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Fruits de la vigne – Xavier Frissant sauvignon blanc 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Disponible en cave ou par Internet autour de dix euros la bouteille hors frais de port, par ex. ici., le Touraine blanc 2022 d’Isabelle et de Xavier Frissant nous est glissé par Thierry Welschinger comme un blanc fiable qui nous permettra d’arrêter d’écrire pis que pendre des blancs disponibles dans la capitale autour du début de la dizaine. Acceptons-en l’augure et testons cette proposition dont l’étiquette un peu moche (c’est quoi cette typo qui donne l’impression que le vigneron signe Sauvignon Blanc ?) nous fait aimablement grâce des codes fffatigants du marketing convenable incluant

  • nom de cuvée pseudo évocateur
    • (“Le mirobolant”,
    • “Au-delà de la phytocytose, mieux accueillir demain l’altérité.e.x”,
    • “Bleu ensemble, les filles !”),
  • logos bio ésotériques
    • (“Haute Valeur Biologique Ajoutée”,
    • “Convient aux vegans engagés dans les ZAD”,
    • “Respecte les exigences TC-470 et XO-B 2022 de l’UE depuis 1872”) et
  • design laissant
    • craindre d’être arrivé dans un salon d’exposition de mobilier conceptuel tendance psychédélique épuré pour fondateur de starteupe qui s’emmerde quand il ne donne pas des leçons de morale politique pro-bizenèce sur BFM Business (pour fondateur de starteupe, donc),
    • redouter d’avoir ouvert sans même y prendre garde la pochette de présentation de notre prochain anticancéreux expérimental, ou
    • espérer qu’une notice explicative est fournie avec la quille afin de ne rien rater de la profondeur métaphysique de ce, précisément, raté.

(Non, les médailles d’or de Gilbert & Collard ou whatever, c’est un autre créneau.)
La vraie robe de cette bouteille, hors étiquette, se dérobe, hahaha, froufoutant une clarté quasi diaphane, et hop. Nous apparaît

  • un or homéopathique,
  • une dilution de l’idée de jaune, voire
  • l’aquarelle d’un soleil timide qui viendrait de naître.

Le nez se désaccorde volontiers, offrant le battement désirable des choix qu’il est heureusement impossible d’arbitrer. On croit déceler

  • un côté sucré qui attise la gourmandise,
  • un côté agrume finaud qui appelle à la prompte dégustation, et peut-être aussi, plus discret,
  • un intrigant côté herbe fauchée depuis peu qui complète et enrichit ce triangle prometteur.

La bouche, elle, impose d’emblée trois sensations :

  • une fraîcheur immédiate,
  • une note d’agrume aguichante, et
  • un équilibre plaisant.

Confrontée à un poisson au four armé de ses pommes de terre (j’écris ça surtout pour m’en ressouvenir quand Sosotteur Ier de la Pensée complexe nous aura menés en guerre pour défendre le farceur consternant qui jouait du piano avec sa bite), le breuvage ajoute à ses atours minéraux une légère impression beurrée assez sobre, hohoho, pour ne pas étouffer les notes acidulées sous un ronronnement plus banal. S’il avait été invité au festin, l’heureux fripon, Édouard Glissant eût sans doute conclu :

 

Et vous avez cueilli, ainsi que druide en la forêt surnaturelle du passé,
Un midi. Et le temps et l’avenir s’y marièrent, leur note vous fut douce.
(Le Sel noir, extrait du Sang rivé [1961], Gallimard, “Poésie” [1983], 2005, p. 53)

 

Le Chaos String Quartet joue Haydn, Ligeti et Hensel (Solo Musica) – 1/3

Première du premier disque du CSQ (photo : Davide Bertuccio)

 

Les quatuors à cordes, comme tous les ensembles, ont un avantage et un inconvénient : ils peuvent et doivent choisir leur étiquette. Le branding a même tant d’importance pour le Chaos String Quartet qu’il ouvre le livret en dissertant sur l’origine de son nom. Le texte proprement musical de Harald Haselmayr omettra tout autant d’exposer quelques éléments présentant la cohérence du programme choisi. Sans doute une volonté de laisser la confusion faire son œuvre, soit ; mais aussi une occasion manquée pour aider l’auditeur à se sentir moins benêt voire plus vif d’esprit – ce qui, sans écraser la musique sous son intellectualisation, n’est ma foi pas si désagréable. À défaut, acceptons le prisme du chaos qui se justifie d’emblée par une set-list faisant se succéder des pièces de

  • Joseph Haydn (1732-1809), qui nous intéressera dans la présente notule,
  • György Ligeti (1923-2006) et
  • Fanny Hensel (1805-1847), qu’un souci sans doute féministe débarrasse de son nom de Mendelssohn – même si Naxos, en commercialisant le produit, rétablit la double appellation, plus bankable, sans doute.

Aux pupitres,

  • Susanne Schäffer côtoie
  • Eszter Kruchió,
  • Sara Marzadori prenant l’alto et
  • Bas Jongen jouant un violoncelle de Hendrik Jacobs datant de la toute fin du dix-septième siècle.

Le quatuor en fa mineur de Haydn choisi par les représentants du chaos est le cinquième numéro de l’opus 20. Composé en 1772, il s’inscrit dans une série de six œuvres que les sachants expertologues jugent décisives pour le genre qu’est le quatuor, et où les biographes passionnés de storytelling lisent à la fois les tourments personnels que traverse alors le compositeur et le bouillonnement lié au magma philosophique qui anime l’Europe. Deux chaos pour le prix d’un, donc, et quatre mouvements au programme, dont le premier dure presque autant que les trois autres réunis.
Cet Allegro moderato commence par opposer le premier violon à ses accompagnateurs. Peu à peu, les rôles des acolytes s’enrichissent sans remettre en cause la primauté mélodique de Susanne Schäffer. On apprécie

  • la compacité du son de l’instrument-quatuor,
  • le lyrisme bien tempéré des deux violons et
  • la clarté offerte par
    • les accents,
    • nuances et
    • contrastes d’intensité.

Les interprètes dévoilent ainsi la captivante tension entre

  • une certaine envie de légèreté
    • (détaché,
    • envolées,
    • ornements,
    • doubles croches,
    • breaks…),
  • une sensation de fatalisme dont témoignent notamment
    • les reprises (répétant les mêmes tentatives d’évasion sans progression),
    • l’itération de mêmes motifs, fussent-ils légèrement modifiés, et
    • la vanité des modulations peinant à s’imposer longtemps et renouant toujours avec le fa mineur, ainsi que
  • l’impossibilité de se résoudre à abandonner
    • (longueur,
    • rythmes pointés,
    • contretemps).

 

 

Naïvement, on doute qu’un Menuetto puisse être chaotique. Les interprètes proposent néanmoins des ingrédients pour en pimper le rythme régulier, parmi lesquels

  • les sforzendi,
  • l’appui des contretemps du violoncelle,
  • le choix de nuances contrastées parfois à l’intérieur d’une note (le premier violon aurait à notre goût tendance à abuser de ce changement d’intensité vaguement baroqueux, peut-être microchaotique mais susceptible de paraître un rien criard à force, la captation nette et très proche de Benedikt Roβ risquant d’accentuer cette impression).

Le trio, forcément majeur, peut jouer le chaos par sa tentative sporadique de mêler les musiciens de façon inhabituelle (second violon associé au violoncelle, par ex.). Reste que le plus grand frottement est sans doute provoqué par le morcellement de la pièce en quatre miniatures répétées, pouvant donner la sensation mêlée

  • d’un rebond incessant,
  • d’un écho confusant (et hop) ou
  • d’un enfermement inquiétant.

L’Adagio se risque d’emblée en Fa, alternant ainsi les modes (le menuet, avec le da capo, ayant été en fa mineur, puis majeur, et re-mineur pour finir). Le balancement ternaire du 6/8 ouvre la voie à l’énoncé du thème par le violon 1, ensuite chargé de le commenter en triples croches et triolets de doubles. Suivie par des complices attentifs, Susanne Schäfer joue finement sur

  • la sonorité,
  • la justesse et
  • l’opposition entre rigidité mesurée et passages façon cadenza.

Aussi se laisse-t-on entraîner sinon par le chaos, du moins par l’incertitude naissant de l’association entre

  • la clarté du rythme et sa remise en cause par la liberté accordée au premier violon,
  • le ternaire structurel, le binaire jaillissant et les triolets ajoutant à la richesse de la partition, et
  • la liberté obtenue par les respirations communes et les synchronisations habiles des quatre parties

Le bref Finale qui renoue avec le fa mineur est constitué d’une fugue à deux sujets lancée par le second violon. Pris sur un tempo preste, il efface la pesanteur du mineur par

  • la légèreté des staccati,
  • la vivacité des échanges, et
  • la capacité des interprètes à rendre rutilante et conviviale la maîtrise contrapuntique du compositeur

(ha, cette astuce

  • des brèves réponses puissantes,
  • des changements de registre et
  • des tenues

confiés au violoncelle de Bas Jongen !). Le travail sur

  • les nuances,
  • les phrasés,
  • les couleurs

séduit et donne probablement une autre image du chaos : chaos intérieur, cette fois, puisque, à l’intérieur d’un système très codifié, le sujet-mélodie

  • se modifie,
  • se dégrade,
  • se régénère,

bref, reste toujours identique donc différent. À ces métamorphoses perceptibles, que notre compte-rendu a taché d’illustrer en se déstructurant sur la fin, répondront, dans une prochaine notule, les Métamorphoses nocturnes du sieur György Ligeti.

 

À suivre !

 

Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 2/3

Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

On pourrait croire que, ça y est, les choses sérieuses vont commencer, comme si quelque 35′ de récital – racontées ici – n’avaient pas résonné. Capté par le pianiste, on a presque oublié le lieu où se déroule la manifestation et son acoustique pour le moins perfectible. Nous voilà aspiré par le marketing, qui donne plus de poids et de prix aux sonates de Ludwig van Beethoven quand elles ont une étiquette que lorsqu’elles n’ont qu’un numéro.
S’avance donc la Dix-septième sonate op. 31 n°2 dite “La tempête”. Beethoven la compose en 1802, un moment charnière de sa vie – un moment down, surtout puisque non seulement sa surdité est bien installée, mais il veut la garder secrète et, partant, doit s’exfiltrer de la ville. Le naming de la sonate est justifié par le fait que LvB affirme qu’y résonne l’esprit de La Tempête de William Shakespeare où, en gros, Prospero le noble magicien, ostracisé,

  • provoque le naufrage de ses ennemis,
  • les met à l’épreuve et
  • se réconcilie avec eux – suivez-moi pour plus de résumés littéraires express.

L’Allegro liminaire est anticipé par une mesure largo qui n’est pas qu’une mise en jambe. Elle marque en effet le début des cahots qui vont faire soubresauter le flux musical. La tempête, si l’on consent à ce filtre, ce ne sont pas seulement de grosses vagues, c’est aussi

  • le ressac,
  • l’attente de la prochaine lame,
  • les mouvements désordonnés du cœur,
  • la proximité
    • oppressante,
    • concrète et
    • immédiate de la mort,

cette proximité que, tous les jours, nous autres gens de terre vivons également mais nous débrouillons pour voiler comme une décoration sacrée lors de la Semaine sainte. Sans se noyer dans la métaphore marine filée, Pierre Réach rend avec art

  • la tension entre les arpèges libres largo,
  • les suspensions adagio et, au centre,
  • le désir des dix petites saucisses d’en découdre avec le clavier jusqu’à l’explosion que déclenche la main gauche.

En effet, loin de se contenter d’exiger une dextérité sans faille, la partition sollicite en sus la capacité de l’interprète à gérer

  • flux et reflux,
  • précipitation et retenue,
  • mouvement et brisures.

Pierre Réach excelle à esquisser une cohérence du zigzag, tadaaam Il laisse émerger une direction non pas en émondant, en limant, en aspirant les ruptures dans la motricité allègre de la virtuosité mais en les embarquant dans un swing singulier qui intègre les à-coups à la progression. Le live hyperbolise, et hop, ce précipité, et l’on se laisse volontiers secouer par la cohésion réachienne entre

  • savoir (connaissance savante et intime de l’œuvre) et savoir-jouer,
  • inflammabilité du clavier et bride de la modération provisoire qui rend plus impressionnant l’incendie,
  • exigence du texte et capacité de rendre l’aspect presque spontané et improvisé du jaillissement vital.

Il sourd, haha, de cet incipit bouillonnant une impression de nécessité

  • musicale,
  • anthropique et
  • charnelle.

Les

  • brisures,
  • mutations et
  • variations

évitent de réduire Beethoven

  • à la brutalité,
  • à la délicatesse ou
  • à la virtuosité.

Elles font entendre ce qui se joue derrière le son. Elles présentifient, ben voyons,

  • la puissance de la colère,
  • l’énergie des changements d’humeur et
  • la force du piano dont le compositeur exploite le potentiel pour exprimer
    • les limites contre lesquelles nous nous heurtons,
    • nos pulsions animales et même
    • la transcendance qui bat parfois dans l’humain…

jusqu’à l’extinction émouvante du mouvement. L’Adagio prolonge ces vibrations sur un tempo plus mesuré. Le compositeur continue de creuser dans la même mine les veines

  • de l’indécidabilité que miment les suspensions narratives,
  • de la quête sans laquelle rien
    • (silences,
    • ornements
      • papillonnant autour de la note,
      • la faisant advenir ou
      • racontant ce qu’elle aurait pu être,
    • fragmentations,
    • répétitions) et
  • de l’impossible unicité de nos vies dont rendent compte les contrastes du discours.

Désormais, il n’est plus question de tempérance : l’auditeur jubile en se gobergeant du travail sur

  • les sonorités propres à chaque registre,
  • les complémentarités des deux mains
    • (accompagnement / thème,
    • partage du lead,
    • dynamique motorique / direction mélodique…) et
  • les coutures
    • (effet rhapsodique,
    • réminiscences,
    • tuilages,
    • imitations,
    • surimpressions…).

L’Allegretto final tranche par son apparence guillerette. Pierre Réach la fait bientôt voler en éclats. S’immiscent dans l’allégresse

  • des accents (re)bondissants,
  • des staccati groovy et
  • des effets d’agogique qui dilatent le propos pour le mieux concentrer.

Résultat ?

  • Les graves explosent,
  • les contretemps crépitent dans les aigus, et
  • la virtuosité disparaît presque sous l’intensité rock du moment à laquelle, aux moments opportuns, la pédale donne
    • de l’aura harmonique,
    • du souffle qui défie la sécheresse de l’acoustique et
    • une emphase bienvenue.

Sans esbroufe, sans extravagance de tempi, sans minauderie, sans mise en scène grand-guignolesque, Pierre Réach offre à la partition et au compositeur

  • des piani parfaits (on a pas mal parlé, dans la précédente chronique, de ses forte ravageurs en omettant peut-être d’insister sur le plaisir qui naît de la confrontation entre fureur et douceur),
  • une fluidité époustouflante et
  • une musicalité assez réfléchie pour apparaître comme naturelle dans le miroir de l’instant.

Devant moi, un spectateur asiatique habillé avec un chic pour le moins pimpant n’en headbangue pas moins pour accompagner la pulsation entraînante, et affiche le sourire finaud du “connaisseur” (en français dans le texte) qui, sachant les les chausse-trappes, les difficultés et les trucs qui permettraient de les contourner

  • (allègement des notes,
  • pédale floutante,
  • p’tit ralenti bien pratique…),

dodeline du chef en constatant qu’il est fort, le mec qui ploum-ploume. Le triomphe fait à Pierre Réach, à peine la dernière note avalée, prouve que ce verdict est partagé de façon multiple par l’ensemble du public tant l’interprète a convaincu

  • du plaisir qu’il prenait à nous présenter ce monument à sa manière,
  • de son inclination personnelle pour l’œuvre et
  • de sa conviction que jouer – donc écouter – la dix-septième sonate de Ludwig van Beethoven, c’est pas seulement cool, fun voire funky : c’est important.

Et le plus dingodingue, c’est qu’une autre hénaurme sonate nous attend pour la prochaine notule…

 

Plus d’articles sur Pierre Réach (compte-rendu de disque et de concert + grand entretien) ici.
Un autre article à suivre !

 

Fruits de la vigne – Domaine Diconne 2019

Photo : Bertrand Ferrier

 

Souvent peu flatté par les caves parisiennes, le vin blanc disponible dans la capitale a hélas tendance à osciller entre

  • la piquette sans fard ou presque,
  • le jus pour fille (moins de 12° + saveur pamplemousse) et
  • les quilles dont le compteur des dizaines tend à s’affoler.

Pour 15 €, les Galeries Lafayette proposent une production Diconne, domaine également connu pour des appellations plus prestigieuses que ce presque simple bourgogne aligoté, ici présenté en version 2019 avec 13° au compteur.
La robe miroite. Si on survole le jus en mode drone oculaire, on observe un liquide presque translucide dont on se surprend à rechercher les pigments. En mode inspection latérale, on découvre un beau jaune d’or délicat.
Le nez est à l’aune de la robe. Point

  • d’affirmation tranchée,
  • de postulat vulgaire,
  • de doxa martelée jusqu’à la nausée avec la certitude soumise des médias d’État.

Ici, dominent

  • la légèreté,
  • l’élégance et
  • la fraîcheur

autour d’une fringante fragrance d’agrume bien tempérée, comme esquissée.
La bouche ne dépare pas dans ce contexte frisant l’aquarelle. Ceux qui préfèrent le vin qui prend possession du palais et ne le lâche pas toqueront à une autre bouteille. Les autres pourront saluer la délicatesse d’un breuvage mêlant une tendance beurrée à une pointe d’amertume qui rend astucieusement plus piquante l’équation à résoudre. Face au combo nems – riz cantonais, l’aligoté déploie en finale un effet d’harmoniques qui évoque tour à tour quelque aromate sans agressivité et les braises d’un café pas encore tout à fait éteintes. Ces petites étincelles font scintiller un vin discret qui, sans chercher à éblouir, alimente la douce rêverie d’une vie piquetée de “victoires de détail” jusqu’à être “riche de tant de promesses attendant d’être relevées” (Patrick Boucheron, Le Temps qui reste, Le Seuil, “Libelle”, 2023, p. 40).

 

Jann Halexander, L’Entre 2 (Angers), 1er mars 2024 – 3/3

Jann Halexander à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Voilà bien l’avantage des chanteurs qui ont un rien de vécu scénique sans être cynique : s’il est inenvisageable de ne pas envoyer la sauce de leurs tubes pour assaisonner leurs concerts, quand doivent-ils en tartiner le plat et à quelle dose pour que le résultat soit savoureux sans virer vers l’écœurant ou l’impression de fade que donne parfois le “super mais déjà trop entendu” ? On subodore que cette question, Jann Halexander se l’est posée moult fois, lui qui a quelques incontournables dans sa besace (on pense à Marie-Paule Belle qui, avant “La Parisienne”, lance parfois : “Alors, pour ceux qui ne sont venus QUE pour celle-là…”) mais aussi des raretés et des nouveautés. L’équilibre entre les ingrédients tout comme le déséquilibre qui donne sa sapidité originale au mets est une constante dans sa quête de la set-list moins idéale que percutante. Car, enfin, c’est bien à ça que sert un concert de chanson :

  • percuter,
  • renverser, en d’autres termes,
  • surprendre et émouvoir.

Jann Halexander envoie donc à dessein, après “Miss Amelia”, alors inédit, cet étrange “Poisson dans mon assiette”, un de ses succès où il raconte comment, après avoir “découpé la tête et la queue” de son poisson au restaurant (miracle du surréalisme discret…), il y découvre un migrant en kit. La chanson est un parfait exemple de l’ambivalence d’un hurluberlu qui peine à “raconter des horreurs” sans y glisser une once d’humour non pas comme on s’excuse mais comme on ajoute un peu de harissa sur une merguez déjà corsée. Sans doute pas plus fan du couscous que de la bouillabaisse, l’artiste ne s’inscrit pas moins dans une tradition de la chanson à texte prompte à souffler le chaud pour avoir le froid, et réciproquement. Il n’aime d’ailleurs rien tant que cette idée non pas de lignée mais de tradition des fabricants de chanson avec de la musique ET des paroles dedans qu’il explore

  • en piochant dans divers genres très repérables,
  • en reprenant des prédécesseurs qu’il apprécie ou admire, de Pauline Julien à Michel Fugain ce soir-là,
  • en faisant la courte échelle à d’autres chanteurs moins connus que lui – ce récital ne fera pas exception à la règle, et
  • en réfléchissant, métatexte à l’appui, sur ce qui construit à la fois sa joyeuse banalité le faisant pour partie “ressembler à”, donc sa précieuse spécificité l’extrayant du jeu des comparaisons, quelque utile puisse-t-il être parfois.

C’est de cette logique entre inclusion et exclusion que procède “Comme dans une chanson d’Anne Sylvestre” où, citant la grande dame trop souvent écrasée sous l’étiquette devenue putassière de féministe, il promet de “ne faire que passer”. La référence est à tiroir car Anne Sylvestre elle-même se rêvait “comme Hig’lin, comm’ les copains” afin de claquer, enfin, “une chanson d’amour”. De la sorte se déploie ouvertement la réflexion identitaire, même si le terme passe aujourd’hui pour une insulte, qui structure l’œuvre de Jann Halexander, ce qu’annonçait “Le mulâtre” placé en ouverture.
“Ornithorynque” plonge dans la zoologie pour évoquer un autre mulâtre, “moitié canard, moitié castor”. Chez Jann Halexander, l’animalité est révélatrice. Point de condescendance, ici, envers nos frères vivants : si l’animal révèle l’homme, c’est que l’homme est un animal. Il en a les besoins, les pulsions, la finitude, bref, les grandeurs et les petitesses. À l’instar des autres animaux, peut-être, il ne se considère pas comme un animal. Il a conscience de ce qu’il estime être sa spécificité. Autrement dit, on retrouve ici la non-binarité de Jann Halexander, à la fois dedans et dehors, totalement animal et résolument homme donc totalement animal, etc. Ce battement, ou plutôt cette conscience du battement, participe des fêlures importantes alimentant l’inspiration de l’artiste.
Aussi “Ballade pour un enfant”, inédit offert au public angevin, pourrait-elle paraître hors jeu, cette déclaration d’amour à un enfant n’étant en apparence pas teintée de relativité ou d’ironie – au contraire, l’auteur prend soin de ne se défiler devant aucun passage obligé, les syllabes couramment muettes ici volontiers prononcées faisant office de cerise sur le gâteau. Pourtant, là encore, l’apparente unicité de cette quasi berceuse sert de révélateur. Elle révèle notamment

  • la mélancolie consubstantielle au chanteur (le “sourire” qu’il arbore tranche, admet-il, avec sa mine habituelle),
  • son envie de se séparer fût-ce sporadiquement de toute grisaille (le bébé étant “une nouvelle note de musique dans cette longue partition que l’on appelle la vie”),
  • le syndrome de l’imposteur qui frappe l’homme plus que l’artiste (il admet avoir “peur de ne pas être un sommet, de n’pas être à la hauteur”),
  • les renoncements, trahisons et ratés qui ont construit l’adulte en le séparant de son enfance autant qu’en l’aidant à l’apprivoiser (le bébé lui rappelle l’enfant qu’il n’est plus, autrement dit la manière dont il travaille, humainement et artistiquement, feue sa propre enfance).

Et c’est ainsi que la chanson joyeuse se teinte malgré elle d’une mélancolie plus douce qu’amère. Sous ses airs mignons tout plein, l’aveu autobiographique est sans doute assez poignant pour que l’artiste cède alors la scène à Charlotte Grenat, son invitée du jour.

 

Charlotte Grenat à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Fidèle à ses us, Jann Halexander n’offre pas une vitrine généreuse mais limitante au featuring. Ce soir, il concède à Charlotte

  • un solo (“Les petits chevaux du bonheur”, contant la lutte entre la joie qui survient et le temps qui l’efface),
  • un duo autour de la guitare de cette chanteuse à la voix sûre et au personnage de saltimbanque très affirmé (“Les gens qu’on aime”, contant la lutte entre l’affection que l’on porte pudiquement et la certitude de la mort qui surviendra sans peut-être que l’on ait osé exprimer ces étranges machins que sont les sentiments),
  • un duo pour lequel l’artiste se pose au clavier (rare “Pont Verdun”, où la ville d’Angers devient un danger pour ceux qui se méfient de l’amour) et
  • un rôle de choriste sur l’inédit “Je reviens de Différence”,

l’ensemble formant comme un habile decrescendo (chanson solo, chanson de Charlotte en duo, chanson de Jann en duo, chanson de Jann sans parole pour finir).
Pour “Je reviens de Différence”, l’artiste ose une formule rare sur scène : il dit d’abord le texte puis le chante, sans doute une manière d’emphasize, ainsi que le glisseraient les Anglo-saxons, sur des paroles qui semblent synthétiser les tensions internes préalablement signalées. Tel Gilles Vigneault, le mulâtre a un pays sauf que le sien n’est pas l’hiver mais Différence. Dans ce Youkali – chanson que l’artiste aime à interpréter sur scène – halexandérique, il est surtout question

  • d’amour donc de non-reproduction (faire des enfants, oui oui ; espérer se cloner en eux, non non),
  • de liberté donc de reprogrammation de notre logiciel de pensée pour le moment largement construit sur
    • des stéréotypes,
    • des frontières, autrement dit
    • des frilosités d'”âmes grises”, et
  • d’inspiration à piocher dans des mythes régénérateurs
    • (le vent,
    • le chant de la pluie,
    • l’amour sans la possession),

le tout étant articulé autour d’un projet : ne pas regretter d’avoir aimé. Comme il n’y a pas de Youkali, Jann Halexander est bien obligé de se chercher une “Consolatio”, chanson qui concluait son tour de chant sur la tournée précédente. L’idée ? Tout est catastrophique, mais rassurons-nous : ça pourrait être pire et qui sait si ça ne devrait pas tarder. Deux bis concluent ce moment où artiste et public protéiforme se donnent avec bonheur. Le traditionnel “Mesdames et messieurs, je vous aime”, par lequel l’artiste salue le salut que lui offre le public en lui permettant d’exprimer son tourment (salut que l’artiste offre probablement aussi au public, à la mesure d’une chanson,

  • en le faisant anticiper allègrement le concert,
  • en lui donnant l’occasion de se réjouir pendant 1 h 20, et
  • en l’accompagnant d’earworms et de souvenirs quand il aura quitté la salle),

puis l’iconique “À table”, qui est moins une charge contre les “dimanches en famille” qu’un libelle contre

  • les contraintes évitables,
  • l’hypocrisie structurante et
  • la cécité que nous adoptons parce que c’est plus pratique ainsi.

Plus pratique, ça, incontestablement. Plus suicidaire aussi, peut-être.
Le responsable de ce concert personnel, intime et vibrant
est sur scène ce vendredi 15 mars en concert au théâtre de la Clarté, à Boulogne-Billancourt (92).

 

Première partie de Jann Halexander à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier with a little help of Sébastyén Defiolle.

 

(Quitte à vexer la vedette, admettons une nouvelle fois que nous avons beaucoup aimé le pianiste qui s’est produit en première partie du show principal. D’où ce dernier souvenir…)

 

The Exterminating Angel, Opéra Bastille, 29 février 2024 – 3/3

Claudia Boyle (Silvia), Tom Cairns (co-librettiste), Thomas Adès (co-librettiste, compositeur et chef) et Jacquelyn Stucker (Lucia) à l’Opéra Bastille, le 29 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

On l’avait promis ici et , on tient parole ! Non seulement tout va aller de mal en pis, mais c’est sans doute mieux ainsi : tel est l’état d’esprit dans lequel nous a installé Thomas Adès. Nul besoin d’être grand clerc pour parvenir à cette conclusion, hélas, nous en eussions été flatté. Quand la dizaine de personnages encore présents sur scène se retrouvé au matin dans la salle de réception voire de répression, la musique traduit leur état mental.

  • Cuivres grondants,
  • roulements de tambour et
  • fracas divers

déclenchent une lumière rougeoyante. Les comportements, jusqu’alors peu cohérents, deviennent erratiques.

  • Leticia-la-cantatrice (Gloria Tronel) est portée en triomphe ;
  • Blanca (Christine Rice) châtie des collègues avec une serviette (le fouet féminin local) ;
  • le grondement orchestral finit par s’épuiser dans un impressionnant decrescendo.

À l’instar du flux instrumental, Russell (Philippe Sly) lui aussi s’apprête à devenir chauve – comprenez : mourir. Sur scène, on croquerait bien un bout, on aspire à faire un brin de toilette, mais impossible de sortir de la pièce. Impossible même de vouloir sortir de la pièce pour Silvia : il est trop tôt, et elle a confié Yoli (Arthur Harmonic) au Père Sansón (Régis Mengus), alors, pourquoi ne pas contempler le spectacle ? Autour d’elle,

  • on s’adresse des doigts,
  • on se fritte, bref,
  • on cherche à s’occuper.

Ainsi de Francisco (Anthony Roth Costanzo) qui déclenche, sommet de l’opéra occidental, un débat sur la taille des cuillères (vidéo infa)…

 

 

L’orage qui éclate, commenté par le piano, ne dissipe pas les ténèbres ni les questions qui s’empilent. Désormais, il s’agit de savoir comment sortir, mais aussi pourquoi et pour aller où. Quand Blanca cherche le chemin, le commentaire sinueux de Nathalie Forget aux ondes Martenot laisse peu d’espoir. Les repères habituels s’effondrent. Russell tombe dans le coma puis se relève pour dire sa joie de ne pas voir l’extermination, puis remeurt. Beatriz (Amina Edris) gratte les murs. Les reproches commencent à frapper Edmundo (Nicky Spence), l’hôte, sans qui nul ne se retrouverait dans cette situation. Francisco se fracasse contre le mur pour s’enfuir. Beatriz et Eduardo (Filipe Manu) décident de se suicider, donc elle se met en nuisette et lui arbore ses tatouages. Les violons miment le rêve d’une rivière qui coulerait au fond d’un précipice. Le décor commence à partir en lambeaux, l’élégance aussi. On tombe la veste. On se met en zlop. Eduardo déchire la nappe.
Cette destructuration progressive, Thomas Adès excelle à

  • l’accompagner,
  • la précipiter,
  • la ralentir,
  • la contredire et
  • l’amplifier

en musique grâce à une farandole de trouvailles

  • d’orchestration,
  • de couleurs harmoniques et
  • d’organisation du chant, entre
    • soli,
    • dialogues et
    • ensembles.

Le compositeur semble chercher à saturer l’espace des possibles non seulement pour optimiser l’usage de son outil instrumental et vocal mais aussi pour oppresser le spectateur.

  • La multiplicité des personnages,
  • l’apparent statisme (qui est en réalité une dégradation quasi tragique) de la situation et
  • l’absence d’entracte pendant les deux heures de spectacle

contribuent habilement à diffuser insidieusement une sensation d’étouffement qui rapproche donc la salle de la scène où l’extermination par la maladie et le suicide font leur œuvre. On peut bien renverser les derniers éléments du décor encore debout, on ne peut pas renverser la situation. Hors scène, l’armée se révèle impuissante. La foule s’affole. Les personnages se mettent à creuser le sol. Des fragments opératiques se répètent. Des glissades vers le bas permettent d’aller puiser l’eau. Lucía (Jacquelyn Stucker), l’hôtesse, en profite pour se mettre en culotte et soutif. Ce ne sera pas la seule. Maintenant qu’on a bu, on veut manger. On se passionne pour une boîte de médocs. On promet un “grand requiem solennel” si on s’en sort (vidéo infra).

 

 

En même temps, on ne serait pas contre mourir tout en rêvant de gober des antalgiques. On pue, ce qui traduit la “violence filth”. Un air de guitare semble alléger le poids du chaos. D’ailleurs, la porte du fond s’ouvre. En vain. Ce n’est plus le vernis policé qui craque, c’est que rien ne tient. Plongeant dans les abysses de sa voix, Leonora (Hilary Summers) rêve à haute voix d’avoir un fils afin qu’il passe ses fins d’après-midi à copuler. Comme en réponse, les violons explorent le suraigu presque strident, ouvrant la voie au meilleur dialogue de la pièce :

 

– Quel jour sommes-nous ?
– Pourquoi ?

 

Les fiancés décident de “se perdre dans les ombres” en se transformant en “darling little corpse”. L’orchestre rutile :

  • piano grave,
  • cloches tubulaires,
  • roulement de timbale.

Traduction ?

  • Ça baise.
  • Ça accuse.
  • Ça troute les murs.
  • Ça délire.

Un nounours type Covid  apparaît. Lucía copule avec lui sur le piano. Les agneaux et l’enfant refont un tour. La lumière verdit. La maison est placée en quarantaine. On mange des agneaux imaginaires et mal préparés – trop cuits, pas assez salés. Pour briser l’hypothétique sortilège, Leonora invente une formule kabbalistique qui foire complètement. Francisco passe une robe abandonnée par les nanas en petite tenue (un contre-ténor non accusé de bisexisme, ça serait trop, quand même, ici, c’est Paris). Le chœur, hors scène, entonne a capella un “Libera de morte aeterna”. On milite pour sacrifier Edmundo afin de briser le sortilège quand Leticia s’aperçoit (ou décide) qu’ils sont tous peu ou prou à la place qu’ils occupaient au début du grand bordel.
C’est la dernière répétition. On rejoue la première scène. Blanca pianote. Leticia chante les agneaux transpercés de désir. Tout le monde s’incline. Le décor d’Anna-Sofia Kirsch tourne. Yoli et les agneaux-ballons reviennent dans la lumière de l’ombre. Les cloches tintent. Un grand crescendo nous confirme ce que nous redoutions : nous restons toujours enfermés, même libres. Par chance, le plus souvent, nous ne nous en rendons pas compte – et, parfois, cela précipite sur scène

  • une quinzaine de solistes dont la plupart performent en tant qu’acteurs pendant deux heures non-stop avec airs redoutables où ne pas se louper et stichomythies à ne pas louper tout court,
  • un orchestre impressionnant,
  • un chœur invisible mais bien audible, et
  • un compositeur-chef dont le triomphe est à la hauteur du choc que constitue The Exterminating Angel.

 

Les femmes auront des noms de fleur

Affiche originale : Marie-Aude Waymel de la Serve

 

Pour conclure les concerts du Mars féministe, la librairie Publico, haut lieu de l’anarchisme à Paris, m’invite ce vendredi à fredonner des chansons de Béatrice Tekielski, dite Mama Béa. L’artiste, chérie par ses fans pour ses audaces qui lui ont valu d’être l’artiste attirant le plus de spectateurs en France en 1979, a continué de chanter pendant plus de trente ans, imprimant sa marque dans un répertoire associant

  • chansons de dix minutes,
  • manières de gospels,
  • hymnes furieux,
  • blues envoûtants,
  • miniatures de cent cinquante secondes…

 

 

C’est cette diversité stimulante que je voudrais évoquer en une petite heure à l’occasion d’une sorte de veillée

  • acoustique,
  • joyeuse et
  • abrasive.

Comme la musique est plus belle quand elle se partage, je serais heureux de vous compter dans la salle, d’autant que les guitaristes Sébastyen Defiolle et Claudio Zaretti viendront glisser à cette promenade

  • leur swing,
  • leur fantaisie et
  • leurs notes les plus bleues.

 

 

Tous ensemble est presque toujours un plus – donc rendez-vous

  • aux curieux,
  • aux gourmands et
  • aux chansonnophiles sans chapelle

ce vendredi 15 mars à 19 h au 145, rue Amelot (Paris 11). Entrée libre, sortie aussi.

 

Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 1/3

Pierre Réach, le 10 mars 2024 à la synagogue de Copernic (Paris 16). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans un monde volontiers cynique et arrogant qui, forcément, nous contamine, un récital de Pierre Réach peut servir de salutaire rappel à l’ordre. En effet, le pianiste n’est jamais là où on l’attend. Ce dimanche de mars, bien que l’on ait eu l’occasion de fréquenter un peu le personnage,

  • on s’apprête à écouter une figure tutélaire forcément tenue à une exécution de bon aloi, les années, les honneurs et l’aura exigeant – suppute-t-on – une forme de sévérité plus chic que choc ;
  • on imagine voir un artiste bridé par l’émotion que l’attentat du Hamas et la violence inouïe déclenchée en écho font singulièrement planer dans les lieux de culte israélite ;
  • on anticipe un Beethoven rodé voire érodé par des dizaines d’années de pratiques et une intégrale dont le troisième coffret est sur le point d’être commercialisé.

La suite nous donnera tort sur ces trois points, à commencer par sa supposée monomaniaquerie beethovénique. De fait, le concert s’ouvre sur la création de sept préludes d’Aharon Harlap, retenu en Israël.

  • Le premier se révèle harmonieux mais semble refuser la joliesse en accolant une série de fragments dont l’interprète tâche de proposer une cohérence sonore.
  • Le deuxième, plus grave, paraît travailler l’art de dénouer de façon consonante le plaisir de l’intervalle de seconde.
  • Le troisième est un presto auquel les notes répétées donnent un aspect presque hispanisant, Pierre Réach lovant la précipitation inquiète du mouvement dans une pédalisation harmonieuse.
  • Le quatrième profite sans fausse pudeur d’un rythme appuyé de danse populaire, associant des registres contrastés et tirant pour partie son efficacité de sa concision.
  • Le cinquième puise sa musicalité dans un maelström de contrastes, déchirures, suspensions, hésitations qui sabordent avec malice le développement toujours repoussé de la ritournelle matricielle – charme et frustration d’un prélude…
  • Le sixième est une méditation qui se concentre dans le médium et les graves, comme pour préparer un finale pétaradant. Et, en effet,
  • le septième laisse exploser des syncopes calées sur un swing presque gymnopédique (en moins uniforme cependant) jusqu’à la coda brusque en forme de pirouette.

En somme, de la musique agréable (c’est pas une insulte), maline et habilement troussée. L’exécution attentive et inspirée de Pierre Réach transforme ces préludes en un prologue non dénué des charmes d’un apéritif au sens étymologique du verbe aperire.
Le récital Beethoven peut alors commencer avec la Première sonate officielle de Ludwig. D’emblée, vole en éclats leur crainte d’une interprétation BCBG, sentimentaliste et passe-partout. Pierre Réach a décidé d’envoyer – du bois, la sauce, du lourd, peu importe, il va envoyer. Pour preuve, dans l’Allegro, il joue sur les contrastes entre

  • tonicité décidée,
  • envolées de la main droite et
  • accès de douceur subite

(même si cela escagasse le concertiste, on pense souvent aux accès de colère de Beethoven, moins à ces moments où le renfrogné acariâtre qu’il semble avoir été souvent tombe la grimace). En trois minutes, le musicien renvoie dans les cordes les vieilles carnes qui auraient redouté un programme déséquilibré, la première sonate n’ayant pas le prestige des sonates à titre comme “La tempête” et “L’appasionata” qui nous attendent. Renversant la table, peut-être poussé par une acoustique guère flatteuse, il privilégie la compacité sur le mignon.

  • Solide,
  • cohérent,
  • radical

est son propos qui, dès lors, pourra chafouiner ceux qui s’attendaient à une sorte de paisible promenade post-mozartique. Point de monotonie pour autant : le danger est écarté par la grâce

  • des ornements élégants,
  • des respirations qui clarifient et
  • des nuances qui séduisent.

L’Adagio voit Pierre Réach profiter d’un tempo plus recueilli pour valoriser l’harmonie grâce à

  • l’art du sustain,
  • la précision des tenues et
  • l’accentuation discrète de notes stratégiques.

À cet axe de structure s’ajoute un axe de mouvement.

  • L’articulation rigoureuse donc donnant une impression de souplesse,
  • la polyphonie claire (jadis, on appelait ça l’indépendance des doigts…) et
  • l’agogique bien tempérée

colorent le geste du pianiste. Dans le Menuetto-Allegretto, Pierre Réach profite des questions-réponses prévues par le compositeur pour ménager à la fois les contrastes attendus et les surprises qu’il décèle dans le texte. Cela peut

  • EXPLOSER via des sforzendissimi ravageurs,
  • résonner grâce à des fortissimi têtus et
  • se laisser aspirer par la tentation du silence grâce à des decrescendi de toute beauté,

l’organisation de ces trois pôles happant sans cesse l’oreille et rappelant que

  • clarté n’est pas prévisibilité,
  • structure n’est pas rigidité, et
  • répétition n’est pas photocopie.

Le Prestissimo final est le moment par excellence où une telle lecture beethovénienne peut s’épanouir. Chez Pierre Réach,

  • la célérité est roborative,
  • le groove protéiforme
    • (allant impitoyable,
    • accents sidérants,
    • motorisme rugissant) et
  • le battement des diastoles-systoles saisissant
    • (aux forte assumés répondent
    • les brusques douceurs des piani et
    • les entrelacs hypnotisants de la polyphonie).

Comme dans les préludes de Harlap, l’interprète étonne par sa capacité à exprimer la spécificité de chaque segment mais aussi ce qui les unit par-delà les différences. Outre le symbolisme humaniste impliqué par ce talent qui est aussi un savoir-faire et le résultat d’un travail dont on peine à imaginer la rigueur, cette caractéristique trahit l’avantage d’une vieille familiarité avec le répertoire. En musique, la familiarité, quand elle est saine, n’a rien à voir avec le confort à pantoufles que nous esquissions au début de cette notule. Ce n’est pas non plus cette espèce de vulgarité fade qui est un terreau précieux pour les petits arrangements mortifères mais rarement évitables des couples qui durent donc qui s’usent, incluant la négociation entre la fatigue paresseuse dopée par l’itération et

  • les devoirs,
  • l’élégance,
  • le régénérant.

La familiarité entre LvB et Pierre Réach ressemble plutôt à un éloge

  • du ressassement comme art de la compréhension,
  • du mâchonnement comme pont vers la découverte au-delà de l’immédiateté, et
  • de la reprise ad libitum comme réenchantement perpétuel de l’intimité.

Voici sans doute ce qui permet de proposer une interprétation aussi radicale, donc aussi saisissante, qui promet d’être puissamment éclairée par les deux œuvres-phares qui concluent la set-list et que nous évoquerons dans une prochaine notule.

 

Plus d’articles sur Pierre Réach (compte-rendu de disque et de concert + grand entretien) ici.
D’autres articles à suivre !

 

Tristan Pfaff & friends, Salle Gaveau, 7 février 2024 – 4/4

Alexis Cárdenas, Tristan Pfaff, Julie Sevilla-Fraysse, Erminie Blondel, Marie Gautrot et Laurent Arcaro à la salle Gaveau (Paris 8), le 7 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Et si, après une heure dix de musique contée ici, et même re-, on finissait le récital au café ? C’est la proposition de Tristan Pfaff qui, à l’occasion de son dernier récital à la salle Gaveau, conclut son programme par le Café music, trio composé en 1987 par le pianiste Paul Schoenfield pour piano, violon et violoncelle. Musique typique des commandes américaines

  • (dynamique,
  • consonance avec des dissonances,
  • lisibilité thématique),

cette œuvre, créée par le compositeur, est son tube, le cylindre étant le maître-mot de la soirée. L’écriture enjouée se partage entre

  • tropismes latino-américains,
  • jazzismes et
  • tsiganismes

bien tempérés voire polis par un savoir-écrire patent. La partition est donc fort plaisante quoique, à notre goût, un brin alourdie par un grand nombre de redites. Le programme ayant omis de préciser que l’œuvre comptait trois mouvements, les gens bien mis qui ont investi dans ces bouts de papier vendus à prix presque d’or font ce que font les gens bien mis à la fin d’un concert : ils offrent un triomphe aux musiciens. Pas de bol pour eux ! Après l’Allegro liminaire, restent deux mouvements à esgourder.
Un Andante moderato à 12/8 repousse la barque vers le large grâce au ploum-ploum et aux contretemps du piano. Bientôt, les trois associés se complètent, et l’on goûte

  • l’engagement vif-argent et néanmoins juste du violon d’Alexis Cárdenas,
  • la chaleur sans concession du violoncelle de Julie Sevilla-Fraysse et
  • la capacité synthétique du piano de Tristan Pfaff, à la fois
    • leader,
    • résonateur reprenant et prolongeant des bribes des propos tenus par ses acolytes,
    • accompagnateur aux harmonies riches mais point tarabiscotées, et
    • dérangeur d’ordre établi.

Nouvelle déception pour les gens bien mis (ha, cette émotion quand l’optimisme s’exprime par des applaudissements !), car c’est pas fini. Reste un ébouriffant presto à deux temps et plus si besoin. Avec un piano électrique, plaquant son accompagnement dans des registres contrastés qui semblent presque s’interpoler, ça repart et rebondit sur les chapeaux de roue.

  • Les pognes de Tristan Pfaff tressautent,
  • ses saucisses courent, et
  • ses collègues s’approprient
    • la pulsation,
    • le rythme et
    • le groove

avant un finale alla rag. À l’arrivée, notre enthousiasme est, osons l’oxymoron, mitigé.

  • Une interprétation incandescente et complice,
  • une apparente simplicité harmonique d’une belle facture et
  • des moments entre pimpants et amusants

ne sauvent pas, à notre aune, la partition d’un sentiment récurrent de ressassement un brin longuet frisant le tirage sur la corde plus qu’à la ligne. Cette fois, l’ensemble du public peut accorder un triomphe à Tristan Pfaff et à sa bande pour l’ensemble de leur travail. Les décibels ainsi récoltés valent bien un double bis.
D’abord l’earwormYoukali”, cette chansonnification par Roger Fernay d’après un conte musical inspiré à Kurt Weill par un roman de Jacques Deval. Ensemble, les trois chanteurs se partagent ce terrible constat : le pays de nos désirs a l’air super mais souffre d’un défaut – il n’existe pas.
Ensuite, histoire de ne pas nous quitter sur une fredonnerie joyeusement déprimante, le MC de la night paye son morceau de bravoure sans lequel il n’est pas de bon récital de piano en dégainant la Mary Poppins Fantasy inspirée à Natalie Tenenbaum et Stephen Hough par la musique de Richard M. et Robert P. Sherman. Comme Arcadi Volodos a truqué la “Marche turque” ou Vittorio Forte s’est amusé avec “CPE” Bach, voici un florilège du produit Disney boosté par un coquetèle d’amphétamine et de speed. Ambiance à l’américaine :

  • on reconnaît des airs,
  • on est ébaubi par la performance technique,
  • on est emballé par la capacité à faire musique d’une avalanche de notes confinant au démoniaque.

C’est

  • circassien mais onirique,
  • pétaradant mais maîtrisé,
  • sciemment épatant mais joué avec le savoir-faire classique qui ne profite pas qu’il s’acoquine avec strass et paillettes pour jeter la substance poétique avec le frac.

Se mêlent

  • l’absurde mais curieusement indispensable devoir de montrer que l’on sait jouer,
  • le plaisir de profiter d’une technique surhumaine pour s’amuser en classicisant du populaire, et
  • la joie de permettre au spectateur
    • d’arrondir les yeux,
    • de se décrocher la mâchoire et
    • de partir avec un smile grand comme aç retrouver la vie, la vraie.

Magistrale conclusion d’un récital

  • dont les artistes nous ont globalement épatés, et souvent puissamment,
  • dont la variété stylistique a permis aux mélomanes, experts autoproclamés ou curieux assumés, de se goberger, et
  • dont la set-list s’est révélée sublimement construite grâce à
    • son astucieux arrangement musicologique,
    • son mélange de formations et
    • sa concaténation de découvertes et de tubes.

Le brio de cette conception ne manque pas d’ajouter à l’aura d’un jeune pianiste qui, lui-même, ne se contente pas de jouer :

  • il pense, l’énergumène,
  • il partage, le bougre,
  • il invente, l’animal.

Ceux qui gravitent autour de La Roche-sur-Yon pourront en profiter début mai, le pianiste articulant trois concerts où certains noms d’artistes ne manqueront pas de ring a bell aux lecteurs de ce compte-rendu. Beaux plaisirs à ces heureux fripons – les billets pour ce cinquième Printemps musical sont désormais en vente ici !

 

Fruits de la vigne – Moulin de Cassy 2014

Photo : Bertrand Ferrier

 

Partie de 3 ha en 1970, l’exploitation des Compagnet est devenue un blob, géré par Olivier depuis 1994, qui exploite trois châteaux – Le Pey pour la vitrine et, dans l’une des annexes, Moulin de Cassy dont la page et ses “fiches techiques” dolorise un rien les billes. Un temps classé en cru bourgeois comme 40 % de ses confrères du Médoc, le château semble avoir abandonné l’appellation un rien pompeuse (qui classe les crus susnommés en troisième division des crus bourgeois, derrière les CB supérieurs et les CB exceptionnels). Il n’en revendique pas moins une belle superficie de 12 ha argilo-calcaires suscitant 80 000 bouteilles mêlant à égalité cabernet sauvignon et merlot.
La robe du millésime 2014 – les connaisseurs lui préfèrent de loin le 2012, mais ça tombe bien, on n’est pas du club – nous évoque une gelée de cassis. La profondeur trouble du visuel refuse les charmes mignards du tout-obscur ou du charmant-rougeoiement. Ce n’est pas sans nous affrioler, olé, comme un café.
Le nez renâcle à proposer un panier de fruits rouges. Il semble mettre en avant de la terre récemment retournée (pas forcément pour y glisser un cadavre sous une bâche, on pensait plutôt à un futur potager) voire quelque fragrance qui fricote avec le cuir. C’est singulier et certes pas inintéressant.
La bouche est elle aussi complexe. Elle attaque sans rondeur, fière d’un pincement stimulant. On y croit percevoir

  • du café,
  • des épices (de la cannelle singulièrement) et
  • une amertume agrémentant la densité de la chose.

In fine, cette insaisissabilité inopère, et hop, le potentiel de séduction de la quille : on est

  • intrigué et perdu,
  • intéressé et désorienté,
  • attiré et décontenancé.

Le mariage du produit avec un boudin noir et ses haricots frais ne suffit pas à nous remettre d’équerre, nous laissant subodorer que nous avons affaire à un vin à potentiel, certainement, mais dont le côté peu structuré voire dégingandé pourra désarçonner certains dégustateurs… dont nous sommes. Rien de grave, juste de l’essentiel comme l’aurait stipulé Armand Gatti en concluant :

 

Un jour,
nous saurons
quelle part de notre mort
nous avons offerte
au besoin de cadrer le ciel
(Comme battements d’ailes. Poésie 1961-1999, Gallimard, “Poésie”, 2019, p. 89).

 

Faut-il cadrer le ciel ou le vin ? Vous avez une vie pour louvoyer et décider.

 

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