Les grands entretiens – La saga Orlando Bass, épisode 4

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Photo : Bertrand Ferrier

Entretien avec Orlando Bass : la saga
Épisode 4 – Pourquoi aimez-vous
les inconnus, Orlando ?

Le jeune pianiste-compositeur Orlando Bass nous emmène dans les dédales des convictions d’un musicien, en les confrontant à son histoire et à la part d’artisanat qui sous-tend son art. Dans cet épisode, il approfondit pour nous ce que signifie, ce qu’apporte et ce qu’entraîne le fait de tant aimer la musique oubliée aujourd’hui ou de temps, cette musique souvent crainte car, jouer un compositeur “mineur”, n’est-ce pas risquer de devenir un interprète “mineur” ?

Dès le début de nos entretiens, tu as revendiqué ton intérêt pour les répertoires méconnus et, plus singulier encore, ton intérêt pour la déclinaison de « genres » tels que les nocturnes, les sonates en un mouvement, ou les diptyques fugués auxquels est dédié ton premier album en solo. Pourquoi ce focus sur des compositeurs délaissés : pour réparer une injustice de l’Histoire musicale, pour profiter de ton indépendance (tant qu’à ne pas être un artiste de major, contraint de se concentrer sur les marques musicales susceptibles de ring a bell à un maximum de chalands, autant jouer la liberté à fond), pour prouver que “c’est bien même si c’est pas connu” (sous-entendu : comme ta musique), autre, NSP ? En clair, qu’est-ce qui motive cette attitude extravagante – même si d’autres, de Dominique Merlet à Laurent Martin, se sont spécialisés dans le piano méconnu – qui fait que, un jour, un artiste se dit : « Je vais m’intéresser à ce qui n’intéresse personne » ?
Je penche plutôt pour ta première hypothèse : je n’aime pas l’idée que l’Histoire, pour des raisons multiples, décide pour moi quel bout de répertoire mérite d’être retenu.

Pourquoi ?
Parce que les raisons ne sont pas forcément bonnes. Quand on joue des chefs-d’œuvre réellement magnifiques, il est toujours sain de se demander s’il n’existe pas d’autres pièces magiques voire absolument monumentales qui seraient oubliées et mériteraient d’être offertes à nouveau aux oreilles des mélomanes. En tant qu’interprète, on a une responsabilité. En effet, les enregistrer peut engager un cycle vertueux en incitant d’autres pianistes à proposer de nouvelles lectures.



« Le répertoire du récital me paraît fictif »

Sera-ce pas aussi une façon de briser la monotonie des programmes de concert ?
Bien sûr ! Quelle frustration peut susciter l’impression de copié-collé que donnent les programmes de concert ! Impossible d’y dénombrer la quantité de ballades de Chopin – que j’adore –, les pièces virtuoses de Liszt, si saisissantes soient-elles, les Kreisleriana ou les sonates de Beethoven, quelque géniales que soient les plus grandes… On a entendu cela tellement de fois ! La meilleure manière de les réécouter, de leur redonner du pimpant, c’est de les entendre avec, en parallèle, une autre œuvre, par exemple celle d’un compositeur de la même époque, ou qui a vécu dans la même ville qu’un Beethoven, qu’un Schubert, qu’un Schumann, et qui propose une musique à la fois complètement différente et non moins passionnante… quoique oubliée. C’est cette éthique et cette attitude qui guident mon inclination vers le répertoire peu connu : ce n’est pas le connu qui aide à redécouvrir le peu connu, c’est le peu connu qui aide à redécouvrir le connu.

Voilà pour le credo. Passons au concret : que te demande-t-on quand on sollicite un récital ?
La plupart du temps, on exige en premier lieu du Chopin, du Liszt, du Beethoven, des monstres de ce type. Et pourquoi pas ? À moi, dans l’interstice de ces exigences, de me débattre un p’tit peu pour pouvoir varier un peu… même si c’est un peu égoïste.

Diable ! À quel titre cela est-il égoïste ?
Mon combat pour la musique peu connue, je ne le mène pas que pour le public : je le mène aussi vis-à-vis de moi-même. Aussi belles et riches que soient les partitions « obligées », c’est frustrant de s’attaquer encore aux mêmes mastodontes que tant de pianistes ont déjà dégrossis, relus, réinterprétés, figés dans des traditions d’interprétation, révolutionnés en les refigeant dans d’autres traditions, etc. Le résultat me donne l’impression d’un monde un peu fictif à force de se concentrer sur un répertoire brillant mais limité.

Est-ce que tu ne décris pas à demi-mot une barrière entre les interprètes stars qui envoient du lourd, et les musiciens indépendants qui peuvent jouer les gros machins mais osent explorer, défricher, se risquer dans des territoires moins fréquentés ?
Pas du tout ! Je ne vois pas pourquoi les vedettes devraient être les seuls à jouer la musique la plus connue, et les interprètes moins connus se réserver les œuvres obscures.

Reconnais que rares sont les vedettes à fréquenter les partitions délaissées.
Y en a ! Pense à Hillary Hahn, qui a créé un nombre impressionnant de créations. Pense à Anne-Sophie Mutter…

Mon Dieu, quelle double mauvaise foi ! D’une part, ce sont des violonistes ; d’autre part, c’est une logique différente, créer une œuvre et ressortir une partition inconnue…
D’accord, alors parlons de Marc-André Hamelin, dont le répertoire est d’une richesse monumentale.

… mais qui enregistre peu d’œuvres anciennes méconnues…
Peut-être.

« Je travaille juste à dégrossir les clivages »

 Au fond, n’y a-t-il pas deux marchés : celui du lourd (comme quand une star enregistre la Hammerklavier pour DG) et celui des « indés » (tel Katsaris enregistrant et jouant Mikis Theodorakis)  dichotomie dont tu essayes d’esquisser une synthèse dans tes récitals ?
Un petit peu. Cependant, je ne parlerais pas de synthèse, je préfère penser que je travaille à dégrossir ce clivage apparent. Car, en réalité, l’opposition que tu pointes ne se fonde que sur la frilosité des grands programmateurs. L’exemple des promenades de Henry Wood, dont je te parlais, devrait les inspirer ! Il a fondé un des plus grands festivals, aujourd’hui beaucoup plus que séculaire ; or, ce festival était tourné, en partie, vers le plaisir donc la curiosité, la découverte et le renouvellement – la vie, en somme – tant du public que du répertoire…

On peut imaginer la réponse à ton objection : cette attitude était viable il y a 150 ans, plus du tout aujourd’hui.
Peut-être. Mais la volonté de découverte a duré longtemps, aux Proms. Honnêtement, je crois que c’est compliqué. Il ne peut pas y avoir une seule réponse à cette question. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est une question ou une crainte.

Tu as peur d’une uniformisation de la musique ?
De sa fossilisation, plutôt. Fossilisation paradoxale : des festivals comme Komm, Bach!, que tu programmes, mais aussi de très nombreuses autres manifestations, travaillent à faire vivre la musique, à lui redonner souffle.

Poussons l’angoisse plus loin. On a l’impression que se liguent deux angoisses : celle, financière, arguant que les gens ne viendraient pas écouter un récital Roger-Ducasse ; et celle, de l’autre côté, de ceux qui craignent que la musique qu’ils ne connaissent pas, si elle n’est pas connue, c’est-à-dire s’ils ne la connaissent pas, c’est qu’elle est ou moins bien ou carrément inaudible ? Comment envisages-tu cette seconde perspective pour toi qui goûtes autant la musique du seizième siècle que celle de Galina Oustvolskaya ?
C’est une fausse opposition ! Musique ancienne et musique contemporaine ont des liens…



« Il faut fourbir nos armes
pour ne pas atrophier nos inclinations »

Bien sûr, beaucoup ont essayé de le démontrer. Pour les organistes, confrérie à laquelle tu as appartenu, l’exemple de Jean-Christophe Revel entremêlant, sous le titre Passions – bien avant le président dont la femme a rétréci pour Paris-Match –, créations et « antiquités » reste un exemple. Il n’en reste pas moins que certains auditeurs peuvent être sincèrement froids devant telle ou telle esthétique…
Le problème, ce n’est pas de ne pas comprendre la musique que l’on écoute, c’est de ne pas l’apprécier voire de ne pas s’autoriser à l’apprécier. Tu vois, il y a quelques jours, j’ai donné un concert pédagogique violon-piano pour des gamins de cinq-six ans. On a joué les Mythes de Szymanowski. Ce n’est pas une musique facile, ni à comprendre, ni à écouter. Eh bien, les gamins étaient scotchés, parce que c’est plein de sons divers et variés, parce que c’est très lyrique, etc. On a joué aussi un bout de la Septième sonate de Beethoven : énorme succès, notamment grâce au rythme qui soutient l’attention. Et on a joué un bout de la Sonate de Debussy pour violon et piano – et, là, impossible de tenir les gamins. Ils étaient complètement à côté de la plaque. C’est sans doute une question de circonstance : on avait placé Debussy en fin de programme, et leur concentration était épuisée.

Quel bilan en tires-tu ?
À force de s’entendre rabâcher que « la musique classique, c’est complexe, réflexif, réservé aux intellos », on oublie que l’essentiel, c’est de raconter une histoire et de créer une atmosphère. Peu importe le langage, peu importe l’esthétique. Le préjugé empêche d’écouter aussi bien la musique contemporaine que la musique de la Renaissance. L’ouverture d’esprit et un effort actif pour la maintenir sont nos seules armes pour ne pas atrophier nos inclinations. Et pas qu’à cause de nous : aussi à cause du contexte social qui nous entoure.

Tu insinues que, si le public n’aime pas une musique, ce n’est ni de sa faute, ni de celle du compositeur ?
Disons que les habitudes et le contexte social qui tend à intellectualiser le contexte de la musique classique jouent.

« Je me méfie des impuissants du contrepoint »

Cela dit, la musique est intellectuelle, et je ne vois pas en quoi cela serait nuisible. Même toi, tu dois avoir du mal à dire le contraire, toi qui, après de hautes études en science, as déclaré être « obsédé par le contrepoint et la fugue », au point de juger que ces outils compositionnels te sont « naturels ». C’est ça, un compositeur contemporain ? ou ne seront-ce que les séquelles de ta formation au CNSM ?
J’ai clairement été impacté par cette formation, évidemment ; mais elle n’est pas la raison principale de mon penchant. Un Ligeti, un Berio, un Stockhausen ont écrit des pièces contrapuntiques – des fugues, des contrepoints renversables, etc. Même si ce n’est pas forcément ce qui, d’emblée, saute aux oreilles quand on entend leurs pièces, ces compositeurs étaient capables de gérer la superposition de plans simultanés. Les compositeurs d’aujourd’hui qui imitent l’esthétique sans la méthode et la construction que ces grands artistes ont maîtrisées pour obtenir cette esthétique sont des impuissants du contrepoint. Or, davantage que l’harmonie, qui n’en est qu’une résultante tardivement formalisée, le contrepoint est la spécificité de la musique occidentale à toute époque depuis le moment où l’on a commencé à ajouter une voix à une hymne grégorienne. C’est le contrepoint qui a permis à la musique de se développer de manière aussi fulgurante dans tellement de directions différentes. Par conséquent, se contenter d’imiter le résultat du contrepoint poussé à l’extrême par Ligeti, Berio ou Stockhausen, ça ne peut pas fonctionner.

Donc revendiquer le contrepoint comme outil de composition, ce n’est pas un retour en arrière ? Et écrire un « Prélude et fugue », comme tu l’as fait en 2016 pour ton disque, ce n’est pas non plus suranné ?
Le contrepoint ne peut pas être un retour en arrière ; en revanche, écrire un « Prélude et fugue » et l’intituler de la sorte, comme je l’ai fait, ce n’est absolument pas au goût du jour. Cela dit, écrire une fugue, où est le problème ? Pourquoi être dans la lignée de ce qui a existé serait-il rédhibitoire ? Osons être dans une certaine continuité !

En tant que compositeur, tu te situes donc « dans une certaine continuité »… mais laquelle ?
Certes, la musique classique est une continuité truffée de ruptures. Pour ma part, je parle de continuité à partir des années 1970. Depuis ces années, le monde de la musique contemporaine est devenu tellement complexe et varié qu’il a été questionné et qu’il s’est questionné lui-même sur l’utilité de son existence. Dès lors, il a pu arriver que le fil directeur se perde çà et là. En ce qui me concerne, le compositeur à partir duquel je repars, autant en termes d’esthétique qu’en termes d’attitude, c’est Alfred Schnittke. J’admire beaucoup ce compositeur et son polymorphisme, qui jette le détail des questions esthétiques comme pâtée pour chien.

En clair ?
Ben, il s’en fout complètement. Le message et son moyen d’expression dépendent de la pièce qu’il compose.

En somme, on arrive à un nouveau tournant de notre entretien : après avoir esquissé vers quoi ton cœur d’interprète te poussait et vers quoi ta tête de compositeur te propulsait, on va enfin pouvoir se plonger dans la manière dont tu perçois la notion de « musique », autour de laquelle nous nous bringuebalons depuis le début de nos échanges. Ça fera un palpitant cinquième épisode, j’en suis sûr !


To be continued
Pour retrouver les précédents épisodes :
1, 2 et 3.
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