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Ce livre qui ne manque ni d’ambition, ni de souffle, n’est pas une nouveauté… ou presque pas. Publié en anglais en 2006, De la note au cerveau. L’influence de la musique sur le comportement a paru chez Héloïse d’Ormesson en 2010, avant que sa traduction ne soit revue et corrigée dix ans plus tard (ce qui n’est pas explicité). Par conséquent, on regrette l’absence d’actualisation de fond, à en croire l’essentiel pour les spécialistes (la bibliographie figée en 2005, ce qui surprend pour un ouvrage scientifique) ou pour les chercheurs d’indice (le passage sur la mémorisation des indicatifs téléphoniques américains, 251 : les numéros entre parenthèses désignent les pages concernées).
Nihil novi, donc, et l’éditeur aurait pu avoir l’honnêteté de le préciser – pour au moins trois raisons.

  • D’abord parce qu’une nouvelle édition, si elle est moins vendeuse a priori, est un louable travail sur le fonds.
  • Ensuite parce qu’une nouvelle édition est un beau compliment fait à un travail que l’éditeur et le lectorat jugent pérenne.
  • Enfin parce que le présent prolongement du livre en grand format, sans doute témoin d’un long-seller qu’il est plus rentable de maintenir à 23 € que de diffuser en poche, ne couronne pas un fast-book sur l’actualité brûlante mais s’intéresse plutôt à des analyses structurelles étudiant notre capacité à saisir le son, le bruit, la musique, à la comprendre, à l’évaluer et à l’analyser.

 

Première partie
Les outils

 

Partant du postulat que partout où deux ou trois humains se réunissent, la musique est au milieu d’eux (15), Daniel Levitin, neuroscientifique converti car ex-habitué des studios d’enregistrement, estime qu’elle est un bon prisme pour mieux comprendre ce qui influe sur notre comportement (22). Sans crainte, il commence donc par se demander : « Qu’est-ce que la musique ? » En fait, pendant cent pages, il va tâcher de définir la hauteur de notes, le timbre, le rythme, le volume et l’harmonie. Certes, il s’agit d’éléments utiles pour écrire sur la musique ; mais,

  • d’une part, ces deux premiers chapitres élémentaires (au sens où ils décryptent les éléments nécessaires à la définition rigoureuse du propos) sont assez fastidieux, fort capables de décourager le lecteur ;
  • d’autre part, ils sont techniquement assez maladroits pour un ouvrage de vulgarisation, car ils échappent à toute problématisation (les termes sont évoqués les uns après les autres, sans questionnement pour rendre excitantes ces simili-définitions.)

Avec des exemples variés, porté par une retraduction plutôt fluide de Samuel Sfez [

  • la suppression, notamment au début, de tous les « bien sûr » et de quelques anglicismes comme ce « ruiner mon expérience » de 180,
  • la transformation du sommaire anglophone en table francophone à placer à la fin du livre,
  • l’invention de titres de chapitre moins nébuleux comme « tu connais mon nom, cherche le numéro », fussent-ils mentionnés au niveau des sous-titres dans les remerciements, et
  • l’adaptation d’exemples peu accessibles aux francophones – comme c’est rarement le cas, par ex. pour la surprenante apparition d’Henri Dès p. 268 –, débats presque bénins dans un texte dense et bavard, eussent néanmoins été bienvenues

], l’auteur tient à définir l’un après l’autre des éléments constitutifs de la notion de musique. Prévenons le lecteur : il faut ou s’accrocher si l’on tient à une lecture rigoureuse, ou filer directement à la page 101.

 

 

Dans un premier chapitre, Daniel Levitin part de l’idée varésienne selon laquelle « la musique est un son organisé » avant de décortiquer chaque élément constitutif de cette notion. Il insiste sur l’agencement des sons qui permet de faire musique. On regrette qu’il soit aussi léger quand il écrit que l’agencement vise « à créer du sens », un peu comme un politicien annonçant que son programme consiste à refonder une politique de rassemblement : ça bat de l’aile pour créer du vent, car c’est quoi, créer du sens ? L’interrogation restera en suspension.
Hauteur, rythme, tempo, profil mélodique, timbre, volume, mesure, tonalité, harmonie sont passés en revue. Des questions croustillantes habillent çà et là le cours, comme cette interrogation perpétuelle du « si un arbre tombe et que personne n’est là pour l’entendre », à laquelle l’auteur propose une réponse définitive : « Non. Le son est une image mentale (…). Il ne peut y avoir de hauteur de hauteur de notes en dehors de la présence d’un humain ou d’un animal. Un appareil (…) peut mesurer la fréquence (…), mais il ne s’agit pas d’un son si personne ne l’entend. » (34)
De même, qu’est-ce qu’une mélodie ? C’est un « objet auditif qui garde son identité malgré les transformations », dans la mesure où tout le monde peut chanter « Joyeux anniversaire », peu importe la tonalité. Quelques anecdotes sans note de bas de page instruisent itou l’ignorant, telle cette affirmation selon laquelle « chaque culture utilise l’octave comme base de sa musique » (43), eh oui.

 

 

D’autres pastilles intriguent le lecteur comme cette fameuse « expérience de la cloche coupée » de Pierre Schaeffer, selon laquelle « il est pratiquement impossible de déterminer quel instrument joue » si on supprime l’attaque, id est le début du son (66)… mais en 1948, pas « dans les années 1950 » comme l’écrit l’auteur – erreur bénigne.
Des pistes, fussent-elles sommaires, stimulent. Ainsi de cette idée selon laquelle les ruptures rythmiques sont « des subtilités auxquelles ne sont sensibles que les musiciens » bien que « le cerveau, lui, fasse peut-être la différence » (83) : idée assez peu convaincante si on l’applique autant au folklore – réinvesti ou non par la musique savante – ou au rock, friand de breaks, qu’à des chefs-d’œuvre de Dvořák où les rythmes tchèques rendent les choix de mesure et de rythme bien sensibles des non-experts. On se complait à réfléchir à l’idée que « le volume est un phénomène purement psychologique, qui n’existe que dans notre esprit, pas dans le monde extérieur » (84) quoique c
ertains développements, malgré les efforts pour passer la chose en français, auraient peut-être gagné à être densifiés (bloc « Ba ba black sheep » + « Jailhouse Rock » + « That’ll be that Day », 76-82).

 

 

D’autres approximations techniques pourront surprendre le lecteur, telle la distinction entre gammes et modes (51) Quelques expériences irriteront légitimement les défenseurs du bien-être animal, comme quand Petr Janata « place des électrodes sur le colliculus inférieur de chouettes effraie ». L’hypothèse de ce pseudo-savant « était que, si la fondamentale est rétablie à un stade précoce du processus auditif, les neurones du colliculus inférieur devraient se déclencher à la fréquence de la fondamentale manquante. C’est exactement ce qu’il découvrit. »
Tudieu, quelle était l’utilité de faire subir ça à des rapaces diurnes ? Prouver « que la séquence d’harmoniques joue un rôle à un stade précoce du processus auditif »… et surtout confirmer que le chercheur, seul à contrôler ses résultats, avait raison ? Saperlipopette, l’on aimerait que cette attitude de salopard fût le fameux monde d’avant.
Enfin, puisque l’on est sur le perfectible laissant supputer que certaines mentions présument parfois des compétences du scripteur, les organistes s’amuseront en apprenant que les tuyaux d’orgue (« comme on en trouve dans les églises », en oubliant de préciser que pas que) sont « des espèces de flûtes mécaniques » constitués de « tubes métalliques », ce qui ne manque pas d’être un brin réducteur (61)…

 

 

 

Deuxième partie
L’analyse

 

Ces éléments ayant été établis, encore faut-il prendre en compte la connexion entre la perception du son et sa prise en compte par le cerveau. L’auteur le caractérise comme le lien « entre la musique et la machine de l’esprit » en tant qu’il est « un tas d’axones, de dendrites et de canaux ioniques » (102). À l’évidence, « l’activité musicale sollicite presque toutes les régions du cerveau » (104) de sorte que, vu « le nombre de combinaisons » neuronales en jeu, quoi que l’on sache, « il y a peu de chances que nous comprenions un jour toutes les connexions possibles dans le cerveau et leur signification » (106).
Pour s’en approcher, l’auteur fera derechef hurler les défenseurs des animaux en admettant qu’il a « ouvert le crâne d’animaux vivants » pendant un semestre afin de « disséquer les cerveaux de singes pour les préparer à l’examen au microscope » (113). Le pauvre tente de nous émouvoir en admettant qu’il en faisait des cauchemars, mais ça n’empêche qu’il a surtout admis être un gros dégueulasse qui mériterait de subir un sort proche, c’est dit.

 

 

Pourtant, l’objectif prétend être noble : « Comprendre les processus de pensée, les souvenirs, les émotions et l’expérience » via, notamment, une « course effrénée à la cartographie du cerveau » (115). Idéalement, il s’agit de découvrir le processus qui permet à nos perceptions d’être « le produit fini d’une longue chaîne d’événements neuronaux » donnant, ce nonobstant, l’illusion d’une instantanéité (118). La base de cette vision neuropsy est la distorsion sensorielle selon laquelle « notre système de perceptions nous apporte une information fausse sur le monde » (121). Dans les faits, notre cerveau doit faire le tri entre les perceptions puis les reconstruire pour susciter l’effet de réel. Dans la théorie et en relation avec la musique, Steven Pinker, que nous retrouverons bientôt, a proposé que notre perception de la musique était liée à « la pression pour la survie et la sélection sexuelle ». J’avoue n’avoir pas très bien compris pourquoi, mais cela pimpe complètement l’image des musiciens du culte dont je suis !
En musique, « la plus grande illusion est celle de la structure et de la forme » (129), affirme l’auteur – en gros, on a l’habitude d’entendre un certain type de musique, donc on pense que tout doit ressembler à ce canon, et pas celui que l’on boit. L’hypothèse, infondée dans le texte et d’autant moins convaincante, reprend le postulat chomskyen selon lequel, à la base, l’enfant peut capter toutes les langues du monde mais, s’il est exposé à une seule langue, il élague les circuits neuronaux interconnectés qui lui sont inutiles (130). L’analogie souffre

  • d’un manque de développement (la musique est-elle une langue sémiotiquement assimilable aux langages articulés ? même l’auteur en doute, voir p. 148) et
  • d’une optique synchronique caricaturale (comment expliquer les processus inverses, consistant en la construction de nouveaux circuits neuronaux permettant d’appréhender de nouvelles structures et formes musicales ?),

mais elle est nodale dans le raisonnement de l’auteur.
Selon lui, les compositeurs « communiquent des émotions car ils connaissent nos attentes et choisissent délibérément de les satisfaire ou non » (133). Une succession d’exemples de chansons anglophones tente d’appuyer cette analyse musicale pour le moins sommaire en laissant de côté une composante consubstantielle de – ce qui est déjà une vision partielle de la musique – la chanson : le texte. Même si, dans l’industrie pop anglophone, les paroles ne sont souvent qu’un minerai, on a du mal à comprendre comment Daniel Levitin peut feindre d’occulter cette partie consubstantielle de la chanson, d’autant qu’il s’appuie sur une analogie propre à la sémiotique (« le cerveau élabore sa version de la réalité » musicale comme nous imaginons un chat alors que le mot « chat » ne ressemble pas à un chat, pas plus que les lettres c-h-a-t).

 

 

L’idée-force consiste à associer musique et préconstruction mentale : pour les auditeurs de Skyrock (mais pas qu’à eux, à moi itou), un ragga indien paraîtra « étrange » car il n’entre pas dans leurs us ; de même, si je vois « concert de Metallica » et que je n’entends que des accordéons, l’incrédulité me saisira (139). Le son fonctionne sur notre cerveau en fonction d’un signal que nous devons décoder visuellement (tel l’homme qui prétendait reconnaître les morceaux rien qu’en regardant les sillons sur un disque noir) ou par le truchement d’indices dont le timbre  (145). N’est-ce pas grâce à lui que nous pouvons nous orienter dans le son inconnu, par exemple en reconnaissant une clarinette quand nous ignorons ce qu’elle joue (164) ?
Pour autant, rien de tout cela ne permet de clarifier ni la notion de musique, ni la classification des musiques. La dichotomie aristotélicienne n’est évidemment pas toujours opérante ; il faut donc recourir à la notion de degré d’appartenance, construite (parfois) individuellement autour de pratiques singulières et collectives (172).

 

 

Cette idée, pratique, de caractérisation par assimilation à des exempla – simples ou floutés par la multiplicité – intériorisés ne suffit pas à caractériser la spécificité de nos expériences auditives en général et de la musique en particulier. En effet, « si nous sommes capables de nommer une couleur dès que nous la voyons, pourquoi ne pourrions-nous pas nommer les sons que nous entendons ? », questionne justement Daniel Levitin (177). Là encore, la seule réponse que nous pouvons poster, c’est le timbre – ce sera le maximum humoristique de cette notule, et nous présentons presque nos excuses pour un niveau aussi naze. Pourquoi cette difficulté à dichotomiser, et si ? Quand nous sommes à peu près dans un état normal, nous pouvons reconnaître un Klaxon et un chant d’oiseau, par exemple. Qu’est-ce qui nous empêche de dichotomiser plus finement ?
Il semble que le cerveau construise sa perception musicale sur des déterminants multiples, souvent liés à des échelles ou des rapports. Par exemple, quand on leur demande de fredonner un golden hit, l’auteur affirme que « les gens stockent des informations absolues sur les notes » (180) ainsi que sur « l’interprétation » (interjections, type de voix, etc.). De même certains types de sons (Daniel Levitin parle du « timbre d’un paysage sonore ») sont reconnaissables – on repère du heavy metal des années 1980 ou des chansons des années 1930.

 

 

Pour synthétiser ces éléments épars, des écoles se détachent. Selon la principale (si nous avons bien capté), celle des archivistes, prédomine la catégorisation par l’exemplaire. En presque clair, nous construisons des modèles autour desquels pivotent nos représentations, selon une stratégie comparatiste. La question qui se pose tourne alors autour de la notion genettique de palimpseste. Après la mode des perspectives strictement constructiviste et archiviste, semble aujourd’hui prédominer manière de synthèse, celle de la mémoire à traces multiples (193). La mémoire stockerait chaque expérience dans le cerveau, mais sans la ranger par catégorie identifiable. Pour extraire le souvenir, nous devons inventer une astuce pour le ressusciter ; et cela fonctionne notoirement pour la musique.
Selon l’auteur, « sans mémoire, il n’y aurait pas de musique ». En effet, « la musique fonctionne parce que nous nous rappelons les notes que nous venons d’entendre et les relions à celles que nous entendons l’instant d’après ». De la sorte, elle fonctionnerait selon l’expérience (je sais qui est censé m’attendre), la cohérence (je suis capable de relier les sons les uns aux autres) et la mémoire des émotions. En dépit de quelques imprécisions (par ex., un patient « perdait la musique mais pas le langage », que cela peut-il bien signifier, 151 ? y a-t-il un sens autre que vaguement humoristique à qualifier Eddie Van Halen de « dieu du heavy metal », 168 ? etc.), le livre semble s’orienter fermement vers la question de la relation entre

  • stimulus (musical),
  • perception (auditive) et
  • traduction (émotionnelle).

 

 

 

Troisième partie
Le questionnement

 

Cette dernière séquence s’ouvre, après une introduction autour du rythme qui aurait gagné à être resserrée (longue traduction du son de la batterie de Stevie Wonder en onomatopées anglophones, 199) autour de la question du cervelet. Il semble s’occuper de l’identification du rythme (203), point central selon Daniel Levitin.
Cependant, quelle est l’origine génétique précise de la musicalité ? Une collègue de l’auteur (« une lueur pixellisée dans les yeux », 209, gâ ? à rapprocher du curieux et perfectible « on m’a demandé d’ausculter un adolescent » en lieu et place, sans doute d’évaluer or something, 217) propose d’aller chercher des idées auprès de Francis Crick, une star du domaine. Cela nous vaut de nouvelles descriptions de tortures animales (213) puis de longues généralités sur la perception comme moyen utilisé par l’organisme pour « vivre assez longtemps afin de transmettre ses gènes grâce à la reproduction ». Étrange conception, prégnante (pas au sens anglophone ou si peu), de la musique comme moyen de baiser… Reste la conviction que « ce sont généralement les sons qui produisent chez nous les réactions les plus violentes », d’où la complexité et l’intérêt de tenter de cerner comment nous percevons les sons organisés – définition a minima de la musique.
Pour s’en approcher, Daniel Levitin claque une physiologie de la perception assez aride, quoique agrémentée d’anecdotes prometteuses (« en 1980, Avram Goldstein a démontré que l’on pouvait supprimer le plaisir d’écouter de la musique au moyen de la nalaxone » et non seulement par la présence d’un accordéon ou de la voix d’Édith Piaf, ainsi que je le supputais). Puis il explique que, grâce à un programme informatique conçu pour cela, il a lui-même, ô surprise, « trouvé exactement ce que nous cherchions » (221), en l’espèce que le système est complexe :

  • devant la musique, le cortex auditif perçoit le son ;
  • deux régions frontales l’évaluent en fonction « de la structure et des attentes » ;
  • le cervelet et les noyaux gris centraux décryptent « le rythme et la mesure » ; et
  • la satisfaction s’exprime par « l’augmentation des niveaux de dopamine dans le noyau acumbens ».

Le plaisir naîtrait de la satisfaction d’une anticipation (on s’attend à ce que le rythme tombe sur le temps) ou de la surprise « quand un musicien habile trompe nos attentes ». De oui ou de non, en quelque sorte. Soyons franc : sommairement présentées, ces analyses emportent peu l’adhésion pour deux raisons paradoxales.

  • D’une part, elles posent une évidence (oui, le boum-boum-tchak peut être source de plaisir, avait-on besoin d’analyser pour le découvrir ?).
  • D’autre part, elles réduisent la perception de la musicalité aux basiques de la variétoche, sans prendre en compte d’autres aspects (comme le timbre, les contrastes, le volume ou les musiques où le rythme n’est pas immédiatement perceptible).

Si « la musique dans le cerveau dépend avant tout des connexions » (223) neuronales, sans doute faut-il être scientifique pour bien saisir l’implication des recherches ici résumées, tant elles oscillent entre banalités basiques et termes anatomiques insaisissables par le zozo de base, malgré le schéma basique de la première annexe – alors que, souvent, le musicien de talent est juste un zozo fighting the sorrow.

 

 

Cependant, l’analyse du talent, engagée dans le septième chapitre, ne paraît point ressortir du champ de compétence de l’auteur en tant que scientifique. En témoigne la difficulté de Daniel Levitin à prendre à bras-le-corps la notion de « talent ». Avant même de se demander si « la notion de talent est scientifiquement défendable » (227), on eût aimé comprendre ce qui était celé sous ce terme ambigu avec, simple, basique, donc complexe sauf dans l’industrie discographique française, les interrogations corollaires à ce questionnement.

  • Un artiste peut-il être considéré comme talentueux parce qu’il est un professionnel reconnu voire acclamé… ou l’inverse
  • Plus encore, avoir du talent, est-ce « interpréter la musique avec facilité (226) ou profiter d’excellents musiciens parce que l’on a signé dans une major qui vous entoure de cadors ?
  • Avoir du talent, est-ce quantifiable (nombreuses notes jouées à la seconde, nombreux prix en musique classique, nombreux followers suivant les comptes des artistes), critérisable (selon quel questionnaire) ou, au contraire, subjectif (est talentueux celui qui, dans un domaine artistique, réussit à faire ce que je ne suis pas parvenu à accomplir) ou fondamentalement non-objectif (le talent serait ce qui déborde la technicité) ?

Ces interrogations, quelque essentielles semblent-elles, n’intéressent guère le neuroscientifique, peu pressé d’opter pour une acception précise. Contrecoup de cette indifférence feinte, le spécialiste semble peiner à développer un raisonnement rigoureux, ce dont témoigne le vaguissime : « Il faut environ dix mille heures d’entraînement pour acquérir le niveau d’un expert mondial, et ce dans n’importe quel domaine » d’après « ce que nous savons de la manière dont notre cerveau apprend » (229). Admettrait-on cette quantification dont les bases ne sont pas explicitées, elle n’en réduirait pas moins la question du talent en la rabattant sur l’évaluation de la capacité à assimiler une compétence technique, et ce serait benêt. En effet, le talent peut être à la fois

  • une aptitude (par exemple une aptitude à apprendre) et
  • un don, au sens de « caractéristique d’un individu considérée comme innée, et non majoritairement polie ou nourrie au long de l’apprentissage théorique ou continu ».

 

 

Ainsi, le talent, en tant que

  • charisme irradiant d’un artiste,
  • évidence de sa spécificité artistique ou
  • intuition de son identité d’artiste,

ne serait-ce pas aussi ce qui permet à certains artistes de laisser considérer comme secondaire la technique dont il dispose ? Pourrait-il pas être aussi la capacité d’un individu à transformer en qualité artistique ce que d’aucuns auraient pu considérer comme un défaut irrémédiable ?
Enlisé dans une impression d’imprécision, le lecteur risque de se sentir noyé dans des pages qui, pour être plutôt agréables à lire, perdent le fil du propos, id est,

  • d’une part, en quoi la science peut parler de l’influence de la musique sur notre comportement et,
  • d’autre part, en quoi a-t-elle quelque chose à dire sur nos façons de vivre la musique ?

Les exemples généraux tirés de la gémellité comme outil servant à réfléchir autour de l’origine génétique d’un trait de caractère ou d’une aptitude paraissent plutôt décoratifs que chevillés à la question spécifique censée être abordée ici. Pis, ils laissent entrevoir un auteur pataugeant au long de paragraphes gentiment naïfs qui auraient fait soupirer un prof de français enseignant Le Paradoxe sur le comédien, autour de thématiques un peu légères au vu du propos :

  • quand un chanteur a une voix sincère, est-il ainsi dans la vie ?
  • quand un chanteur paraît ému, est-il ému voire a-t-il connu cette émotion (236), ce que l’on peut traduire par « je suis prêt à parier que, quand B.B. King joue un blues, sa configuration neuronale est quasiment la même que quand il a un coup de blues » (244) ? et
  • si Oscar Peterson et ses grandes paluches avait été forcé de se mettre au violon (pour lequel ses battoirs étaient inadaptés), aurait-on jamais su qu’il avait du talent, faisant écho au « Jamais on le saura / L’autocar du collège / Pass’ pas par Opéra / Râpé pour le solfège » d’Allain Leprest (l’image YT est moche, mais quelle chanson) ?

 

 

Des banalités non justifiées laissent penser que l’auteur est en roue libre – ainsi de : « Nous savons également qu’en moyenne, les gens qui ont du succès ont connu plus d’échecs que les autres » (ah bon ? 239) ou de : « Ce qui nous attire dans la musique, c’est l’expérience émotionnelle » (wow, 241), etc. Du coup, quand une question intéressante surgit (« comment expliquer en termes scientifiques que certains musiciens parviennent mieux à transmettre des émotions que d’autres ? », 242), on rugit quand la réponse claque, dans une formulation maladroitement francisée : « C’est un grand mystère, auquel il n’existe aucune réponse définitive. »
Bref, le propos se dilue, se dissout, s’étouffe plus qu’il ne s’étoffe. Une analyse – quoiqu’elle soit plus laudative que fouillée – des choix harmoniques de Joni Mitchell réveille l’intérêt en suggérant que, pour un créateur, le talent tournerait autour de la réappropriation – plus ou moins marquée – de codes bien connus. Quelques pages sur la mémoire musicale teintées derechef d’ingénuité (l’auteur, pourtant censé être musicien, s’étonne que, en reprenant après avoir fauté, les interprètes aient tendance à reprendre l’intégralité de la phrase plutôt que le passage raté) amènent Daniel Levitin à poser que « l’expertise musicale englobe plusieurs aptitudes : la dextérité (…), la communication émotionnelle, la créativité ainsi que des structures mentales particulières pour mémoriser les morceaux ». C’est décevant à double titre.

  • D’une part, la quête du lien entre science et talent est abandonnée sans qu’un véritable constat d’échec ne soit formulé, alors même que sa portée signifiante sur le rapport entre science et musique en général eût pu être un point intéressant.
  • D’autre part, se cristallise un problème de fond qui parcourt le livre : la notion de musique est gangrénée par le désir de l’auteur de ne pas sérier les problèmes posés par ce sujet.

Or, parler d’expertise musicale en prétendant y fondre les questions liées à la création et à l’interprétation, tout en l’appliquant sans nuance – ha, ha – aux musiques dites savantes et populaires, cela ne convainc pas. Il paraît hasardeux voire impossible de traiter d’un bloc

  • la création musicale,
  • l’action de « faire de la musique »,
  • l’émotion que la musique peut susciter,
  • les interactions sociales qu’exige la musique, et
  • la notion toujours aussi floue de musicalité… alors même que, plus loin, l’auteur reconnaît que, « en sciences, il est important de bien définir les termes » (267) !

 

 

Le huitième chapitre est tout aussi imprécis mais plus intuitif. Il se demande quelle musique nous préférons et ce, dès notre plus jeune âge. Une expérience sur les bébés d’Alexandra Lamont prouverait que des bébés « n’ayant pas écouté de musique avant la naissance » (comment diable est-ce possible ?) préfèrent la musique vive et rapide (256) mais que, peut-être, la musique écoutée avant la naissance influence nos goûts (j’aimerais savoir ce qu’ont écouté les clients de Jul ou ce que j’ai ouï, et ce qu’en conclut Daniel Levitin). Partant, écouter Mozart, ce serait se préparer à être plus intelligent que les ploucs. L’idée que la musique upgrade les auditeurs suscite une contradiction majeure du livre. En effet, l’auteur affirme que ce concept est « déplaisant » car « la musique devrait être étudiée pour elle-même, pas seulement si elle peut aider les gens à faire des choses plus importantes » (258).
Ce propos est en totale opposition avec l’idée récurrente que, depuis 50 000 ans selon l’auteur, comme la queue pour le paon, la musique est avant tout ce qui nous permet de baiser et de nous reproduire et éventuellement, encore aujourd’hui « d’accélérer notre développement cognitif » ce qui est un « argument en faveur de l’importance de la musique dans l’évolution de l’homme » (293). On pressent chez l’auteur une gêne formidable à l’idée que, si la musique peut contribuer à l’épanouissement des individus, si elle peut (ce qui est négligé quasi de bout en bout) rapprocher les êtres non seulement en les agglutinant mais aussi en leur faisant découvrir d’autres univers non prévus par leurs connexions neuronales primaires, c’est peut-être aussi et surtout qu’elle ne sert à rien. Que l’art ait des manifestations constatables sur IRM ou scanner ne dissipe pas l’éventualité qu’il n’est d’aucune utilité factuelle ou évolutive pour l’espèce. Il est étonnant que cette hypothèse réjouissante n’ait jamais été abordé dans un ouvrage aussi dense…

 

 

En revanche, l’auteur s’attarde sur le langage modulé, autrement dit le parler bébé avec des « intonations exagérées » (261, avec cette traduction ratée de « Tu voiiiiiiis ? », qui ne rend aucunement compte de la réalité du phénomène, « Tu vwaaaaaa ? » aurait ainsi pu être plus signifiant, la réflexion sur le langage bébé étant prolongée utilement p. 295). Ce rapprochement aurait pu motiver une remise en cause de la définition simpliste de la musique comme « ensemble de sons organisés »… mais non. Quelques poncifs non sourcés font alors basculer le livre dans une sociologie un brin facile, en rappelant que, en vieux croûtons que nous aspirons à être afin de ne pas périr trop jeunes à notre goût, nous tendons à nous enkyster dans nos « zones de sécurité » auditives, 277 (« les gens sont moins ouverts aux nouvelles expériences en vieillissant »), ce qui est à la fois banal et stupide : allez faire écouter la toccata de Khatchaturian à un chouf en bas de sa tour, sans préalable, vous verrez si c’est vraiment une question d’âge, la zone de sécurité. En d’autres termes, omettre les conditions sociales d’expérience musicale est d’une sottise – le mot qui vient est bon, je crois – quasi inouïe.
Selon cette tendance à la trivialité constatante, osons le syntagme fautif, l’auteur postule assez platement que nous préférons a priori ce qui est simple et familier (266), même si « tout le monde réagit différemment à des trajets (…) musicaux » (269). Se multiplient alors les lieux communs, généraux (« nos préférences musicales sont également influencées par nos expériences antérieures et leur caractère positif ou négatif », 274, wow) comme spécifiques, sur le jazz ou sur la haine imbécile – l’épithète est faible – de Daniel Levitin pour Richard Wagner, réduit à un « esprit dangereux et perturbé » (275). Comme en écho à sa phobie qu’il eût pu interroger (quand je kiffe Michael Jackson, suis-je potentiellement pédophile ?), l’auteur ne reconnaît in fine que « les préférences musicales ont une composante sociale forte » (278) sans pour autant interroger scientifiquement l’importance du groupe sur les préférences inividuelles, officielles ou admises par habitude et imprégnation, via le contexte social.
Rien n’est évoqué qui prenne en compte ce que, plus tard, Bernard Lahire a appelé la « phrase culturelle des individus ». Par exemple, quand quelqu’un m’a fait découvrir les beautés de certains opéras, je puis apprécier d’aller applaudir la création de Re-Orso à l’Opéra-Comique ; mais, quand je me retrouve sur un ring en train de lutter pour ne pas me faire mettre KO tout de suite, écouter le boum-boum qui répand la phraséologie islamiste, sexiste et anticatholique de produits racisés valorisés par la bande à Pierre Bellanger, ma foi, ça me paraît plus opportun que le magnifique récit musical de la mort d’Isolde.

 

 

Le neuvième et dernier chapitre propose un retour aux sources en se demandant « d’où vient la musique » (279). Daniel Levitin se dresse avec verve contre son ex-mentor Steven Pinker. Selon Steve, « en termes de causes et d’effets biologiques, la musique ne sert à rien ». Darwiniste, notre auteur pense au contraire fermement, comme signalé dès les premières pages, que la musique joue un rôle dans la sélection sexuelle (283). En effet, pour l’évolutionniste, « la musique a précédé le langage pour la séduction ».
« Démonstration idéale de la santé voire de la richesse de l’individu » (285), la musique excite les poulettes ovulantes : « Les femmes en période d’ovulation préfèrent l’artiste créatif mais pauvre comme partenaire à court terme », apprend-on p. 287, laissant des perspectives affriolantes pour les intermittents fauchés inscrits sur Meetic. Ce serait pour cette raison ovulante que « les instruments de musique font partie des objets les plus anciens retrouvés par les archéologues » (288). Il s’agit de foutre et de féconder, que diable.
Dès lors, sans que l’on sache pourquoi, Daniel Levitin pose un pas de côté. Lui qui ne parlait que d’exemples vingtiémistes ou classiques, affirme : « Quand on s’interroge sur la fonction de la musique au cours de l’évolution, il est inutile de penser à Bach ou à Britney Spears [le texte a été écrit en 2005, quand on savait encore qui était Britney S.], il faut plutôt imaginer à quoi ressemblait la musique il y a 50 000 ans. » Ce glissement insidieux des termes techniques de la neuroscience à l’imagination gêne, surtout quand les différents fantasmes sociologiques, plus ou moins pertinents en apparence, sont mêlés : promouvoir l’égalité (tout le monde peut faire de la musique ou produire du son) et faire société (musiquer ensemble, c’est déjà se rassembler comme tout supporter sportif sait) complèteraient la fonction sexuelle de la musique. Possible et certain, mais aussi confus et brumeux, as far as we are concerned.
La souplesse de la rédaction, qui concatène souvent hypothèses, projections et banalités risque de chafouiner le lecteur trop rigoureux autant que l’affirmation, a minima légère tant elle est imprécise, selon laquelle « les autistes » souffrent, majoritairement, « de déficience intellectuelle ». Quand on connaît l’étendue du spectre autistique et la stigmatisation du terme de « déficience », pas sûr que la p. 292 soit la plus brillante de ce volume.

 

 

Demeure l’évidence : « La musique est présente chez tous les humains, existe depuis longtemps, utilise des circuits cérébraux spécialisés (…) et ressemble à des aptitudes présentes chez d’autres espèces » (298). Est-elle pour autant « le meilleur moyen de faire la cour » quand elle s’associe au langage ?
C’est la conviction de l’auteur, dont il n’est pas inintéressant de saisir les propositions et remarques esquissées à profusion dans cet essai. Faute de conclusion à ce livre stimulant mais qui nous aurait paru mériter une nouvelle édition mieux étayée, dès aujourd’hui, nous serons sur scène pour essayer de prouver, autant que nous pourrons, que Daniel Levitin est 100 % dans le vrai quand il affirme que music is rhythm, then love, then sex. Vivement 19 h.