qu’ils sont de deux clans opposés. Petit intermède autour d’une reine féérique. Puis retour aux choses graves sérieuses ! Roméo croit que Juliette est morte, il se tue. Quand Juliette se réveille, elle voit Roméo mort, elle se re-tue, pour de bon, cette fois. Frère Laurent, cet abruti, annonce aux gens que c’est lui, l’endormisseur de Juliette et donc la cause de la mort des deux lovers. Les gens étant des cons, pas tous autant que moi mais quand même souvent plus, ils comprennent que, puisqu’un homme de Dieu – comme Barbarin ou Pell – le dit, la haine, c’est méchant ; et tous font serment de ne se plus haïr.
Le résultat, articulé en trois grandes sections (la fête, l’amour, la mort), est l’occasion d’associer :

  • un gros orchestre (le national de Lyon, qui donnait la pièce à domicile trois soirs en amont),
  • un chœur mixte (Spirito, une invention de Nicole Corti professant vaste répertoire et « attention particulière à la jeunesse ainsi qu’aux personnes contraintes par des situations difficiles »),
  • trois solistes aux rôles fort brefs donc d’autant plus exposés, et
  • un chef qui a bien plus d’une centaine de zozos sous sa baguette.

Nora Gubisch. Photo : Rozenn Douerin ou Bertrand Ferrier.

D’emblée, l’énergie, le souci des contrastes, la gourmandise de la puissance et le désir de nuancer saisissent l’auditeur. Je craignais d’être trop près, au troisième rang entre centre et jardin, mais le son, ici, contrairement aux évidences, est excellent… même s’il se mâtine des efforts audibles d’un chef investi par sa mission. La première intervention du chœur témoigne d’une justesse soignée. Nora Gubisch, notre chouchoute, en profite pour faufiler sa voix associant trois qualités : la puissance requise pour remplir le vaisseau et dialoguer avec la masse orchestrale ; un effort patent de prononciation ; et une inclination pour l’incarnation toute musicale, qu’illustrent un jeu audacieux avec la résonance, un jeu de nuances qui évite la surdramatisation perpétuelle en dépit d’un texte souvent consternant, et une science du dialogue avec orchestre et chœur sur laquelle veille Alain Altinoglu.
Yann Beuron, lui aussi, fait démonstration de son potentiel, ici utilisé avec parcimonie par le compositeur. La voix est sûre, solide ; la présence n’est pas contestable ; et l’attention aux mots reste constante, y compris quand la prosodie s’excite. Des pianissimi aux fortissimi, l’orchestre déploie ses ailes dans des miroitements différents. Le chef veille à éviter qu’apaisement orchestral et léthargie se synonymisent, d’autant que ça ne voudrait rien dire. Il déplie d’amples possibles sonores que nourrissent solistes et ensembles ; son métier lui permet, peu à peu, de trouver un souffle qui laisse respirer l’orchestre et, aux intersections, de gérer les toux des Parisiens, le reste du temps étonnamment silencieux autour de nous malgré ces cent minutes sans entracte – on en déduit que, eux aussi ont été happés par ce show grandiose et immobile.

David Soar et Yann Beuron. Photo : Rozenn Douerin ou Bertrand Ferrier.

L’écriture orchestrale, essentielle dans cette pièce qui reste, fondamentalement, une symphonie, trouve ainsi des interprètes à la hauteur de son exigence. Le long moment sans voix valorise le retour des chœurs à l’unisson pour accompagner la vierge jusqu’au tombeau. Les instrumentistes ne se relâchent point pour autant – quel pianissimo osé par le clarinettiste soliste du soir ! L’on doit néanmoins être moins enthousiaste à l’encontre de David Soar, frère Laurent de la production. Engagé pour pallier le forfait de Peter Rose, il a déjà chanté la pièce avec l’orchestre de la BBC.
De fait, la musique est sue, la voix est fort adaptée et idéalement maîtrisée – c’est quand même l’essentiel. Toutefois, le monolithe qu’il met en scène peut ne pas paraître rendre raison de l’ambiguïté de Frère Laurent ; et, surtout, en dépit d’efforts notoires, son français est, disons, aléatoire. Les « é » (« Oubliez vos propres fureurs », « mariés », « amit »…), les « r » (« gloire »), les « o » (« Vérone »), les liaisons (« qui voit zzzau fond de l’âme ») font sursauter en rafale. C’est dommage, car le chant est sérieux, le chœur y répond en tâchant de jouer sa partie en dépit d’un texte souvent stupide (à la hauteur de l’auteur, ha-ha de la « grande fête chez les Capulet », avec des passages du type : « Belles Véronèses / sous les grands mélèzes / lalalala », Seigneur), et le chef, rayonnant comme à son accoutumée, suit tout cela aux petits oignons.

Avant la bataille. Photo : Rozenn Douerin.

En dépit de ces errements phonétiques, l’avis général que nous pouvons porter, en écho à l’enthousiasme manifesté par une Philharmonie comble, est donc très applauditif, d’autant que l’ennui est impossible, ce soir, avec effectifs colossaux, écriture colorée, musicalité recherchée et variations d’atmosphère garanties. Un gros travail, un beau moment.