Tristan Pfaff – Le grand entretien – 7
Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau…
Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui
3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
À paraître
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre
7. Faire face à la critique
Depuis ses débuts, il y a une quinzaine d’années, Tristan Pfaff comptabilise huit disques et des centaines de concert dans plus de trente pays. Chacun de ces moments est scruté par les paparazzi de la musique classique que sont les critiques. Professionnels ou amateurs, musiciens ou mélomanes non pratiquants, journalistes reconvertis dans l’évaluation des artistes ou passeurs de pommade institutionnels, nous pouvons tous exprimer notre avis sur un récital ou un album, dans un organe de presse, sur notre blog, en direct après un récital… Comment vit-on quand sa biographie Internet ressemble à un feuillet de Trip Advisor, où les grandes tirades louangeuses s’épicent parfois de billets venimeux pas piqués des hannetons ? Tristan Pfaff nous donne un aperçu de son ressenti, où sérénité, sensibilité et mordant s’entrechoquent sans se ménager !
Le sujet que je te propose d’aborder pour ce nouvel épisode de notre entretien, on l’a abordé mais sans l’aborder (si, si). En effet, on n’a pas vraiment parlé des liens que tu entretiens avec la critique, dans sa diversité. Quels sont-ils ?
Aussi étonnant que ça puisse te paraître, ils sont avant tout humains. Beaucoup d’artistes, quand ils sont égratignés, s’offusquent en disant : « Mais qui c’est, ce nobody, pour se permettre de me critiquer ? » En revanche, je n’en connais pas beaucoup qui s’exclament, offensés : « Mais qui êtes-vous pour dire autant de bien de moi ? » Dans ce sens-là, ça va toujours bien ! En réalité, le critique que je redoute vraiment, c’est moi. Il assiste à tous mes concerts et, si j’ai raté un passage à un concert, lui ne me rate pas. Toutes les critiques les plus positives du monde, toutes les marques d’appréciation des proches et du public ne me consoleront pas d’avoir mal négocié voire franchement raté tel ou tel passage. Je connais la chanson des amis, après : « Mais tu rigoles, c’était rien, personne n’a entendu ce truc à part toi, en plus cet autre passage, c’était magnifique », etc. Peine perdue : je resterai inconsolable.
« J’ai gagné une forme certaine de liberté »
Et quand, au contraire, ça s’est bien passé ?
C’est peut-être plus rare mais, quand tu es super content de la manière dont tu as joué, il arrive que quelqu’un vienne te dire : « Bizarre, moi, je voyais pas ce passage comme ça », blablabla… Bon, ben, si, moi, j’ai l’impression d’avoir fait ce que je voulais faire, je n’ai qu’une réaction : « Dommage, mais c’est moi qui suis sur scène et tu n’es pas Chopin, donc, comme disait Horowitz, je fais ce que je veux, point barre ! »
… ce qui n’est pas tout à fait exact !
Certes, mais c’est une manière de dire : « Écoute, mec, j’ai bossé, j’ai réfléchi, j’ai choisi, j’ai joué, et je vais pas diminuer ma satisfaction d’avoir joué comme je le souhaitais. » Ce qui, là encore, n’est pas tout à fait exact. Tant qu’à faire, j’aurais préféré que la personne passe un meilleur moment plutôt qu’elle ronchonchonne parce qu’elle n’imaginait pas l’œuvre telle que je l’ai interprétée. Tant pis !
D’autant que, si tu l’avais jouée autrement, elle serait peut-être venue te dire qu’elle l’aurait imaginée autrement…
Qui sait ?
Ta chance est de ne plus être en concours mais en concert !
En effet, depuis une quinzaine d’années, j’ai gagné une forme certaine de liberté.
Néanmoins, tu ne peux pas échapper à la critique. Celle-ci est consubstantielle à l’art. Qu’elle se manifeste par un regard complice et fasciné échangé entre spectateurs, des brava sincères, des soupirs ou des consultations de cellulaire parce que les gens s’ennuient, elle va avec l’idée même de musique, non ?
Peut-être, je ne sais pas. Tu ne crois pas qu’on peut être dans l’instant et en profiter ?
Non. Et toi ?
Je ne sais pas. En revanche, je sais que l’impact de la critique varie en fonction de son auteur. Si celui qui vient me démonter n’est pas pianiste, s’il ne sait pas ce que c’est d’être sur scène, son propos n’a pas la même portée que si c’est un pair qui me juge.
« Ce qui me choque dans certaines critiques, ce n’est pas la critique : c’est le procédé »
Toutefois, le jugement d’un pair peut être biaisé par les liens affectifs (positifs ou négatifs) ou les communautés d’intérêt qui vous unissent !
Moi, quand un pianiste que j’estime m’adresse un compliment, je ne fais pas la fine bouche, j’en suis extrêmement heureux. À l’inverse, s’il me laisse entendre que je l’ai déçu, ça m’affecte beaucoup plus que si Tartempion décrète que j’ai mal joué. Euh, attends… Je suis en train d’enfoncer à grands coups de rein une porte ouverte, non ?
Pas forcément. Par exemple, certains artistes affirment se désintéresser totalement de la critique, d’autres ne comprennent pas que tout le monde ne soit pas en extase devant eux, d’autres encore témoignent de leur vulnérabilité face aux recensions de leur travail…
C’est vrai que je connais beaucoup de collègues qui ne veulent pas du tout savoir. Moi, je suis prêt à prendre ce risque.
Alors comment réagis-tu quand ton disque des valses de Chopin, acclamé par la presse spécialisée, se fait rafaler par un critique ?
Heureusement que les autres critiques étaient louangeuses ! Mais la personne qui a signé l’article dont tu parles ne m’inspire pas le plus grand respect. J’insiste : c’est le fait de démonter un disque sans nuance qui me choque, pas la critique en elle-même. Clairement, aucune critique négative ne réjouit aucun artiste sensé, même s’il nous arrive de faire semblant que ça nous amuse ou que ça nous indiffère. Néanmoins, souvent, quand un critique n’a pas aimé, que ce soit un disque ou un récital, ou il n’en parle pas parce qu’il sait quelle énergie cela exige, ou il nuance ses piques. Ce peut d’ailleurs être tout aussi violent à lire, car chacun traduit très bien les sous-entendus fielleux et les euphémismes de convenance. Reste que le procédé n’est pas le même que de fracasser un disque et un artiste.
« Qui a récolté plus de critiques immondes que Horowitz et Cziffra ? »
Comment se relève-t-on quand on se prend une bonne avoine en plein visage ?
Je ne prends pas les critiques virulentes en plein visage. C’est comme si un roquet aboie dans la rue : s’il te dérange, tu fermes la fenêtre et tu continues ce que tu étais en train de faire.
Concrètement, ça se passe comment ?
D’abord, tu te concentres sur ta musique. Moi, je ne peux pas obliger les gens à aimer ce que je fais, je peux juste travailler pour proposer la plus belle musique dont je suis capable. Alors, je travaille ! Ensuite, tu relativises. Si tu as une seule fausse note critique dans un concert de louanges, franchement, ça va. Et, enfin, tu vas de l’avant. Une critique à l’acide, désolé pour mes éventuels détracteurs, ça ne va pas m’empêcher d’enregistrer d’autres disques !
Ces aboiements d’un roquet contre tes valses ne constituaient pas ta première mauvaise critique.
Je me souviens d’un type qui n’avait pas aimé un disque, je ne sais plus si c’était Tableaux d’enfance ou Voltiges. Il avait signé un papier un peu moyen. Pas assassin, mais franchement moyen, en vrai. La maison de disques l’invite cependant à Gaveau. Dans une salle pleine, j’y donne le meilleur concert de ma vie. Le public est hyper enthousiaste. Le type n’a pas tenu. Il est parti à l’entracte, avant les pièces de bravoure. Il a eu complètement raison. Si les applaudissements que j’ai récoltés dans la première partie lui déchiraient les tympans, ceux auxquels j’ai alors eu droit (je ne dis pas ça pour me hausser du col, des vidéos de ces moments circulent sur YouTube) l’auraient fait voler en lambeaux !
Ça, ça doit rendre le smile…
Oh, oui, ça m’amuse, mais je garde le nord : j’ai demandé à Ad Vitam de ne plus jamais l’inviter. Par bonté, hein ! S’il n’aime pas comment je joue, je ne souhaite pas qu’il souffre, tu penses ! Qu’il laisse sa place à quelqu’un à qui le récital plaira. Sérieusement, quelqu’un qui déteste ou méprise mon travail, dans la mesure où cette engeance est rare, ce n’est pas une catastrophe. J’en ai eu deux-trois en vingt ans, y a pire. À chaque fois, ça m’énerve, mais ça a aussi tendance à me motiver. C’est donc un mal pour un bien !
Est-ce une particularité de la critique à l’encontre des artistes déjà reconnus mais pas encore superstars ? Les cadors récoltent rarement de mauvaises critiques…
Proportionnellement, peut-être. Mais plus tu as de bonnes critiques, plus tu as de probabilité d’en récolter aussi de mauvaises. Qui a eu plus de critiques immondes que Vladimir Horowitz ou György Cziffra ?
Peut-être que les temps ont changé…
Peut-être.
« J’essaye d’apprendre à relativiser »
Ta force mentale, tu la puises aussi dans le fait que les valses de Chopin ne sont pas ton premier disque.
Bien sûr, aujourd’hui, je peux prendre un peu de recul. Les valses, c’est mon huitième disque, j’ai presque quarante ans. Je ne me considère pas comme « arrivé » ; je ne suis ni blasé, ni toujours zen ; et je préfère les bonnes critiques aux mauvaises. Donc je peux m’énerver sur le moment contre un scribouillard qui a cru bon de cracher son venin. Néanmoins, quand les autres critiques ont apprécié mon disque et que les spectateurs viennent à mes concerts, la bave du corbeau atteint la blanche colombe mais elle ne va changer ni ma vie ni mon orientation artistique. Je n’attends plus de validation. J’avance. Qui m’aime me suive, et bon vent aux autres !
Sera-ce la maturité que d’arriver à trouver un juste milieu entre la réaction façon Magritte (« tout le monde m’affirme que vous êtes une vieille pompe à merde, il va de soi que je n’en crois pas un mot ») et l’indifférence ?
Disons que j’essaye d’apprendre à relativiser. Donnons des ordres de grandeur : une bonne critique de Jean-François Zygel, ça touche des dizaines de milliers de personnes dès qu’elle est publiée sur les réseaux ou diffusée dans les médias. Les organes de presse dite spécialisée, c’est un peu dépassé. Quand il n’y avait pas Internet, tu en avais besoin pour être au courant. Aujourd’hui, c’est plutôt le contraire, c’est plutôt eux qui ont besoin de nous.
En quel sens ?
Leurs articles sont surtout lus quand les artistes les ont postés en story sur Facebook ou sur leur IG. Je précise que ne suis pas le moins du monde vindicatif à leur égard, pas du tout. Je ne peux pas demander à la fois que l’on respecte mon travail et ne pas respecter celui des autres ! Je mets juste en perspective le pouvoir de nuisance que certains collaborateurs de ces revues s’imaginent avoir en détruisant des disques ou des artistes. Moi, si des critiques aiment mon travail et le disent, merci, ça ne fait jamais de mal et ça réchauffe le cœur. S’ils ne l’aiment pas et le disent aussi, même incorrectement, bah, je survivrai. La preuve !
À suivre…
Pour acheter le disque des valses de Chopin, c’est par ex. ici.
Pour réserver en vue du concert-événement du 7 février à la salle Gaveau, c’est là.
“Lohengrin”, Opéra Bastille, 27 septembre 2023
“Le monde de Wagner, c’est plus ou moins celui de Matrix ou de Marvel”, assène le metteur en scène Kirill Sebrennikov dans sa vidéo de présentation, promettant d’en tirer parti via un spectacle digne d’une superproduction hollywoodienne. Malgré le racisme autorisé qui frappe les Russes, il a été confirmé pour cette production car il a été placé en résidence surveillée par le régime poutinien, ce qui vaut immunité de ce côté-ci des frontières. De plus, il va mettre en scène la guerre. Faut-il pour autant se réjouir de voir à l’œuvre, pour la première fois à l’Opéra de Paris, celui qui a déjà monté Parsifal à Vienne ? Nous sommes allés le vérifier.
L’histoire : pour un résumé fiable, voir notre précédente chronique sur l’opéra ici. Mais, évidemment, l’histoire racontée par le metteur en scène n’a rien à voir avec celle de l’opéra. Tsss, tsss, seriez-vous des petits-bourgeois étriqués ?
Dès le prologue, une vidéo montre un soldat d’aujourd’hui se promenant dans la forêt. Dans une esthétique type David Hamilton gay, il minaude, se fait caresser et caresse le décor, finit par se mettre nu et saute dans un lac. Au sortir de l’eau, il nous montre son sexe et se refait caresser. On a aperçu ses tatouages, dont des ailes de cygne, pour essayer de raccorder avec la thématique du jour : il était moins une.
Quand le rideau se lève, le décor représente un espace désaffecté divisé en quatre parties, un écran reprenant le lac et la forêt de l’intro. Des sortes de Daft Punk en plus nombreux, moins bruyants et avec un bocal opaque pour poisson rouge allergique à la lumière en guise de casque apparaissent. Ils sont munis de trompes qu’ils transforment à l’occasion en bâtons de majorette. Une figurante, perruquée jusqu’aux chevilles et jouant Elsa, danse comme une folle, montrant généreusement ses gambettes et occasionnellement ses fesses et sa chatte poilue. Quelques instants plus tard, elle est nue à son tour. Tout le monde ou presque est nu, alors ? Pas de doute possible : on est bien à l’Opéra Bastille.
Le roi Heinrich der Vogler (Kwangchul Youn) discute avec Friedrich von Telramund (Wolfgang Koch) derrière un cercle noir. La vraie – c’est réducteur, évidemment, mais enfin – Elsa (Johanni van Oostrum) apparaît, attirée par son double. Les amateurs de nichons grimacent car ledit double se rhabille. Des tags sont projetés sur le décor tandis qu’une troisième Elsa arrive. Le film érotique gay revient. En brandissant sa canne, Telramund s’écrie : “Vois mon épée !” On imagine que le chanteur a refusé de sortir sa bite, hélas, alors que le symbole eût été plus conscious. À défaut d’extase, on reconnaît de suite la patte de Franck Evin, l’éclairagiste : la scène est sous-éclairée et l’entrée de Lohengrin (Piotr Beczala) est symbolisée par l’arme fatale – l’éblouissement long, pénible et agressif des spectateurs. Un art total de se moquer du monde se confirme.
Pour accompagner le rôle-titre, deux chippendales, munis chacun d’une aile géante de cygne, se meuvent torse nu, forcément torse nu. Lohengrin est vêtu en militaire contemporain. Les chippendales font tourner les néons comme d’autres les serviettes. On comprend a posteriori que cela remplace le premier combat entre Telramund et Lohengrin ; et, comme eût chanté Frederik Mey, “ainsi finit le premier acte”, idéal pour que tous ceux qui raffolent de culture et aiment l’apocalyptique dès lors qu’ils sont à même d’en apprécier le profond message sociocritique.
Le décor de l’acte deuxième est celui d’une maison divisée en trois parties et demie : une sorte de salle à manger-théâtre avec un bas-relief en haut, une entrée, un salon décoré alla 1960 ou 1970, un cabinet de toilette à cour. Cet endroit est la vedette d’une vidéo où l’antique Telramund va faire popo ou se doucher, c’est pas super clair. Ortrud (Bastille frémit : c’est Nina Stemme ! c’est Nina Stemme !) ramasse ses béquilles et les lui file. Quand les chanteurs arrivent en vrai, ils boivent un sky et Ortrud garde à la fois la boutanche et son glass. Sur une vidéo tourne un vinyle.
À cour, une caméra apparente, parfois manipulée par l’un des chanteurs, fixe l’un des fauteuils. Sur les écrans se côtoient des vidéos énigmatiques et des images prises en direct, façon concert dans les grandes salles, et parfois envoyées tête bêche. Des infirmières psy s’agitent (la fausse Elsa numéro 1 ne dansait-elle pas comme une folle ?). La folie convulse Elsa, qui a quitté le blanc pour le rouge puisqu’elle est amoureuse et veut du sexe pour la première fois de sa life. Les fausses Elsa arrachent leur perruque pour révéler leur autre perruque de chauves. Comme dit l’humoriste : “Damned, sous sa fausse barbe, le maudit en cachait une vraie !” On aurait trouvé plus puissant que, sous la perruque de blonde se cachât une même perruque, mais bon, porter une perruque pour être chauve sans même avoir subi une chimio, quel oxymoron, bref. L’important est que les filles se contorsionnent sur la table puis chorégraphient avec les infirmiers. Telramund en avant-scène ne nous empêche pas de voir une vidéo de soldats sans doute morts dans la forêt. Au cas où un doute subsisterait sur le fait que la guerre, ça tue, un gros plan sur une tête de mort sert de Stabylo aux lents de la comprenette dont nous sommes, certes, mais pas tout à fait à ce point.
Quand le rideau se relève, nous voilà dans un camp militaire. Attention pour ceux qui essayent encore, les malheureux, de suivre l’histoire de Lohengrin raconté par Richard Wagner, jusque-là, c’était du biscuit. Soit, donc, un camp militaire. Certes, c’est la guerre, mais pas que. Enfin, si, ici, c’est que la guerre. Art martial total, en somme. À jardin, les valides bâfrent. À cour, les éclopés s’entassent dans des lits avec des pieds à perf. À l’extrême-jardin, c’est la morgue, on y reviendra.
Telramund clope, Ortrud refuse sa sèche. Le type en costume cravate du début vient remettre des médailles aux éclopés, c’est le roi. Dans leur caserne, les soldats louent Elsa et l’invitent à s’avancer. Ortrud, peut-être pour s’occuper, se baladent entre les tables et les lits. Elsa est plaquée sur un lit d’hôpital et privée de sa perruque capillaire pour que l’on voie sa perruque chauve. Des morts arrivent à la morgue. Les images du prologue reviennent. Des morts ressuscitent. Ils sont nus, bien sûr. Ceux qui aiment les fesses mâles sont peut-être ravis. Les scènes des morts en forêt reviennent en vidéo. Elsa, chauve, est bordée dans son lit d’hôpital par son futur époux. L’employé torse nu de la morgue nettoie le sol. Fin du deuxième acte.
L’acte troisième s’ouvre sur une vidéo où des soldats luttent au ralenti contre des fumigènes grotesques. Sur la scène, c’est noce. On fume, on boit, on se fait prendre en photo en couple devant un fond cheap où se prélassent deux cygnes. Quand tout le monde est parti, on apporte un lit médicalisé pour que la nuit d’amour de Lohengrin et Elsa se déroule sous les meilleurs hospices, haha. Pendant qu’Elsa cause de bonheur céleste, Lohengrin allume une clope. Elsa aussi tire une taffe. Teralmund, Ortrud, les deux chippendales et quatre Daft Punk investissent l’espace. L’un des chippendales fait tourner non plus les néons mais une ampoule pour dessiner un Ring, qui rappelle tant la ring-light du premier acte que la tétralogie qu’évoquaient à l’acte II les nom de Wotan et Freia.
Les Daft Punk sont bientôt six. Au lieu du combat, ben, rien. On n’évacue pas Teralmund, censé être tué par Lohengrin, mais Elsa. Les figurants changent le décor alla Olivier Py. On met les tables à roulettes les unes sur les autres. On repousse les praticables. On vide la scène pour qu’elle ressemble à un hangar gris, sale, muni de barbelés évoquant les couronnes tressées tout au long de l’opéra. C’est beau comme un film de Luc Besson.
Le chœur de soldats contemporains est en scène avec les morts et le héraut du roi (Shenyang) muni d’un adorable sac plastique. Une fausse Elsa voilée est prise pour Elsa par le roi, la vraie étant contentionnée dans le lit médicalisé. Même substitution (moins le voile) pour Lohengrin. Le vrai héros confond Telramund grâce à une prothèse de jambe également en plastique. Enfin, tout le monde se tourne vers un mobile transformé en écran. Après être grimpé sur un char en décomposition, Lohengrin se barre, revient pour libérer et instituer le duc de Brabant, histoire a minima d’escagasser Ortrud, et voilà.

Johanna van Oostrum en Elsa, le 27 septembre 2023 à l’Opéra Bastille. Derrière elle, Nina Stemme. Photo : Bertrand Ferrier.
On avait abandonné l’Opéra de Paris pour partie à cause d’une tristesse que l’on a retrouvée ce 27 septembre. En effet, comment ne pas éprouver un fichu désarroi en constatant le gap entre l’extraordinaire somme de talents assemblés de part et d’autre de la scène et le mépris ouvert de la mise, précisément, en scène ? Certes, vu le paquet de pognon que met l’État dans cette institution, on doit s’émouvoir devant l’absence de solistes français, hormis des membres du chœur pour partie déjà cités sur ces pages. Certes, pour les mêmes causes, on doit s’émouvoir devant l’absence de Français itou dans la partie scénique de cette nouvelle production : hormis le Nantais Franck Evin, ni la direction musicale, ni la mise en scène, ni les décors, ni les costumes, ni la vidéo, ni la chorégraphie, ni la dramaturgie (?) ni même la direction des chœurs – fort convaincante ici – n’est confiée à des artistes français. Vu l’investissement étatique, cela ne peut pas ne pas poser question. Mais on doit y ajouter cette question : pourquoi engager des gens payés des fortunes pour trahir une œuvre ? Que dirait-on à un chanteur s’il se décalait systématiquement au prétexte que, symboliquement, c’est vachement plus mieux s’il part trop tard ou trop ou pas ?
C’est rageant car les forces en présence sont éclatantes – certes pas les plus starisées, mais qu’est-ce qu’on s’en tampiponne ! Si Piotr Beczala commence avec une prudence un rien excessive à notre envie de le voir sortir du bois, Johanni van Oostrum, dont c’est la deuxième apparition dans le Grand Vaisseau, prend tous les risques d’emblée en osant poser des suraigus tranquillement avant un crescendo. Spectaculaire ! Le chœur d’hommes, à rude épreuve dans cet opéra et pourtant jamais senti à l’ouvrage, rejoint l’orchestre dans une recherche non de puissance mais de largeur de palette. La direction attentive d’Alexander Soddy se distribue entre ensemble vocal, ensemble orchestral et solistes. Nina Stemme et Wolfgang Koch osent des duos incarnés. Nina Stemme n’a crainte d’exceller dans la perversion que son immense tessiture permet de teinter de façon abasourdissante. L’orchestre répond aux exigences de la partition avec un semblant de gourmandise. La spatialisation des cuivres saisit par l’effet stéréo, et un minicouac rassure sur la véracité de ce que nous vivons avec les artistes dans l’acte II.
Dans les seconds rôles, Shenyang en héraut saisit par sa diction et son incarnation qui ne faiblit pas. Si l’orgue en plastique du mariage est naze à souhait, la faute n’en incombe évidemment pas au musicien qui le joue mais à ceux qui ventilent les financements. Au III, on est plus particulièrement saisi par les délicatesses qui accompagnent le duo d’amour contrarié. En dépit d’une mise en scène consternante, Johanni van Oostrum et Piotr Beczala sont des poètes édités par un orchestre qui sculpte ses nuances. La péroraison est un festival. Piotr Beczala, qui semble s’être préservé pour ce moment, éblouit lors du monologue où il révèle son identité… juste avant son tube où il ébaubit. Du souffle, du brio, des prises de risque dans les piani : ce n’est pas mieux ou moins bien que Jonas Kaufmann, le propriétaire du rôle, c’est magnifique. Après cela, un dernier coup d’éclat de Nina Stemme rappelle au public de Bastille qui est sa chouchoute et pourquoi elle l’est. Que de tels artistes doivent supporter les billevesées de foutriquets pour se produire à Paris n’est pas un mystère. Plutôt une consternation à laquelle on se sent presque coupable de, à nouveau, participer en payant son écot.

Piotr Beczala en Lohengrin, le 27 septembre 2023 à l’Opéra Bastille. Derrière lui, la confraternelle Nina Stemme. Photo : Bertrand Ferrier.
Tristan Pfaff – Le grand entretien – 6
Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau…
Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui
3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
À paraître
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre
6. Oser la virtuosité
La rockstar attire les regards et les filles en faisant nananawww avec son engin rutilant. Le pianiste fascine et stupéfie en jouant des tombereaux de notes super vite (nous avons jadis proposé d’autres astuces pour montrer que l’on joue vachement bien du piano ici). Celui qui en est capable affronte alors un soupçon : à force de jouer à donf, n’aurait-il pas oublié de faire le truc pour lequel on le paye – de la musique ? Entre la technicité accusée d’être circassienne et la mollesse laissant subodorer un niveau médiocre, le musicien professionnel n’a pas d’autre solution que d’avancer avec ses convictions. Sans fard, Tristan Pfaff nous dévoile les siennes. Attention, ça dépote !
Dans les précédents épisodes, nous avons évoqué ce que jouer du piano en général et l’intégrale des valses de Chopin en particulier implique… notamment l’exigence de devenir un acrobate du clavier, quitte à n’être considéré que comme un acrobate et non comme un musicien. Pourtant, à t’écouter, la virtuosité – notamment la tienne – ne te paraît pas dangereuse.
Au contraire ! Si danger de la virtuosité il y a, c’est que, pour certains rageux, selon le terme le plus approprié, si tu es virtuose, tu n’es pas musicien. Ça, c’est vraiment une opinion de mauvais qui espère sous-entendre que, quand tu es nul techniquement, tu es merveilleux musicalement.
Ce n’est pas toujours exact.
Ben voyons ! C’est toujours complètement faux. Disons les choses sans barguigner : l’opposition entre virtuosité et musicalité est d’une débilité sans nom.
« Être capable de jouer Liszt n’interdit pas de jouer Mozart »
Elle reste très présente chez pas mal de critiques et de directeurs artistiques. Toi-même tu rappelais la méfiance que suscitent parfois la vitesse du tempo et, à l’inverse, l’absurde postulat que, si c’est lent, c’est sublime alors que, souvent, c’est surtout pratique. Toi, tu as plutôt le problème inverse : tu es catalogué comme un Superman capable de jouer les trucs de dingodingue. Chance ou warning zone ?
Je te l’accorde, il est arrivé que l’on me range dans la case « virtuose » et que l’on tente de m’y cantonner. Pour être honnête, ça m’a fait plutôt du bien. Ça a titillé mon orgueil. Par exemple, au Conservatoire, je passe mon prix avec des dingueries comme les Réminiscences de Don Juan de Franz Liszt, des folies du genre. J’ai entendu des critiques du genre : « Heureusement qu’il avait ça, parce que, sinon, il a pas grand-chose… »
Ça t’a blessé.
Non, mais j’ai retenu la critique. Trois mois après, pour entrer en cycle de perfectionnement, j’ai joué une sonate de Mozart et la Huitième sonate de Prokofiev, qui est la plus ingrate. De toute façon, si tu te plantes dans Mozart, tu peux jouer ce que tu veux après, c’est mort. Pareil, pour mon prix, j’avais joué la « Clair de Lune » de Beethoven : viande-toi là-dessus, t’as beau faire ta sonate de Rachmaninoff et ton Liszt derrière, ça va être un peu juste.
En étant « un peu juste », selon ton expression, Mozart était devenu ton espace de liberté, donc de risque.
C’était le résultat de ma prise de conscience que je pouvais jouer n’importe quoi. Du Mozart, du contemporain, ce qui me chante. La technique est un moyen, pas une fin. Quand tu peux envoyer, tu peux jouer Liszt, mais ça ne t’interdit pas de jouer Mozart.
Ni Satie.
Par exemple.
« La virtuosité est un marqueur différenciant »
On touche un paradoxe pianistique : le don de virtuosité (que l’on imagine un tout petit chouïa travaillé, bien que tu rechignes à l’admettre) peut être analysé comme une faiblesse. Néanmoins, pour ceux qui rêveraient de posséder ton art, peux-tu nous révéler comment tu as mis au point cette technique ?
Jamais séparément du reste. Je n’ai pas fait de gammes ou d’exercices spécifiques. Ça ne m’intéressait pas en soi, mais le résultat me fascinait. Quand je voyais jouer Cziffra ou Horowitz, j’étais admiratif sans pour autant être focalisé sur le côté brillantissime.
Tu n’as pas voulu « faire pianiste » pour épater la galerie ? Ça doit être super sexy, comme projet, pourtant !
Même si ça se perd dans les limbes de ma mémoire, je dirais que mes premières émotions musicales fortes, c’est Horowitz à Vienne qui joue un “Moment musical” de Schubert, un truc presque simple, qui se suffit à soi-même… et qui ne nécessite pas une technique de dingue. Pour moi, la technique est un plus parce que ça t’ouvre des répertoires, mais il est hors de question que ça t’en ferme !
En gros, tu peux jouer Mozart bien que tu sois capable de jouer Liszt, et c’est quand même mieux si tu sais jouer avant d’interpréter Mozart ?
Carrément.
Bon, là, Tristan, on est dans la gentillesse mignonne. Pourtant, la virtuosité est-elle pas un super produit d’appel pour un concertiste, puisqu’elle est un gage de satisfaction donné au public, tant la perception de son côté exceptionnel est accessible à tous ? Je pense à des surhommes du clavier comme Arcadi Volodos, qui jouait allègrement sept bis circassiens et qui, à un moment, en a eu tellement marre qu’on le prenne pour un monstre qu’il a dit : « Minute, papillon, maintenant, je vais jouer Mompou », souvent moins exigeant techniquement que « la marche turque » revisitée…
Certes, dans la virtuosité, il y a une dimension surhumaine qui justifie une forme d’admiration, dans la mesure où tout le monde est capable de jouer « Au clair de la Lune » au piano, mais pas les grandes valses brillantes de Chopin.
Tu en as quand même conscience, ou…
Mais évidemment ! La virtuosité, la vraie, peut être l’un des marqueurs différenciant entre le professionnel et l’amateur, voire entre le professionnel et l’amateur de haut niveau… voire, plus largement, entre celui qui maîtrise complètement son instrument et celui qui l’affronte avec des moyens limités. Et, moi, quelqu’un qui joue avec des moyens limités avec des œuvres à sa portée, aucun problème, évidemment.
« Le défi musical, j’aime beaucoup aussi »
Ce que tu dénonces sans le dénoncer, ce sont certains pianistes reconnus qui ne sont pas à la hauteur de…
Non, je ne dénonce rien ni personne. Je constate des faits. Et, encore une fois, on retrouve ça au récital comme en concours. Un candidat qui opte pour la Toccata de Ravel et qui la balance à la perfection, ça veut dire quelque chose sur ce qu’il vaut, évidemment. Le suivant, quand il arrive avec des préludes et fugues et un petit Debussy, ça risque d’être un peu juste pour lui. C’est pas une histoire de compositeurs, c’est une histoire d’adéquation entre un programme et un instant. Si tu dois prouver ce que tu vaux pour aller chercher un prix, il faut clairement des partitions plus épicées pour marquer le jury en l’impressionnant.
Comme on est dans un entretien sur la musique classique, on ne parlera pas de sortir ses cojones, évidemment. Toutefois, toi-même, aujourd’hui, en récital, tu aimes à envoyer du pâté de façon inattendue. Par exemple, à France-Amériques, tu as glissé les démoniaques Réminiscences de Norma dans un récital Chopin…
Ça, je le fais parce que j’aime le défi. Quand tu joues des trucs comme ça, t’as intérêt à être sacrément à la hauteur ! Mais, après les concerts où j’ai glissé un défi technique, je ne pense pas tellement à ce que j’ai bien passé. Je pense plutôt des trucs comme : « Je suis content de mon Schubert du début, j’étais à l’aise sur le piano, j’ai timbré comme j’ai voulu, j’avais un bon son, j’ai hâte de le réécouter… » D’autant que le plus difficile, c’est pas toujours ce qui a l’air le plus difficile.
En quel sens ?
La Fantaisie de Chopin que je joue en ce moment, c’est l’une des œuvres les plus difficiles que j’ai jouées sur scène de toute ma vie, par exemple. Techniquement, c’est horrible. Globalement, c’est ingrat. En plus, on tourne en rond, ce qui est très périlleux pour la mémoire. Le passage central est super long… et y a même pas une fin à bravo ! Tout le contraire de la Polonaise héroïque.
À la différence que la Polonaise héroïque est beaucoup jouée.
Oui, alors, là, c’est pas un mal parce que, pour te distinguer, tu dois aller chercher un niveau de réalisation supérieur. Le défi n’est pas que technique, il devient surtout musical, et j’aime beaucoup, beaucoup ça aussi !
À suivre…
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Joaquín Sabina, “Contra todo pronóstico”, Pleyel, 23 septembre 2023 (2/2)
C’est la grande conviction de Joaquín Sabina : “J’ai trompé tout le monde, à commencer par moi.” La seconde partie de notre compte-rendu du concert événement donné le 23 septembre à Paris par le Dylan espagnol prolongera donc l’idée du souvenir, qui présidait au premier volet, par la question de l’identité et du masque, ce qui est souvent kif kif bourricot. Nous y incite “Llueve sobre mojado” (il pleut sur du mouillé, qui évoque le magnifique “Il pleut sur la mer / et ça sert à rien” d’Allain Leprest), cosigné avec Fito Paéz, confié au guitariste, où le soleil se révèle “incapable de soigner les blessures de la vivre” et “dormir avec toi” n’est rien d’autre qu’être seul deux fois. Le mensonge, l’illusion, la chausse-trappe sont des images qui structurent l’imaginaire sabinien. Cela n’empêche pas un brin d’humour pour présenter les musiciens qui l’accompagnent, incluant un batteur à bob rose, une bassiste argentine et un saxophoniste-clarinettiste-flûtiste-etcétériste en kilt, en souvenir des années écossaises de l’antifranquiste patenté mais presque.
La choriste prend à son tour en charge “Yo quiero ser una chica Almodovar” (1992). Elle en fait beaucoup, lascive et provocante à souhait, ce qui tombe plutôt à plat pour deux raisons. D’une part, la dissonance essentielle qui consiste à plaquer l’image d’une fille alla Almodovar sur Joaquín Sabina est évidemment oubliée. D’autre part, cela paraît aller à l’encontre du texte, qui cherche à “trouver la sortie de ce labyrinthe gris / sans passion ni péché, folie ou inceste”, id est dans une normalité du corps, quel qu’il soit, quelque envie l’habite. Originellement, le charme de cette chanson est donc de brouiller les identités – un homme qui veut être une certaine fille, un passionné du corps des femmes qui veut dépassionner le rapport au corps. L’organe de la dame n’y peut mais, la chanson est moins percutante dans sa bouche.
La quête d’identité est heureusement reprise en voix par Joaquín Sabina avec “A la orilla de la chiminea”, extrait du même album que la chanson précédente. Rien d’étonnant si le rythme s’est ralenti et les décibels se sont estompés. L’artiste dévoile sa plasticité : il peut être “et la gare et le train, et le mal et le bien, et le pain et le vin, et le péché, Dieu et ton assassin”. Ce qui pourrait passer pour une fluidité convenue est en réalité une revendication qui fait écho à l’insaisissabilité de l’Eros évoquée dans la première partie du compte-rendu. Si l’amour est multiple et insaisissable comme le désir, alors, pour le poursuivre, il faut être pluriel et caméléon soi-même… et vite car, comme le rappelle en version acoustique “La canción más hermosa del mundo” (2002), “je ne savais pas que le printemps ne dure qu’une seconde”. Dans la lenteur du tempo, dans l’accumulation des mots, dans la multiplication des références, le chanteur quête une impossibilité unité de lui-même, de son personnage, de son style, de son cœur.
Poussant plus loin la logique du flottement, Joaquín Sabina finit par désactiver la frontière entre sacré et profane avec un tube magiquement mis en musique par Pablo Milanés, mort il y a moins d’un an. Chez le chanteur, ce n’est plus “Marie de Magdala” qui est une pute, donc une grande dame, c’est une pute qui est Marie de Magdala. Cela change tout. La chair, l’alcool, l’argent sont transsubstantiés. Ils deviennent métaphysiques parce que la métaphysique devient matière. La pute et ses formes sont “rédemptrices” dès lors que, dans un double oxymoron saisissant, elles se vendent gratuitement à un fils de Dieu.
Chanson-titre de l’album de 1999, “19 días y 500 noches” raconte l’amour impossible du narrateur avec une fille dont il partagea la vie “le temps que durent deux glaçons dans un whisky on the rocks” et qui l’oublia en 19 jours et 500 nuits. Dans la quête de reset mémoriel, le chanteur n’hésite ni à charger le portrait de sa belle (“elle avait toujours eu le front très haut, la langue bien pendue et la jupe très, très courte”) et le sien propre (“elle m’a abandonné comme de vieux souliers”). Les figures mythiques de Cupidon et l’invocation du Saint-Sacrement trahissent, dans cette déroute banale, la perdition d’un amoureux qui perd pied (ou soulier) après avoir perdu son identité, qui ne trouve l’oubli que le jour et mâche indéfiniment, la nuit, les souvenirs de ce corps métonymique qui lui a échappé.
“Peces de ciudad” (2015) poursuit le rêve des trains amoureux si chers à Joaquín Sabina. On y trouve, jetés dans un vrac sciemment peu déchiffrable, Jacques Brel et Salomon, la gare d’Austerlitz et le ciel de Madrid, la voyageuse et celle qu’honore une superbe formule : la jeune mariée qui attendait le narrateur sans se souvenir de lui. La logique de la set-list a tant brouillé les identités qu’il est sain de se perdre dans le flux textuel de même que l’artiste incruste une chanson d’amour avant d’enchaîner (glissement classique chez lui mais toujours aussi efficace) avec son émouvant “Y sin embargo” (1996) qui, à défaut de redéfinir une identité perdue, tente de portraiturer les paradoxe du narrateur.
Le “sin embargo” (pourtant) du chanteur n’a rien à voir avec le “en même temps” de Cuistre Premier de la Pensée complexe, aka Emmanuel Macron. Il ne décrit pas un parallélisme mais une simultanéité – celle de l’impossible résolution de la contradiction amoureuse. Je t’aime infiniment et, pourtant, je suis prêt à te tromper avec la première venue. Nous avons échangé des milliards de baisers, mais nous savons que seuls restent les baisers que nous n’avons pas échangés. Je ne dois pas t’apprendre que, quand je vais à l’hôtel, je fais monter un bon champagne français à pour le boire avec “une autre” et jamais avec toi, mais je te le dis car tu le sais.
C’est à ce jeu qu’est prise la “Princesa” (1985) électrique qui conclut le set principal. Cette jolie poupée navigue désormais “entre la cirrhose et l’overdose”. C’est sans doute pour cela qu’elle revient vers le narrateur, mais il est trop tard. Ainsi semble se résoudre l’aporie du souvenir et de l’identité : dans l’avancée, l’avenir, la projection de soi (au-delà du “ya eyaculé” chanté jadis par Joaquín Sabina, comme quoi, le soi a plusieurs projections). Tournée d’adieux ? Non, tournée de bonjour, de salut, de hasta luego, sans que l’on sache, comme dans la vie qui tache, quel horizon dessine ce “luego”, mais en espérant que ce n’est pas un horizon, jamais accessible, simplement une promesse de revoyure.
Alors que le public est en feu, son enthousiasme est un peu douché par le début des rappels, puisque, pendant le ravitaillement en coulisses du chanteur, c’est le guitariste à jardin qui se charge à nouveau de la chanson suivante, “El caso de la rubia platino” (1999). Joaquín Sabina revient pour “Contigo” (1996), un slow qui pose que “l’amour, quand il ne meurt pas, tue, alors que les amours qui tuent ne meurent jamais”, façon de poursuivre l’avancée dans le temps jusqu’à la mort. En espérant “que toutes les nuits soient des nuits de noce et toutes les lunes des lunes de miel”, comme dans “Noches de boda” (1999), en rêvant de ce moment où, alors que les amants sont nus, à la tombée de la nuit, la lune descend sur eux comme dans “Y nos dieron las diez” (1992), le chanteur invite ses spectateurs à une attitude réellement rock’n’roll.
Lui qui ne veut pas vieillir “avec dignité”, contrairement à ceux qui veulent mourir de la sorte parce que c’est comme ça qu’on est censé faire, incite à demander à la pharmacie la plus proche “pastillas para no soñar” (1992). En effet, si rêver, c’est safe sex et couple en marbre, vaccin contre le hasard et oubli de toutes les belles passantes qu’on a laissé filer, il veut espérer que des rockers continueront de se faire rougir le sang, quitte – comme un certain Jean-Jacques – à recourir à Jeanine pour éviter le pire. Joaquín Sabina ne cherche pas à éviter le pire. Il y est, il se bat, il feint de s’en foutre. Ce 23 septembre, son invitation à réinventer le passé, le présent et l’avenir qui reste à construire a enflammé la salle Pleyel. Si “este adiós no maquilla un hasta luego”, comme il le posait au début du live Nos sobrán los motivos (2000), espérons que l’inverse est tout aussi vrai.
Tristan Pfaff – Le grand entretien – 5
Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau…
Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui
3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
À paraître
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre
5. Jouer l’injouable
Et si, pour ce cinquième épisode, nous essayions de saisir à la volée ce moment où le piano se fait son et où le son se fait musique (ou pas) ? Et si nous tâchions d’entrer en profondeur dans cette magie qui transforme, avec plus ou moins de bonheur, des notes écrites en fine nourriture pour esgourdes gourmandes ? Tristan Pfaff nous invite dans son laboratoire d’alchimiste. En nous révélant quelques secrets, il nous donne des astuces pour conjurer le sort des mauvais sorciers qui, parfois, s’accaparent le devant de la scène. Entre humilité et panache, exigence et lâcher-prise, Liszt et Chopin, l’artiste nous guide non pas vers La Vérité, concept assez banal en réalité, mais son ressenti, son expérience, ses convictions. Bienvenue dans la tête de Tristan Pfaff.
J’ai l’impression que tu abordes ton métier en général et la musique en particulier moins par
- l’émerveillement un rien béat devant la beauté des œuvres à ta disposition,
- la responsabilité patrimoniale et historique qui habite tout musicien,
- l’hybris même que donne la parfaite maîtrise technique et esthétique d’un instrument quand elle habite un répertoire et emporte un public sur son passage, que
- par l’exigence de sincérité voire de rectitude, n’ayons pas peur du mot, morale
– rectitude incluse, selon toi, dans le code d’honneur du musicien.
Je n’aurais pas dit les choses ainsi. Je préfère penser en termes d’honnêteté (par rapport à ton niveau, par exemple : ne t’attaque pas à des œuvres hors de ta portée…) et de sincérité (par rapport à toi-même : as-tu vraiment envie de jouer cette pièce et pourquoi la joues-tu ?). Ça, ça me parle d’autant plus que, plus le temps passe, plus je me sens chrétien. Tous les jours. Or, entre être chrétien et être hypocrite, cela m’oblige à choisir. À titre personnel, je ne vois pas comment être les deux en même temps.
« En récital, on ne peut pas être transporté à chaque seconde »
Cela sous-tend et prolonge ton exigence de sincérité, y compris en musique.
L’exigence de sincérité est quelque chose de global. Elle ne se limite pas à une attitude. Parfois, elle est de l’ordre de l’intuition. Par exemple, avec certaines personnes, musiciennes ou non, je sens si elles sont sincères ou si elles manigancent des entourloupes. De même, musicalement, la question n’est pas de savoir si tu restes droit comme un I ou si ton corps bouge. La sincérité, c’est autre chose. Regarde György Cziffra. Il est la preuve que l’on peut jouer une rhapsodie hongroise de Franz Liszt de façon authentique et avec panache. Le geste n’habille pas une faiblesse, il traduit l’exigence de brillance. Les rhapsodies sont des pièces de très haute virtuosité. Oui, quand tu joues ça, il faut un peu de panache, un menton haut, une gestuelle en écho, des prises de risque sur les déplacements qui exigent que, si tu plantes ton déplacement, tu le plantes avec fierté ! Là, d’accord, tu peux bouger et être sincère !
Liszt transmute la sobriété sincère en démonstrativité sincère…
Du moins, avec ce répertoire, tu peux te laisser emporter et être joueur parce que l’œuvre exige cette prise de risque. Ne te déplace pas une seconde avant, tente le coup du réflexe au dernier millième de seconde ! Dans ce genre d’œuvre, il faut du souffle et du cœur pour être juste musicalement… et humainement ! Alors, pour ces cas-là, soit, je ne suis pas contre qu’on en fasse un p’tit peu beaucoup, voire un p’tit peu trop, parce que c’est l’esprit.
Pour Chopin, tu l’interdis.
Je ne l’interdis pas. Seulement, jusqu’à preuve du contraire, ça me semble superfétatoire.
« Tous les pianistes serrent les fesses à un moment »
Pourtant, on pourrait imaginer jouer un nocturne en étant connecté aux étoiles…
Ah, tu crois ça, toi ? Moi, là où je n’y crois pas, c’est que, quand on joue ces pièces, on peut raconter ce qu’on veut pour construire sa légende en carton, mais on est nécessairement en maîtrise. Certes, on peut partir un peu loin pendant quelques instants, mais pas pendant une heure. Tu ne peux pas passer un concert à t’auto-emporter, à t’auto-émouvoir et à fermer les yeux avec des mines extatiques. Forcément, à un moment, tu vas te dire : « Ah, attention, là c’est la page où, si je ne passe pas le pouce, je vais être marron. »
Tu penses à un collègue en particulier ?
Je pense juste que c’est impossible d’être transporté à chaque seconde. Je ne sais pas si ce serait bien, et peu importe car c’est impossible. Ceux qui feignent qu’ils sont, comme tu dis, « connectés aux étoiles » pendant tout un récital, j’ai l’impression qu’ils cherchent à enfumer la frange la plus naïve du public. Avec moi, ça ne prend pas.
Parce qu’il faut gérer trop de paramètres et trop de contraintes ?
Parce qu’être pianiste, c’est exercer un art et un métier. Et cette dualité n’a rien d’ignoble, au contraire. Pour bien faire ton métier, c’est-à-dire pour bien jouer, il faut rester connecté à la réalité. Pas terre-à-terre forcément, mais connecté avec la terre, indiscutablement. Tiens, pareil, parmi les trucs auxquels je ne crois pas, c’est l’abus d’exigences de certains concertistes avant un récital, notamment à l’endroit des accordeurs. Au gré de mes nombreux déplacements, certains d’entre eux m’ont raconté que des collègues débarquaient avec une liste longue comme le bras de demandes pour régler leur piano. Pour certains, c’est une manière de combattre le trac en mettant tous les atouts de leur côté et en respectant une routine. Venant de grands maîtres et de virtuoses incontestés, c’est en un sens très respectable. Pour d’autres, en revanche, c’est une manière de se faire mousser en s’affichant comme des professionnels ultraminutieux. Sauf que, après, tu les vois et tu les entends ; et, leur instrument réglé sur mesure n’y peut mais, quand ils arrivent au trait très difficile, ils serrent les fesses comme tout le monde. Tout le cinéma technique qu’ils ont fait avant ne leur sert de rien.
Toi, tu es cool avec les accordeurs ?
J’ai tendance à leur faire confiance, évidemment. Accorder, c’est leur métier. S’ils ont été choisis pour un concert, c’est qu’ils sont sérieux. Si j’ai un p’tit truc à dire, je l’dis, mais je ne fais pas semblant d’être tellement dans les hautes cimes que j’ai des exigences infinies. Pour prouver que je suis bon, j’ai tout le concert, pas besoin de harceler quelqu’un afin d’impressionner un organisateur ou de m’impressionner moi-même ! Comme ce ne sont pas les meilleurs qui jouent à ce jeu, j’espère que, à terme, cette comédie finira par être contre-productive… en plus d’être grotesque Moi, je n’ai pas besoin de me comporter comme un artiste : je suis un artiste.
« J’ai un bagage qui m’ouvre à peu près toutes les portes »
Les zozos qui font des sketchs…
Ils ne m’intéressent pas. Quand j’arrive où un organisateur m’a invité, je viens pour jouer, donc mon exigence ne peut être qu’envers l’œuvre. Le piano, dans la mesure du raisonnable, je ferai avec. Faut pas exagérer, la plupart du temps, il est excellent. Dès lors, mon travail consiste à respecter le compositeur parce que respecter le compositeur, c’est respecter le public. Autrement dit, c’est me respecter moi-même car c’est respecter ce pourquoi je suis devenu musicien.
En disant cela, tu reviens au concept de sincérité : pour toi, pas question de jouer au musicien puisque tu l’es. Mais les pièges sont nombreux. Par exemple, as-tu lutté contre la facilité de la difficulté…
… c’est-à-dire ?
… c’est-à-dire contre le risque de te laisser réduire au jeune prodige capable de jouer super vite un max de notes partout sur le clavier, façon animal de cirque plus que poète du clavier ?
Je vais te décevoir, je le sens, mais je dois dire que je ne dédaigne pas du tout la virtuosité. Je suis bien content de pouvoir jouer un peu ce que je veux. Je n’ai pas la technique de Cyprien Katsaris ou de Marc-André Hamelin, soit. Néanmoins, j’ai un bagage qui m’ouvre quand même à peu près toutes les portes, et j’ai l’intention d’en profiter !
À suivre…
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Joaquín Sabina, “Contra todo pronóstico”, Pleyel, 23 septembre 2023 (1/2)
C’est un événement pour ses admirateurs – la salle est pleine à craquer d’hispanophones prêts à s’enflammer – et, à l’évidence, une date qui tient à cœur à l’artiste : avant un retour en Espagne puis une tournée en Amérique du Sud et même un crochet à New York, Joaquín Sabina s’est posé à Paris, ville-personnage qui revient régulièrement dans ses chansons. Caricaturé flatteusement-mais-pas-que-pour-lui comme le Dylan espagnol, le sexagénaire ne cache pas ses contradictions.
- Marqué par le temps, la maladie et la cigarette, il porte beau chapeau et costume.
- Porté par l’énergie et l’émotion que ses chansons parfois plus que quadragénaires offre à ses aficionados, il reste la plupart du temps assis sur une chaise.
- Réputé pour la malice et l’efficacité de ses textes, il assume sa passion pour le rock’n’roll et l’efficacité d’une bonne vieille rythmique des familles.
La nature de sa tournée reste indécise. Si la fragilité de son état de santé laisse imaginer – y compris à l’intéressé – que ce sera peut-être la dernière, la set-list, apparemment peu flexible, se dérobe à la substance même d’une tournée d’adieux, en mettant de côté des incunables d’antan comme « Calle Melancolía », « Que se llama soledad » et l’iconique « ¿Quién me ha robado el més de abril? ». Pas de « Ruido », non plus, de « Pirata cojo », de « Barbie superestar » pour prolonger « Princesa » et de « Medias negras » qui embrasaient le live Nos sobrán los motivos, vingt ans plus tôt ; pas de « Pongamos que hablo de Madrid », de « Ocupen su localidad », de « Que demasiao » ou de « Eh Sabina » qui pimpaient le double disque avec ViceVersa, vingt ans encore plus tôt. Les premiers disques, tels Inventario (1978) et Malas compañías (1980) sont passés sous silence – tant pis pour les savoureux « Pasándolo bien », « Circulos viciosos » ou « Gulliver », par exemple. Le chanteur n’exerce pas vraiment un droit d’inventaire, alla Diane Dufresne, ni un devoir de florilège, alla Robert Charlebois icitte ou là. Il a choisi d’associer quelques fredonneries d’obligation et des chansons d’époques variées, ce qui est a priori bon signe quant à son envie de « seguir supervivente ».
C’est même une surprise qui lance le spectacle : la chanson-titre de la tournée, « Contra todo pronóstico », est diffusée en play-back pour signaler le lancement du concert. On l’aurait évidemment préférée en direct, mais l’effet d’étonnement aurait été raté. En direct, le chanteur préfère se souvenir du temps où il prenait « uno de esos trenes que iban hacia el norte », quand la vie était « dure, différente et heureuse » (« Cuando era más joven », 1985). Soulignons que le souvenir travaille l’œuvre de l’artiste de long en large car
- il permet la résurrection d’émotions fortes ;
- il nourrit le spectacle et les paroles où apparaissent régulièrement des allusions à d’autres chansons ou à d’autres artistes (Brassens, Matisse et Baudelaire sont évoqués ce soir-là) ; et
- il offre l’occasion de jauger le présent voire l’avenir à une aune, réelle, difforme ou fantasmée – ce qui n’est pas contradictoire.
Après 45 ans de carrière, les souvenirs du chanteur fonctionnent de façon triplement spéculaire pour le public. Ils associent
- les souvenirs des spectateurs eux-mêmes (leurs émotions, leurs amours, leurs désespoirs…),
- les souvenirs liés aux chansons de Joaquín Sabina qui, elles-mêmes, évoquent
- les souvenirs sabiniens que les spectateurs ont vécu à leur manière, etc.
Dès lors, le souvenir n’est rien d’autre que l’expérience concrète du temps qui passe et la lutte que nous menons, un moment, pour éviter qu’il ne nous efface. On retrouve ces aspects dans « Sintiéndolo mucho » (2022) où celui qui « a toujours voulu vieillir sans dignité » continue de s’appuyer sur ses affinités artistiques, au premier rang desquelles Joan Manuel Serrat, afin de retrouver l’envie de chanter (le public s’embrase à ce passage), en précisant : « Si amour et réalité ne vont pas ensemble, je brûle mes vaisseaux… et je le regrette beaucoup. » Le souvenir est une astuce pour
- remâcher le passé pour en profiter a posteriori,
- épicer le vécu avec des regrets et des « si », et
- réécrire ce qui advint avec une sincérité de mauvaise foi (ou l’inverse).
Celui qui, quoiqu’il ne croie pas à la réincarnation, aurait bien aimé revenir sur Terre en pirate borgne, a ainsi signé une saisissante chanson à la fois autobiographique et exobiographique, où il stipule : « Si tu me racontes ce que j’ai vécu, je nierai tout » (« Lo niego todo », 2017).
Car la duplicité du réel, autre nom du souvenir, est au cœur de l’œuvre de Sabina, ainsi que le rappelle « Mentiras piadosas » (1990), arrangé entre rock de supérette et variétoche efficace. Le narrateur y « dessine le monde tel qu’il est » à celle qui lui préfère de « pieux mensonges ». Même principe pour le narrateur qui aime descendre à la gare d’Atocha pour rester à Madrid mais reconnaît que « le train d’hier s’éloigne et le temps s’enfuit »… et conclut non pas que la mort approche mais qu’il est un « survivant, bon sang de bonsoir », toujours prêt à chanter pour célébrer cette nouvelle (« Lágrimas de marmol », 2017).
En dépit d’arrangements basiques et cependant confus à l’occasion (trop de guitares, pas assez de complémentarité grattes / clavier), malgré un groove orchestral souvent plus lourdaud que séduisant (on encaisse la simplicité du batteur, moins la pauvreté de pulsation de la bassiste), Joaquín Sabina trahit la constance de son inspiration quand il demande au « voyageur qui retourne vers le Nord » non pas de dire à la fille aux bas noirs qu’il lui a écrit un blues ou un son, mais qu’il se sent aussi sec qu’une Kawasaki dans un tableau du Greco, en d’autres termes qu’elle lui manque « cuando aprieta el frío » (1988). Car, chez Sabina, l’amour est structurellement dual, que ce soit
- l’amour que l’on n’a pas donc pour lequel on était fait,
- l’amour que l’on a donc qui nous indiffère ou nous répugne,
- l’amour que l’on n’a plus donc que l’on se remémore, et
- l’amour que l’on espère, fût-ce en l’inventant, donc qui, bientôt, ne sera plus.
Le désir de l’autre sort renforcé de cette insaisissabilité de l’Eros, point culminant de l’aspiration sabinienne. Moins Sabina capte le désir de l’autre, plus il le poursuit. Plus il l’attrape, plus il préfère le fuir de peur d’être asséché. Le désir est décidément d’autant plus insaisissable qu’il ne peut être satisfait puisque, dès lors qu’il est satisfait, il disparaît. Les chansons de Joaquín Sabina illustrent cette quête d’une altérité plus désirable que soi-même. Les musiques intègrent des influences mélodiques ou rythmiques non espagnoles ; les paroles se métissent de textes allogènes, qu’ils aient été chantés par Sabina lui-même ou par d’autres comme Chavela Vargas (qu’il chante « no para llorar su muerte [2012] pero celebrar su vida ») dans « Por el bulevar de los sueños rotos » (1994).
La chanson est un souffre-douleur, c’est-à-dire un objet médian grâce auquel « les amertumes ne sont plus si amères », pour le chanteur comme pour ceux qui l’écoutent. Intensité des sentiments et fragilité des corps n’étant point incompatibles, au contraire, à ce stade du concert, Joaquín Sabina a sans doute besoin de refaire le plein. Il file donc en coulisses et laisse son guitariste chanter « Llueve sobre mojado » (1998). C’est l’occasion pour nous aussi de faire une pause dans ce compte-rendu et de remettre la suite à prochainement !
À suivre…
Tristan Pfaff – Le grand entretien – 4
Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau…
Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui
3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
À paraître
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre
4. Juger la musique
À l’heure où tout nous incite à mettre des notes sur Internet (notes qui, à leur tour, ont vocation à être notées), la musique apparaît comme un précurseur de l’évaluation à tout crin. Rarement art a autant incité au jugement – celui de l’artiste lui-même, de ses professeurs, de ses pairs, de son public – ses haters comme ses fans. Habitué aux concours qu’il est incité à passer en rafales, le jeune pianiste est à la fois habité par son esthétique musicale et par la nécessité de la confronter aux avis tant objectifs que subjectifs qu’elle inspire. Dans cet épisode, Tristan Pfaff témoigne de sa propre expérience de candidat aux concours, de juré et d’homme de scène, avec ce mélange de tranquillité et d’exigence qui l’anime quand il pose son regard sur le monde si singulier de la musique et des musiciens.
Tristan, dans les précédents épisodes, nous avons interrogé l’art d’interpréter une œuvre… et nous avons commencé d’examiner celui qui consiste à évaluer ladite interprétation ! En effet, qui peut juger qui et à quelle aune ? Certains mélomanes, se sentant floué par telle prestation de tel artiste, s’offusquent parfois de l’importance des réseaux dans la valorisation des musiciens, de la capacité de certaines vedettes à répondre à certains critères esthétiques ou sociétaux, de leur intimité supposée avec tel producteur influent (mais ça, c’était avant #metoo, j’imagine)…
Il n’existe qu’une réponse à ces supputations : l’écoute. Elle seule devrait être le juge de paix. Moi, ce qui ne relève pas de l’artistique ne m’intéresse pas du tout. Vraiment. Qu’une collègue porte telle ou tenue, mais qu’est-ce qu’on s’en fiche, à la fin ! Il n’y a que trois choses qui comptent :
- la musique,
- la musique et
- la musique.
En dehors de la vérité de la scène ou du disque, rien n’a d’importance.
« J’aime valoriser les candidats qui le méritent »
Même si on réduit la question à la musique plus qu’à sa mise en image, ce n’est pas si simple de tomber d’accord sur une définition d’une interprétation réussie…
On peut ne pas être ému par une interprétation et reconnaître que, même si ça ne nous correspond pas, c’est super bien fait ; et on peut aussi avoir envie de se boucher les oreilles en entendant telle œuvre interprétée par telle vedette parce que personne ne devrait devenir musicien de métier avec un niveau aussi catastrophique.
Sauf que, pour une partie du public, ce que joue une vedette, c’est forcément génial ; et si c’est objectivement nul, c’est encore plus génial…
Oui, parfois, certains musiciens font illusion, en s’habillant comme ci, en étant programmé là, en multipliant les simagrées de possédés sur scène, et certains de ces fakes connaissent des carrières grandioses qui font moins souvent sourire que grimacer leurs pairs.
Comment vis-tu ces succès en plastique ?
Bah, un copain chef d’orchestre m’avait dit : « Avoir un grand succès, c’est souvent aléatoire, mais le plus difficile, c’est d’être respecté par ses pairs. » Parce que, normalement, le respect entre pairs se joue sur la part objective de notre travail. Moi, j’aimerais que mon public soit heureux de m’entendre ; et j’espère que mes pairs pensent : « Lui, ça va, il sait jouer. »
En tant que jury, tu luttes à ton échelle contre les supercheries.
Oui, mais jamais de façon négative. Je lutte positivement en contribuant à valoriser les candidats qui le méritent. Ça ne m’empêche pas de respecter la pluralité des jugements, en concours comme en concert.
« Certains candidats ont du mal à positionner leur curseur »
« Respecter la pluralité des jugements », n’est-ce pas se confronter à l’inculture, à la bêtise et à l’aveuglement en plus du mauvais goût des autres, forcément des autres ?
Pas systématiquement ! Après le récital d’un collègue, certains spectateurs peuvent avoir été touchés pour de bon par une attitude ou une présence. Tant pis si l’on peut très facilement passer pour un poète du piano en jouant les derniers opus de Schubert ou de Brahms. Vous les jouez beaucoup trop lents ? Pas d’inquiétude ! Vous trouverez toujours des gens pour admirer votre profondeur et votre maturité même si, objectivement, vous avez mis des pains et des faux accents partout. Eh bien, comme dans le public, certains membres du jury se font avoir.
Sauf qu’eux ont la partition sous le pif…
J’avoue que, parfois (heureusement, ce n’est pas la majorité des cas !), il m’arrive d’être surpris que certains valident une version qui tire l’œuvre vers le bas. En dépit de la confraternité qui nous unit, il m’arrive même exceptionnellement d’en être choqué. Moi, je consacre ma vie à la musique. Quand je vois que l’on promeut n’importe qui, quand je constate qu’un écran de fumée ridicule permet de faire passer des vessies pour des lanternes, ça me fait mal au cœur. La seule chose qui me rassure, c’est que je ne suis pas le seul à penser de la sorte. Et puis, malgré les aléas, une partie du résultat ne dépend pas du jury. Le candidat a une part de responsabilité dans le verdict. A-t-il suffisamment travaillé ses pièces ? Maîtrise-t-il son rapport à l’instrument et à la scène ? A-t-il su adapter son répertoire ?
En effet, le programme libre peut, paradoxalement, se révéler une grande difficulté pour les aspirants aux prix…
Oui, je le constate souvent, certains candidats ont du mal à mettre le curseur où il faut. Soit ils prennent des pièces trop difficiles pour eux, et ils vont dans le mur ; soit ils optent pour la facilité, c’est mignon mais on n’est pas dupes. S’ils ne se sont pas bien étalonnés, ce sera au jury de s’y coller, en espérant que sa sévérité objective aidera les pianistes à mieux penser leur prochaine prestation.
« Aucune simagrée ne peut cacher la misère »
Tu ne passes plus de concours depuis longtemps mais, quand tu te présentes devant un public, tu as un immense jury devant toi !
Bien sûr, je sais que, moi aussi, on m’attend au tournant. Si je fourche sur tel passage, certains vont ou s’en réjouir, ou s’en offusquer – ça revient un peu au même !
Certains peuvent aussi apprécier, sur l’air rassuré du « finalement, il est quand même un peu humain » ou magnanime du « bah, c’est normal, c’est pas un disque, hein »…
Cela arrive. De toute façon, quand ça se passe bien (c’est heureusement la majorité des cas !), j’oublie ces histoires de jugement. En concours, pareil. Quand quelqu’un arrive et se distingue, je pose le crayon, je l’écoute et je pense juste : « Super, j’ai passé un bon moment, c’est magnifique. » Et c’est ça ce qui nous motive, aussi, nous les jurés : les surprises éblouissantes que l’on peut avoir pendant les concours, quel que soit l’âge du candidat.
Alors, essayons d’aider ceux qui vont passer sous tes fourches caudines. Outre la maîtrise de l’œuvre, qui n’est évidemment pas rien, tu sembles attendre d’eux qu’ils soient sincères, ton maître-mot, et donc qu’ils évitent tout maniérisme. Pour toi, se donner en spectacle plutôt que donner la musique à entendre excite a minima ta suspicion.
Oui et non. Oui, grosso modo, sur le fond ; non sur la forme.
Bigre ! Pourquoi ?
Résumée comme tu l’as fait, ma posture serait très excessive. Je ne suis pas un ayatollah du piquet dans le dos. Je n’agite pas ma clochette dès qu’un candidat se balance d’un millimètre sur son siège. Si le gars bouge alors qu’il joue merveilleusement, je m’en fiche. En revanche, s’il compte sur ces simagrées pour cacher la misère, je deviens intraitable.
À suivre…
Pour acheter le disque des valses de Chopin, c’est par ex. ici.
Pour réserver le concert-événement du 7 février à la salle Gaveau, c’est là.
Limites de l’autobiographie
Toutes mes chansons sont 100 % autobiographiques. Sauf celle-ci qui, curieusement, est la première à atteindre 30 000 écoutes sur Spotify. Je dois faire super bien semblant. Nous ne voyons pas d’autre explication, bonsoir (et) BERCY !
Tristan Pfaff – Le grand entretien – 3
Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau…
Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui
3. Sincériser la musique
À paraître
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre
3. Sincériser la musique
Un néologisme : il fallait bien ça pour traduire la ligne directrice qu’a choisie Tristan Pfaff. Ni “progresser par étapes”. Ni “revendiquer l’originalité”. Trouver voire injecter de la sincérité dans la musique. Y compris dans les graals plus ou moins mythiques à l’assaut desquels les jeunes wannabe professionnels doivent partir : les concours. Témoignage d’un ancien polycandidat et multiple lauréat devenu juré à répétition.
Dans les épisodes précédents, nous avons évoqué l’art d’interpréter – au concert ou au disque, seul ou bien accompagné. Arrêtons-nous sur un point nodal de la musique, qui prolonge ma question sur le musicien comme professionnel polymorphe : l’évaluation. Aimer la musique n’a aucun sens : je ne vais pas défriser l’eau chaude en posant qu’il y a les musiques que l’on aime ou pas, les interprétations qui nous touchent ou non… Toi-même tu pratiques une critique très spécialisée, puisque tu es membre de jurys de concours. Pour toi qui as été de l’autre côté de la barrière, comment vis-tu cette responsabilité ?
Alors, déjà, je vis beaucoup mieux d’être de ce côté-là de la scène !
Pourtant, tu as glané tout ce qu’il y avait à glaner quand tu as affronté les plus prestigieux concours internationaux !
En réalité, j’en ai joué deux-trois par an mais sur très, très peu de temps.
Cinq-six ans, quand même. C’est pas énorme, surtout quand ce n’est pas une passion ?
Ah, je sais pas, j’ai pas établi de statistiques. Disons que j’ai arrêté à 22 ans, ce qui peut paraître relativement jeune.
« Une bonne interprétation n’est pas une question de goût »
Quels souvenirs gardes-tu de ces passages obligés ?
Heureusement, c’est loin ! Je me souviens qu’il fallait énormément travailler, c’est rien de le dire ; et que, par-dessus le marché, les décisions n’étaient pas toujours honnêtes, il faut bien le dire.
Aujourd’hui, tu es juré.
Oui, et j’ai une grande chance : je n’ai pas d’élèves.
Donc tu ne juges ni tes élèves, ni les élèves du collègue qui, ensuite, va juger tes élèves voire t’inviter à donner un récital dans le festival qu’il dirige ou des masterclass dans le grand conservatoire où il enseigne…
Non, pas de ça avec moi, c’est hors de question. Et pas que par respect pour la morale ou les élèves : juste parce que la musique mérite mieux. Après, je ne peux pas être 100 % d’accord avec tes accusations car il ne faut pas imaginer que les errements des jurys sont toujours liés à des formes de corruption, directe ou indirecte. J’ai envie de dire : hélas ! Certains collègues sont parfaitement intègres mais appliquent des critères que je ne trouve pas recevables. Au reste, peut-être eux pensent-ils la même chose de moi. Je n’en sais rien. Du coup, c’est bien que nous soyons ensemble dans un jury. Nous nous compensons mutuellement !
Corruption ou non, critères « bizarres » ou non, les concours réservent parfois des surprises consternantes.
Cela arrive, et c’est d’autant plus regrettable que, contrairement à ce que l’on raconte pour justifier des décisions iniques ou des jugements stupides, la musique n’est pas principalement une histoire de goût. Toute interprétation repose sur des bases éminemment objectivables. Les faux accents, par exemple, c’est objectivable. Une phrase mal conduite, des nuances à l’envers, des erreurs de texte ou de rythme, des accrocs répétés, une technique très perfectible, tout ça, c’est parfaitement objectivable, et pas seulement en concours.
« La musique est d’abord une exigence »
Comment expliques-tu les bizarreries de palmarès que l’on entend régulièrement dénoncer ?
Encore une fois, je ne veux pas entrer tête baissée dans des accusations excessives. D’une part, certains palmarès prestigieux ne sont pas contestés. D’autre part, certains scandales sont de très mauvaise foi, il faut le reconnaître.
Bon, mais reconnais que, parfois, le résultat est difficile à justifier… ce qui amène des artistes-jurés à inventer des stratégies, comme Augustin Dumay qui nous racontait avoir accepté de diriger un concours de prestige à condition que, pour partie, des non-violonistes (extraordinaires musiciens au demeurant) jugent des violonistes.
Tu veux me faire dire que certains résultats sont consternants ? C’est vrai, mais peut-être pas uniquement par malice.
Juste par incompétence ?
Par goût, peut-être. Je le constate dans quelques-uns des jurys auxquels j’ai participé.
Ha, quand même, rassure-moi : tu n’as pas toujours été d’accord avec les avis qui ont été rendus dans les concours que tu jugeais…
Écoute, il y a deux choses qui vont ensemble. Un, si on était tous du même avis, il n’y aurait qu’un juré. Donc la discussion, le débat, c’est toujours bien, dans un jury, ça veut dire qu’on bosse vraiment, qu’on s’investit, on n’est pas là pour bâiller ou attendre la pause-déjeuner. Deux, parfois, ce qui m’étonne, c’est que le débat est fondé sur des critères qui ne me semblent pas pertinents. Je veux bien que l’on soit touché par tel ou tel candidat, mais sachons raison garder : la musique est d’abord une exigence avant d’être une subjectivité. Et ça ne vaut pas que pour les concours. Certains artistes, quel que soit leur instrument, ne sont pas médiatisés malgré leur incroyable maîtrise technique et musicale.
Pourquoi ?
Parfois, tout est malheureusement une histoire de personnalité.
À suivre…
Pour acheter le disque des valses de Chopin, c’est par ex. ici.
Pour réserver le concert-événement du 7 février à la salle Gaveau, c’est là.
Fruits de la vigne – Domaine de Fondrèche 2020
Grenache, syrah et mourvèdre se donnent rendez-vous dans ce vin du domaine de Fondrèche clairement destiné aux amateurs worldwide du rouge français, comme en témoigne l’étiquette localisant le vignoble parmi les “Rhône Valley Vineyards”, en French dans le texte.
La robe tisse un joli rouge intense qui ne dédaigne pas froufouter du reflet. On aguiche avec le coulis de cassis et on joue les timides avec le jus de framboise : c’est affriolant à souhait.
Le nez est brut, à peine décoffré. En première intention, on cherche la framboise ; à la réflexion, on trouve plutôt un mix’n’match de café et de senteurs boisées. À nos naseaux, le résultat est imprécis mais volontaire.
La bouche est tout aussi brute. À vrai dire, on peine à la suivre. Elle y va, soit ; mais où ? Une sorte de grand shaker envahit notre palais et le sature. Des fruits rouges confits nous aguichent. Cependant, l’instant d’après, nous peinons à les resituer. Même en accompagnement d’un combo pâte-bolo maison, le résultat peine à nous convaincre que, par-delà la franchise du projet, surnage une envie de finasser dans les entournures. Peut-être nous faudrait-il boire à Passy : le nectar d’ici nous dépasse – comme si, ainsi que c’est souvent le cas avec des vins du Ventoux, une lampe en nous allumait des cris que nous ne savons entendre (Clarisse Nicoïdski, La Couleur du temps [texte de 1980], trad. Florence Malfatto, Gallimard, “Poésie / Gallimard”, 2023 p. 121).