« Cantique » by Estelle Revaz et Facundo Agudin (Neos) – 4/5
Andreas Pfügler a choisi six tableaux pour son exposition, tableaux qu’il a confiés à
- Estelle Revaz en tant que commissaire principale,
- Facundo Agudin en tant que régisseur général, et
- l’Orchestre Musique des Lumières en tant qu’accrocheurs distingués.
Nous avons découvert les trois premiers tableaux de Pitture dans la précédente chronique ; il est temps de se diriger vers les trois derniers. Notre promenade s’arrête d’abord devant In den langen Erlen de Carl Pfügler-Gotstein, une « scène de promeneurs au manège ». Il y a donc
- du brouhaha,
- des flonflons,
- des éclats,
bref, une atmosphère à la fois festive et vaguement inquiétante. Le violoncelle semble essayer de se frayer un chemin entre
- cuivres,
- percussions variés,
- quelques nappes de cordes.
La partition, farouchement expressive, s’articule entre
- crescendo,
- fortissimo et
- brusques silences
jusqu’à l’apaisement final, étrangeté plus que soulagement.
Les Allemands bondiront sans doute en découvrant que la promenade passe alors devant l’Insulata Dulcamara de Paul Klee, le plus grand tableau de l’artiste que le compositeur décrit comme « une vision féérique pleine d’humour ». En effet, le chef promettait un disque « consacré à des œuvres inspirées par des peintures d’artistes suisses » ; or, Paul Klee a beau être né en Suisse, il est mort allemand. Puisque Giovanni Segantini, dont nous avons écouté un tableau juste avant, était italien, disons que le projet annoncé par Facundo Agudin est mollement exact, et brisons là sur ce sujet !
Le violoncelle d’Estelle Revaz émerge d’une évocation extatique, sur un écrin de cordes rehaussé par des bois attentifs. Andreas Pflügler semble prendre plaisir à tirer sa musique hors du gouffre du silence. Nulle mollesse pour autant : la partie de violoncelle se révèle bientôt déchiquetée, hésitant entre
- tenues,
- brisures,
- glissandi,
- vigueur de l’archet,
- doubles cordes survoltées et
- suspensions presque apaisées.
Le discours du compositeur avance par
- vagues successives,
- ondulations d’intensité et
- polymorphie mouvante,
enveloppant l’auditeur dans une matière sonore agréablement insaisissable qui se dérobe sans cesse aux certitudes et à la prévisibilité. Y font merveille
- la maîtrise de l’écriture orchestrale,
- l’inventivité de la partition et
- la variété technique de la soliste.
Dernière station de l’exposition : La caduta della ballerina de Felice Filippini, « où l’imminence de la mort suscite une frénésie compulsive ».
- Gravité du violoncelle,
- aigu des clochettes,
- écho donné par l’orchestre au soliste
emballent d’entrée le mouvement. Ici, tout est
- agitation,
- poursuite,
- grondements,
- vigueur.
Après un tableau fluant, Andreas Pfügler choisit de terminer son hexalogie sur une proposition spectaculaire et plus univoque, même si le récit se brise çà avant de reprendre sa cavalcade implacable. De la sorte, Pitture se conclut sur une habile synthèse des principales qualités du cycle :
- usage riche de l’orchestre ;
- écriture paraissant parfaitement adaptée au violoncelle en général et à la violoncelliste en particulier, avec
- sons filés langoureux et, ici surtout, rusticité roborative des coups d’archet furibonds,
- exploration des différents registres de l’instrument, des tréfonds aux cimes,
- caractérisation variée des rôles solistes (sur son promontoire, dans la nasse orchestrale, en duo ou en confrontation avec tel pupitre…), et
- astucieuse exploitation du potentiel d’une grande musicienne
- (ébouriffante virtuosité des triples croches enragées,
- troublante sensualité du lyrisme posé,
- enveloppante capacité à susciter une atmosphère mystérieuse par la façon
- d’attaquer,
- de tenir ou
- d’effacer une note…) ; et
- agencement plaisant et malin
- des crescendi,
- des accents et
- des contrastes,
le tout joliment coordonné par Facundo Agudin, meilleur chef que livrettiste – c’est évidemment mieux que l’inverse !
Une dernière notule sur ce disque nous permettra de boucler l’exploration des quatre Tondichtunen nach Arnold Böcklin, op. 128 de Max Reger, qui ont été disposés de part et d’autre des pièces assemblées pour Estelle Revaz et dont l’écoute a commencé ici.
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
L’Or du Rhin, Bastille, 29 janvier 2025 – 2/2

Juliette Morel (rôle inventé), Eliza Boom (Freia), Florent Mbia (Donner), Matthew Cairns (Froh), Mika Kares (Fafner), Kwangchul Youn (Fasolt), Simon O’Neill (Loge), Iain Paterson (Wotan), Brian Mulligan (Alberich), Ève-Maud Hubeaux (Fricka), Gerhard Siegel (Alberich), Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katharina Magiera (Flosshilde) aux saluts de « L’Or du Rhin », le 29 janvier 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Photo indicative : Rozenn Douerin.
Il est des notules que l’on a hâte de griffonner pour partager
- une découverte,
- un enthousiasme,
- une irritation, même ;
et puis il y a celles qu’il faut bien rédiger puisque l’on a commencé d’exprimer une consternation mais pas fini d’essayer de l’expliquer ici. Voilà le propos du jour : mettre des mots sur un effarement esthétique pour le comprendre et espérer retrouver, dès le prochain exercice,
- l’inclination pour un répertoire palpitant,
- le respect pour un travail bien mené, et
- l’admiration pour la capacité d’artistes à nous émouvoir
qui poussent à aimer la musique en général et la musique vivante en particulier. Partant, si, dès l’interlude, la troisième scène de L’Or du Rhin peine à soulever notre enthousiasme, sachons-lui gré de nous aider à cerner ce qui nous déçoit et désole à la fois devant le contraste entre un résultat moins plat que creux et la présence de tant de talents musicaux réunis entre fosse et scène. Y contribuent présentement
- la sagesse d’un orchestre que l’on dirait étouffé pour ne pas gêner les voisins,
- les vidéos parasites et énigmatiques (quel est cet Amérindien, si c’est un Amérindien, qui tournoie sur le château des dieux ?), et
- le décor planplan de l’antre d’Alberich et consorts,
révélée sous le château, qui ressortit plus, grâce à l’aide des lumières, à une cave de psychopathe pour thriller avec Anthony Hopkins qu’à la fourmilière mythique où se prépare le renversement du monde. Cette nouvelle entrée en matière (et dans une forge où l’on a sculpté l’anneau, l’idée de matérialité est essentielle) semble s’inscrire dans une dépoétisation de l’œuvre wagnérienne. Nous voici aux prises avec
- une musique dépourvue de virulence à cause du gommage des contrastes et de l’écrêtage des nuances, par le haut et par le bas,
- des personnages que des costumes hors de propos et une direction d’acteurs de série B ont privé de prestance, et
- des décors dont la banalité ensuquante et la pauvreté structurelle dissipent toute perspective de fantasmatique, de grandiose, de divin, d’enthousiasmant au sens étymologique du terme.
Ce mélange de tisane tiédasse et d’eau de boudin paraît revendiquer un réinvestissement de Das Rheingold visant à déboulonner l’œuvre, sur la forme comme sur le fond. Ainsi, d’abord, de l’anneau, personnage central de l’opéra, qu’Alberich (Brian Mulligan) porte en collier. Ainsi, ensuite, de Mime (Gerhard Siegel), dont le personnage grotesque est ici ramené à notre époque, avec
- chaussettes sales,
- T-shirt souillé et
- caleçon Adidas.
Ainsi, enfin, du rôle ajouté par Calixto Bieito et offert à une danseuse (Juliette Morel), mannequin inutile qui gesticule autour d’Alberich. On espère au moins que cet énième affront au texte wagnérien est lié à la nécessité de placer une copine ou la copine d’un sponsor ; peut-être serait-ce moins insultant pour le public que d’ajouter un élément
- exogène,
- inspirant un sentiment de gênance devant sa piètre inutilité, et
- moins énigmatique qu’incompréhensible donc censé être très puissamment profond
alors, que, soyons honnête, on préfèrerait qu’un chanteur chasse de scène cette actrice superfétatoire. Faute de quoi, Mime fait ses ablutions dans le même seau que celui où étaient rassemblées les pommes. Les transformations d’Alberich en dragon (il met un masque de mannequin et des cordes dans le dos, comme en ouverture de bal) puis en crapaud (il met un masque de grenouille) donnent une idée de l’inventivité et du brio de la mise en scène. Pour occuper le regard, subodore-t-on, celle-ci envoie Mime rigoler en se mettant le seau sur la tête. Pendant l’interlude, le mannequin dansant qui piquait un roupillon, l’heureuse friponne, se réveille et arrache des fils qui lui pendent au cou. C’est beau, on dirait un croisement entre un clip d’Alain Souchon et Deux kangourous devant la véranda (début à 0’36).
Pour la quatrième scène, la tanière des nains rentre sous scène. Alberich est extorqué par Loge (Simon O’Neill) et Wotan (Iain Paterson, remplaçant de Ludovic Tézier). Évidemment, aucun des Nibelungen n’apparaît pour remettre le trésor dont c’est que ça cause : cette splendeur est réduite à des pièces dorées transportées sur un chariot qui sert sans doute, le reste du temps, à déplacer une table ou des chaises en backstage. Dans cette vacuité revendiquée, Brian Mulligan se débat pour incarner sa puissante malédiction (« Schmäliche Tücke, schändlicher Trug! »). Après quoi, il récupère son mannequin dansant et libère la place. Fricka (Ève-Maud Hubeaux) débaroule avec grand manteau léopard et lunettes de soleil, façon Melania Trump. Freia (Eliza Boom) est à nouveau traînée sur scène dans sa bâche-poubelle, suscitant la joie de Froh (Matthew Cairns), lequel pense surtout à la jeunesse éternelle que va lui redonner l’arboricultrice spécialisée dans l’élevage de pommes (« Wie liebliche Luft wieder uns weht »). Une photo géante de Freia apparaît sur le château pendant qu’on est censé la couvrir d’or – ce qui n’advient évidemment pas, il n’a jamais été question de respecter l’œuvre, m’enfin. Ayant sans doute besoin de s’occuper, Melania Trump gesticule comme une greluche à laquelle le metteur en scène semble vouloir – avec un certain talent – la réduire.
Quand Wotan déclare « Den Reif geb’ ich nicht » (« je ne donnerai pas l’anneau », qui est en fait un collier, on s’en souvient), l’arrivée d’Erda (Marie-Nicole Lemieux) n’arrange rien. Capuche sur la tête, la déesse qui sait tout va caresser Wotan – nan, à ce stade, prétendre trouver des justifications à tant de conneries méprisant le spectateur ressortirait du chichiteux. Peut-être à cause de ce contexte artistique atterrant, la sympathique cantatrice canadienne aux mille répertoires nous paraît à son tour loin du personnage grave et mystérieux qu’elle est censée incarner.
- Les conseils liminaires (« Weiche, Wotan, weiche! ») semblent précautionneux alors qu’il s’agit d’un coup de théâtre retentissant.
- Le vibrato paraît trop relâché.
- Les aigus, certes affirmés, manquent de ce côté sombre qui devrait envelopper le personnage.
Sur scène, c’est la Bérézina. Jésus sort de scène en rampant. Donner (Florent Mbia) chante son ultime incantation (« He da! He da! He do! Zu mir, du Gedüft! ») hors scène, ce qui atténue forcément la majesté de son terrible appel. Pendant que les fumigènes exaucent Florent Mbia, les cuivres de l’orchestre donnent de plus en plus de signes de fatigue – c’est compréhensible après 2 h 30 où ces pupitres n’ont pas été ménagés, euphémisme, mais, à ce point, c’est assez inhabituel. Un escalier de métal ouvre alors le château métallique. Il est couvert de cordes, ce qui permet à Wotan et à Fricka de l’escalader difficilement. Quand, en off, les filles du Rhin se lamentent, on est presque rassuré : le pitoyable spectacle s’achève enfin, concluant provisoirement un nouveau ratage complet à Bastille, entre consternant, lamentable, navrant, attristant, affligeant et atterrant.
Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz jouent Schumann et Brahms, Musée Jacquemart-André, 2 février 2025 – 1/3

Jean-Nicolas Diatkine et Estelle Revaz le 2 février 2025 au musée Jacquemart-André (Paris 8). Une évocation d’après Rozenn Douerin.
Sa précédente tournée, Estelle Revaz l’avait calée autour des préludes de Dall’Abaco que nous avons évoqués tantôt. Sa nouvelle tournée, elle l’a calée après les débats que la représentante nationale helvétique qu’elle est aussi a suivis autour du foie gras, des crèches et des feux d’artifice. Pendant que ses collègues du PS local partent en séminaire, elle s’évade et file enchaîner les programmes (« en six concerts, je donne trois heures d’œuvres différentes », confiera-t-elle a posteriori), à commencer par une première date parisienne partagée avec Jean-Nicolas Diatkine.
Cela se passe dans le cadre feutré et désormais prémiumisé d’un musée Jacquemart-André (un immense hôtel particulier transformé en musée aux règles strictissimes pour les conservateurs, cédé à l’Institut de France et laissé en gestion à une entreprise privée), avec coupe de champagne bienvenue, fauteuil sauf pour les gens qui ne payent que 55 €, et, pour tous, concert dans un salon privé dominé par un balcon et couronné, tout là-haut, par un plafond peint. Le prix des places tabasse, mais il faut reconnaître que l’expérience clients, comme c’est qu’est-ce qu’on dit aujourd’hui, peut justifier que l’affaire soit tentante – cette fois, nous sommes invités, mais, avant la discrète restauration du musée, nous y étions allés en spectateur payant pour applaudir
- un Ali Hirèche en feu (raté cette année tant nous sommes mauvais en pêchage d’infos),
- une Kanae Endo décevante en short notice et
- un Jean-Nicolas Diatkine en personne, raconté ici et là.
Ce dimanche soir, pour la rare excursion hors des sentiers des récitals uniquement pianistiques, en dépit du nom de la prod, « Autour du piano », deux ensembles et une pièce sont au programme. Première série : les trois Fantasiestücke op. 73 pour clarinette et piano, œuvres autorisées – entre autres – à la violoncellisation par Robert Schumann en personne. Évidemment, un ancien clarinettiste continuera d’écouter cette version avec un petit sourire en coin, puisque la clarinette est le plus bel instrument soliste du monde, sauf quand c’est moi qui en joue aujourd’hui. Hélas, s’il est un peu de bonne foi, et ça arrive même aux clarinettistes désormais pitoyables, ledit souffleur reconnaîtra que le violoncelle propose une toute autre vision sonore de la partition et que, avec Estelle Revaz à l’archet, par ma foi, ça mérite de se laisser ouïr.
Le premier mouvement, mineur, « délicat avec expression », annonce la couleur acoustique absolument sèche propre au salon où se donne le récital. Les musiciens en tirent le meilleur en sachant que, ici, nulle emphase donc nul amphigouri ne sera envisageable. Dans cet espace,
- la musique,
- le son et
- le propos
sont à nu.
- Pas question de chercher à mystifier l’auditeur, ce serait vain.
- Pas de rattrapage possible en cas d’embardée.
- Pas de floutage à espérer si décalage entre partenaires.
Même si le duo a sans doute disposé d’un peu moins que de quelques mois de résidence pour travailler leur relation, cette gageure du direct-to-ears ne semble pas les impressionner. D’emblée, l’on goûte
- la fluidité du piano,
- le lyrisme du violoncelle et
- l’ondulation des intensités, et hop.
Dans le deuxième mouvement, « vif et léger », les deux compères font rutiler
- l’allant de la partition,
- les foucades très schumaniennes à hue et à dia, ainsi que
- les audaces harmoniques dont la jolie quintessence – mais non l’unique coup de génie – est la mutation de La en Fa.
L’ultime mouvement semble inventé pour Estelle Revaz puisque, en français, il est plus ou moins siglé « rapide avec du feu », un état d’esprit musical qui ne fait pas peur à la violoncelliste, au contraire. La flamme de la femme à la robe sanguine trouve son réceptacle dans l’âtre de Jean-Nicolas Diatkine, un foyer musical doux mais, mine de rien, volontiers crépitant si l’exigent les circonstances. Ensemble, les artistes rendent raison d’un morceau saisi par
- la fougue,
- les contrastes et
- les multiples formes de dialogue qui constituent l’essence de la musique de chambre, dont
- les unissons spectaculaires,
- les échos roboratifs et
- la confrontation de collègues prompts à se défier.
C’est le cycle le moins compliqué à mettre en place dans un programme dense et ambitieux. On pourrait en déduire que, stratégiquement, les musiciens l’auront traité en légèreté faute de temps pour le peaufiner. L’écoute pose un diagnostic strictement contraire. Le foisonnement schumannien, loin d’être négligé au profit d’une lecture gentillette, est animé par des artistes aux tempéraments opposés donc richement complémentaires. Dès lors, il apparaît
- joyeux et tendu,
- riche et sans chichi, bref,
- soufflant pour des spectateurs qui arrivent, au soir de leur journée, désireux d’écouter de la musique envolante mais ou parce qu’usés par la vraie vie.
Si Dieu or something nous prête vie, le récit de la suite, palpitante, suivra !
Pour retrouver nos chroniques sur Estelle Revaz, cliquer sur l’hyperlien choisi.
- Le grand entretien
- Les disques
- Caprices de Dall’Abaco (Solo musica)
- Inspiration populaire (Solo musica) : parties 1 et 2.
- Journey to Geneva (Solo musica)
- Bach & friends (Solo musica)
- Cantique (Neos) : parties 1, 2 et 3 (en cours).
- Caprices de Dall’Abaco (Solo musica)
- Les concerts
- Ambassade de Suisse 2024 : parties 1 et 2
- Ambassade de Suisse 2022
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- Le grand entretien
- Les disques
- Les concerts
- Le disque tiré des concerts, parties 1, 2 et 3
« L’Atelier du tripalium », Mariette Darrigrand (Équateurs, 2024) – 1
On la sent un peu gênée aux entournures, Mariette Darrigrand, dans L’Atelier du tripalium. Non, travail ne vient pas de torture ! (Équateurs, « Mots contre maux », 2024, 222 p., 19 €). C’est vrai qu’écrire un livre pour rappeler que, étymologiquement, le travail n’est pas une torture, quand on est « consultante auprès de différentes entreprises et organisations », où l’on anime des workshops pour dédramatiser les mots donc les maux relatifs au travail, ça sent moins l’ouvrage de linguistique que le texte de commande ou, a minima, de circonstance, griffonné pour chanter aux clampins les vertus du boulot en espérant, ainsi, continuer à susciter des sollicitations patronales.
En effet, semblable perspective peut passer pour doublement trouble ou courageuse, selon le point de vue. Que travail ne vienne pas de tripalium (c’est le nœud de l’histoire ici racontée), alléluia ! Mais, d’une part, il reste une marge entre proposer cette rectification – datant de Littré – et tenter de s’en servir pour faire oublier qu’aller au charbon, au turbin ou à la mine contre un salaire souvent merdique et sous la houlette d’un Code du travail non pas détricoté mais pilonné par la macronie (les initiatives de la représentante de Danone n’étaient que la partie émergée de l’iceberg…), c’est bien souvent une gave et quelquefois une fieffée arnaque. D’autre part, que cette chanson soit serinée par le top management et ses sbires pour embringuer les petites mains et réenchanter le rapport à l’entreprise a de quoi faire sursauter. Une récente étude de la Direction général des finances publiques – pas d’Oxfam, hein, de la DGFiP – a montré que « le revenu annuel des 40 700 ménages français les plus riches a plus que doublé » en treize ans ; or, pour eux,
les traitements et salaires [pourtant considérables à l’aune des traitements et salaires des clampins] ne représentent que 35,5 % du total [de leurs revenus]. L’essentiel de leurs ressources provient plutôt des dividendes et des plus-values tirés des capitaux dont ils sont propriétaires (47 %), des bénéfices des entreprises qu’ils détiennent (10,5 %) et de leur patrimoine foncier (3 %). (…) Pour le reste des contribuables (…), les traitements et salaires se taillent la part du lion (63 %) [in : Le Monde, 31 janvier 2025, p. 6].
Ce constat, qui corrobore notre lecture du livre de Gilbert Cette contre le SMIC et les allocs (chronique lisible ici et là), peut inspirer deux conclusions rapides. Primo, si des zozos connaissent la valeur du travail et y sont, par nécessité, attachés, ce sont plutôt les grouillots en bas de l’échelle que les donneurs de leçons pérorant autour de la valeur travail sur BFM Business. Pas la peine de recourir à l’étymologie pour ça – laquelle étymologie a peu de chance de leur redonner le smile car les gars de tout sexe savent bien ce qu’ils vivent au quotidien – on gagne peu, parfois moins que si on n’était qu’aux allocs, ce qui ne prouve pas qu’on est des flemmards, juste que les salaires de merde et, souvent, le temps partiel imposé transforment les travailleurs en « morts qui marchent », comme le chantait Félix Leclerc en évoquant les chômeurs. Secundo, si, à en croire la posture adoptée par Mariette Darrigrand, de nombreux travailleurs jugent, à des degrés divers et sauf dans leurs lettres de motivation ou leurs entretiens annuels, que le travail les emprisonne et les épuise, c’est parce les faits sont là : pour eux, le travail est une nécessité, pas un loisir presque dispensable.
Certes, la dichotomie entre très riches et travailleurs de l’ombre, forcément de l’ombre, est un chouïa caricaturale, même si les études laissent entendre qu’elle contient une forte part de réalité, n’en déplaise aux privilégiés. Ce nonobstant, elle permet de dessiner une posture partagée entre, d’un côté, ceux qui expliquent que le travail est une bénédiction mais n’en ont quasi pas besoin pour vivre, et ceux qu’il s’agirait de convaincre que le travail est une libération, un accomplissement, peut-être même un aboutissement, alors que ledit travail, avec ou sans triple pale, est plus souvent un abrutissement qu’un aboutissement.
Dans cette perspective, la bascule proposée par la sémiologue est suspecte. Retirer une étymologie erronée au travail est une idée défendable ; pour autant, elle n’exonère pas le travail de ce que les donneurs d’ordres font subir aux travailleurs. Si le travail contemporain en France n’a pas toujours la violence sanglante de la torture, il existe de nombreux outils patronaux pour susciter moult souffrances, qu’elles soient ronronnantes voire refoulées ou qu’elles soient patentes, insupportables, proprement invivables tant elles sont aiguës. Dès lors, proposer aux travailleurs, cossus ou bas-de-l’échellistes, des ateliers pour qu’ils se réapproprient la joie d’embaucher sous prétexte d’étymologie peut paraître un peu léger quand on sait combien, concrètement, les conditions de travail se sont dégradées, ne serait-ce qu’au regard du statut desdits travailleurs.
Ainsi, des enquêtes récentes ont montré comment le recours à la microentreprise avait pris le pas sur le salariat et l’intérim dans un nombre hallucinant de secteurs, dont certains inattendus comme le BTP. De manière flagrante, dans les hôtels et restaurants, « le nombre de microentreprises actives a bondi avec, à la clef, un risque de précarité et de moindre protection », obligeant Thierry Marx, patron de l’Union des métiers et industries de l’hôtellerie à reconnaître que « l’autoentreprise est un outil très libéral qui détricote le code du travail » [in : Le Monde, 30 janvier 2025, p. 16], code déjà abîmé, on l’a dit, par les coups de boutoir macronistes. Or, l’arnaque de la microentreprise n’a pas fini de prendre de l’ampleur !
Utilisée d’abord par commodité, la prestation en freelance est devenue tellement courante que, dans certaines entreprises, le coût des achats que représente leur facturation est supérieur à celui de la masse salariale [in : Le Monde, 30 janvier 2025, p. 19].
En clair, on salarie moins qu’on n’externalise. Les conséquences pour les travailleurs sont connues :
- instabilité (qui, à un certain niveau de revenus, peut avoir son charme mais, le plus souvent, est subie),
- précarité (le manque de visibilité lié aux contrats courts peut accentuer le phénomène en s’accompagnant de dérogations consenties par le travailleur au droit et aux usages afin de conserver un client prompt à jouer au maître-chanteur), et
- perte de droits en termes de protection sociale, notamment au regard des droits à la retraite, ce qui n’est peut-être pas tout à fait innocent (peut-être, hein).
Dès lors, ce qui précède est le contraire d’un hors sujet. En effet, pour rendre compte de L’Atelier du tripalium…, il faut avoir en tête sa raison d’être : les travailleurs n’idéalisent pas leur travail car, souvent, les conditions de celui-ci sont non seulement mauvaises mais en voie incessante de dégradation. Dans ce contexte, marteler que l’étymologie du travail n’est pas tripalium suffira-t-il à combler les chief happiness managers et à remettre des paillettes dans le regard de leurs ouailles – à défaut de subsides sur leur compte en banque – au moment où sonne le réveil, les petits matins
- froids,
- gris et
- pluvieux,
réveil qui indique qu’il faut aller prendre un transport en commun bondé, puant, cher et rare, avec de moins en moins de places assises pour, peut-être, attendrir la viande selon l’expression poétique des agents de la maréchaussée, et, en tout cas, entasser plus de clients dans un même espace au lieu d’augmenter le cadençage ? En d’autres termes, Mariette Darrigrand a-t-elle écrit un parallélépipède feuillu visant à réenchanter le travail pour satisfaire les patrons en général et les commanditaires de causeries positives en particulier, ou un ouvrage interrogeant les représentations dudit travail à travers une analyse sociosémiotique rigoureuse ? C’est ce que nous examinerons dans une prochaine notule dans laquelle, ô miracle ! nous ouvrirons enfin l’ouvrage.
Slava Guerchovitch, « Born in Monaco » (Odradek) – 1/4
Un pianiste né à Monaco enregistre à Monaco son disque et l’intitule Born in Monaco : rien de furieusement original, rien de très stimulant non plus, mais une volonté – dont le musicien s’explique dans le livret – de saupoudrer la musique d’un double engagement autobiographique. D’une part, comme disent à peu près tous les artistes de chaque album qu’ils enregistrent, les œuvres qui le composent ont accompagné sa formation et son perfectionnement depuis long de temps ; d’autre part, les trois pièces choisies pour ce premier disque, enregistré en 2022 – par Gaëtan Juge, assisté de Louis Vitteaud, avec un mastering et une postproduction de Slava Poprugin – mais publié en janvier 2025, départ de l’aventure discographique de Slava Guerchovitch, sont liées selon lui au départ dans de multiples acceptions :
- mutation professionnelle pour le Bach,
- mort pour le Ravel,
- « perte de la muse » pour le Liszt dantesque.
Certes, ce liant théorique semble un rien forcé tant la réalité musicale et le projet des compositeurs semblent divergents ; néanmoins, l’on apprécie l’effort d’unité dans la diversité dont témoigne le jeune musicien, et l’on se réjouit d’écouter un disque à la set-list aussi variée et aux rapprochements somme toute inattendus.
De Johann Sebastian Bach, qui nous intéressera dans la présente notule, Slava Guerchovitch a choisi le Capriccio en Si bémol « sopra la lontanaza del suo fratello dilettissimo » [sur le départ de son frère chéri] (BWV 992). Le narratif qui accompagne l’œuvre est aujourd’hui remis en cause – ce ne serait peut-être pas de Johann Jakob l’hautboïste qu’il s’agirait ici. Reste une volonté à la fois diégétique (ça raconte une histoire) et programmatique (ce qu’évoque la musique est décrit en tête de chacun des six mouvements).
L’arioso liminaire fait écho aux tentatives des amis pour dissuader le voyageur de, eh bien, voyager. Adagio posé, le mouvement associe
- une ligne mélodique,
- son doublement fréquent à la sixte inférieure, et
- une basse.
Il est habillé par
- des appogiatures,
- des mordants et
- des trilles
que Slava Guerchovitch coule dans le flux principal. Pour l’interprète, ces indications ne sont pas des bonus mais des suppléments d’âme consubstantiellement intégrés au discours. De même, les nuances sont comme contenues, en dépit de crescendi maîtrisés, comme si l’interprète voulait faire résonner
- la dignité de cette visite de la dernière chance,
- la fatalité d’une décision malgré tout intégrée par les amis, et
- la tentation, cependant, de croire qu’il est encore possible que le partant change d’avis et devienne un restant.
D’ailleurs, l’andante qui suit présente une nouvelle tentative désespérée de dissuader le future exilé de s’éloigner. Elle consiste à essayer de lui faire prendre conscience au partant des dangers qui le guettent au tournant. Très abondamment orné par l’interprète, et animé par une sorte de fugato comme aimait en esquisser Johann Jakob Froberger, le mouvement est joué avec un mélange
- de retenue (comme s’il s’agissait de retenir le partant),
- de liberté (comme s’il s’agissait de rappeler que, jusqu’au bout, une autre décision que le départ est possible) et
- d’agogique (comme s’il s’agissait de retarder l’inéluctable
- en élargissant la mesure,
- en faisant attendre l’entrée de chaque voix et
- en osant un dernier très long silence qui simule sans doute une dernière possibilité de convaincre le partant de ne pas partir,
d’où la tierce picarde qui conclut l’épisode avec un optimisme un brin forcé. Peine perdue, en effet.
Dans l’adagissimo suivant, où la réalisation de la partition laisse une part supplémentaire de liberté à l’interprète, le chœur et le cœur des copains en prennent acte. En témoignent
- le passage du binaire au ternaire pouvant évoquer un changement d’attitude, de la volonté de convaincre à l’acceptation du chagrin,
- la modulation et le passage en mineur qui ajoute un peu de grisaille à la déploration,
- l’utilisation du chromatisme descendant et d’une boucle de chaconne enfermant le texte dans une dégringolade quasi sisyphienne conduisant, sans cesse, du fa au do.
Sans quitter sa ligne directrice qui associe
- agogique appuyée,
- clarté de la pédalisation et
- attention particulière portée aux phrasés,
l’interprète travaille
- les accents,
- les contretemps et
- les couleurs des nuances piano dont il utilise une belle variété.
Le bref andante con moto qui enquille revient en Si bémol pour raconter que, les dés étant jetés, plus d’amis débaroulent pour donner une dernière accolade au lâcheur. Les embrassades arpégées laissent place à une énergie presque staccato qui se laisse emporter par la sérénité du Fa majeur.
L’air du postillon (en clair : du cocher) réaffiche néanmoins le Si bémol. Cette fois, on a quitté l’affliction de l’affection, et hop, pour basculer dans la célébration du départ.
- Rebonds digitaux,
- octaves égrenés,
- effets d’écho et
- personnalisation guerchovitchienne
- (reprise une octave au-dessus,
- importance de l’agogique,
- ornementation libre, et même
- ajout d’un fa dièse à la fois bienvenu et audacieux à la huitième mesure)
caractérisent un changement d’atmosphère radical. L’investissement de l’artiste tranche avec une conception souvent rigide de l’interprétation de JSB. Si son insistance surprend, elle se peut justifier
- la place de l’œuvre dans la production du compositeur (c’est une pièce de jeunesse, qui revendique sa liberté),
- par le fait qu’il s’agit d’un caprice et que celui-ci se plie à un scénario qui incite le musicien à investir la partition en fonction des indications ouvrant le mouvement, et
- par l’autre fait qui place, cette fois, l’enregistrement au début de la carrière discographique du pianiste, ce qui amène sans doute le débutant à vouloir marquer plus fortement non pas son style, ce serait offenser la partition, mais sa griffe.
La fugue « imitant le cor du postillon » part sur les bases toniques nécessaires avec un joli sens du swing délectable – le swing se caractérisant par
- l’allant rythmique régulier,
- l’utilisation à bon escient des accents, et
- la mise en place de nuances permettant une sensation de flux et de reflux qui dynamise le geste interprétatif.
Slava Guerchovitch y démontre
- une grande sûreté digitale,
- un plaisir évident de laisser pétiller une forme souvent considérée comme guindée, et
- un sens de la musicalité essentiel pour permettre à l’auditeur de goûter la polyphonie roborative du mouvement.
Peut-être au péril d’un excès d’incarnation qui risque de donner sporadiquement l’impression que l’interprète guerchovitche trop la partition, au détriment d’une simplicité qui sied même au jeune Bach, l’ensemble reste
- pensé et prenant,
- organisé et vibrant,
- investi et mouvant, donc émouvant,
jusqu’à l’accord final qui suspend la pièce dans, si l’on croit le storytelling, manière d’espoir de revoyure. Voilà donc une étonnante entrée en matière qui, en effet, nous pousse à la revoyure. La prochaine étape de notre découverte guerchovitchologique se penchera donc sur Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel. Youpi !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est par exemple là.
« Cantique » by Estelle Revaz et Facundo Agudin (Neos) – 3/5
Intitulé Cantique ou le transfert de la matière d’inspiration, le premier disque d’Estelle Revaz, paru en 2015, s’articulait autour des « œuvres inspirées par des peintures d’artistes suisses ». Cette unité n’est qu’une façade (on n’a pas bien compris en quoi Schelomo d’Ernest Bloch rentrait, même de biais, dans la boîte annoncée), mais Andreas Pflüger s’est plié à la contrainte avec Pitture, le concerto que Facundo Agudin, à la tête de l’orchestre Musique des lumières (dont le slogan est « ceci n’est pas un orchestre »), lui a commandé sur mesure pour sa protégée. Chacun de ses six mouvements s’inspire d’une toile locale.
Première toile sur la platine, La Confiture aux péchés de Louis Soutter, « un dessin sombre et énigmatique », résume le compositeur. La musique suit donc ces directions. Elle associe
- les graves de l’orchestre,
- la résonance des percussions et
- la fougue d’un archet rugueux qui entraîne avec lui la phalange qui l’accompagne.
Ça grouille, ça tangue, ça jaillit. La palette
- sonore,
- rythmique et
- virtuose
revendique un spectre chromatique déclinant généreusement de nombreuses nuances de sombre et de sanguin.
Porté par l’expressivité d’une Estelle Revaz enflammée, le savoir-faire d’Andreas Pflüger est évident : l’orchestre
- évoque,
- dialogue avec la soliste,
- se confronte avec elle
dans un va-et-vient entre
- défis,
- provocations,
- indifférences et
- furieuse confusion.
La deuxième toile de l’exposition bénéficie d’un titre tout à fait pimpant, puisqu’il s’agit du double portrait de Skt. Adolf-Broggahr-Chatzli-Stok und Skt. Adolf-Krohn-Prinzen d’Adolf Wölfli, « dont on perçoit la trace de la schizophrénie ». Le compositeur s’attache donc à inventer une musique
- de la fracture dans l’unité,
- de l’apaisement comme lien entre deux épisodes survoltés, et
- de l’agitation dans l’aspiration à un impossible accomplissement.
L’instrumentarium sollicité est à nouveau très vaste.
- Un trait de harpe lance l’évocation du tableau ;
- la caisse claire se greffe sur cet élan ; et
- le violoncelle entame un dialogue souvent houleux avec
- clarinette,
- percussions et
- échos entre pupitres.
Andreas Pflüger travaille la pâte orchestrale jusqu’à parvenir à une émulsion sur laquelle surfe l’énergique violoncelle d’Estelle Revaz.
- À-coups versus régularité,
- brusques piani versus fortissimi,
- graves inquiétants versus médium de l’attente et aigu de l’explosion
se confrontent avec une gourmandise frémissante, et hop.
- Doubles cordes,
- pizzicati,
- archet lyrique ou volcanique
se déploient dans un mouvement heurté qui s’achève sur un glissando du violoncelle plongeant dans les abîmes. Virage à 180° avec Amor am Lebensbrunnen de Giovanni Segantini, dont le compositeur loue la « palette transparente aux tonalités impressionnistes » ! Avec lui, le troisième mouvement de Pitture se pare
- d’aigus enjôleurs,
- de trilles évocatrices et
- d’un violoncelle au lyrisme à la fois affirmé et raffiné.
Pour autant, l’écriture ne se satisfait jamais d’une joliesse détendue.
- Des contrastes et des fondus déconstruisent ou infléchissent le récit qui semble se profiler ;
- des ruptures nettes ou intérieures déchirent l’évidence et pimentent l’élégance,
- des ondulations animent un propos polymorphe dont les passages tendres ne tardent point à se laisser absorber par ce qui ressemble fort à manière d’inquiétude qui paraît consubstantielle à l’avènement de la musique.
Tout se passe comme si, fort d’un métier roué d’orchestrateur, le compositeur se méfiait d’une certaine facilité cinématographique et s’amusait à la dissiper dès qu’elle risque de séduire l’auditeur. En refusant l’univocité,
- il substitue l’intérêt de l’écoute à la satisfaction sucrée (non que celle-ci soit, en soi, infréquentable, heureusement !),
- il stimule la curiosité au lieu de satisfaire ce que, dans ses Entretiens avec le professeur Y, Céline aurait appelé « la tentation du chromo », et
- il irise les épanchements en les parant
- d’éclats,
- de reflets et
- de sequins sonores
assez inattendus pour captiver l’oreille, jusqu’au fade out soliste qui conclut le mouvement. De quoi mettre en appétit pour les trois tableaux suivants, qui feront l’objet d’une prochaine notule !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour voir Estelle Revaz en concert, c’est ce dimanche à Paris et à prix d’or là.
L’Or du Rhin, Bastille, 29 janvier 2025 – 1/2

Le Walhallah, palais des dieux (détail), selon Rebecca Ringst, le 29 janvier 2025 sur la scène de l’Opéra Bastille (Paris 11). Photo : Rozenn Douerin.
Rarement l’on est sorti aussi consterné d’un spectacle. Attention ! À Bastille, on le sait,
- la mise en scène calamiteuse,
- les décors daubés du cul,
- les costumes effarants de nullito-banalité et
- les inutilités faisant opéra moderne (vidéos et « personnages muets » ajoutés par le metteur en scène)
sont une tradition désormais bien tristement sédimentée, à laquelle s’ajoute souvent la sauce LGBTQIA+ dégenrant les personnages ou plaquant sur le récit des esthétiques queer ou trans. Cependant, l’on continue de fréquenter ce lieu pour
- la musique,
- l’orchestre et
- le plateau vocal,
dont on essaye de se persuader que, malgré les parasites visuels, c’est l’essentiel. Cette époque serait-elle révolue ? La première de la nouvelle production de L’Or du Rhin, en présence d’autres parasites habituels – dont Jack Lang, paradant à la sortie faute sans doute d’avoir pu partir à l’entracte, vu qu’il n’y en a pas, dans cet opéra – et avec le sponsoring de Bertrand Ferrier (pas moi, on l’aura compris), déçoit aussi au niveau musical. C’est un choc.
*
Le prologue de la première scène nous permet de profiter d’une vidéo sublime de pieds aux ongles mal vernis filmés dans l’eau par Sarah Derendinger. On frissonne devant ce qui était peut-être un projet de visuel pour le Club Med refusé par les propriétaires de la marque. Nous ne voyons pas d’autre explication. Sur scène, Alberich (Brian Mulligan), le nain dragueur, se tient à cour, premier de cordée avec des tas de cordes dans le dos. Il lève puis ouvre les bras. J’aime autant vous dire que l’émotion est déjà au top du zénith du climax. Bien que le son paraisse assourdi depuis le milieu jardin du premier balcon, on veut se laisser séduire par les couleurs de l’orchestre, familier de l’œuvre.
- Les piani des cuivres sont jolis,
- le crescendo est fluide,
- le bref fortissimo est maîtrisé.
Le festival commence.
- Vachement super pensée au niveau de la réflexion et de l’intelligence subliminales comme un tube de Gandhi Alimasi Djuna, la vidéo montre à présent un coffre-fort pour symboliser l’or du Rhin.
- Les ondines apparaissent avec la classe attendue des filles du Rhin :
- combinaisons de plongée qu’elles finiront par ouvrir pour laisser se profiler leur poitrine (ça part d’un bon sentiment, mais était-ce vraiment nécessaire ?),
- palmes qu’elles ôteront parce que, ben, on sait pas, et
- bouteille d’oxygène contre laquelle elles se résoudront à se balancer, façon autiste, quand elles auront perdu.
- Le texte peut déjà aller se faire enculer (« Où t’enfuis-tu ? » gémit Alberich en tenant Woglinde, bien tanquée sur son fessier).

Margarita Polonskaya (Woglinde), Isabel Signoret (Wellgunde) et Katarina Magiera (Flosshilde) aux saluts de « L’Or du Rhin », le 29 janvier 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Costumes : Ingo Krügler. Photo : Rozenn Douerin.
En dépit de leur costume, les filles font leur impossible pour incarner leur personnage tout en travaillant en trio (on note singulièrement le plaisir de jouer qui émane d’Isabel Signoret en Wellgunde). Le rideau, type protège-douche Casto XXL, qui masque un peu le fond scène est arraché et emporté par Alberich – lequel récupère donc cette ordure, hein. Après leur câlin à la bouteille d’oxygène, Margarita Polonskaya, Katharina Magiera et leur collègue débarrassent le plancher, le trésor du Rhin en moins. Parce que, oui, autant le préciser presque d’emblée, ainsi que le laisse augurer ce quatuor liminaire, l’opéra national n’engage presque jamais d’artistes français. Brian Mulligan est états-unien ; Margarita Polonskaya est russe ; Katharina Magiera est allemande ; et Isabel Signoret est portoricaine. Ce soir-là, même parmi les francophones – espèce déjà rare – invités sur scène, pas un n’est né sous le signe de l’Hexagone.
- Florent Mbia est membre de la troupe lyrique locale, très implanté à Paris… et camerounais,
- Ève-Maud Hubeaux est suisse, et
- Marie-Nicole Lemieux est canadienne.
Évidemment, puiser dans des viviers multiples des artistes est nécessaire et sans doute sain. Toutefois, à ce niveau de mépris pour les artistes autochtones, alors que l’État français subventionne largement les productions, on peut se demander s’il ne serait pas temps de signer la fin de la récré et d’exiger que soit, enfin, donnée aux meilleurs artistes lyriques de notre nation une chance de rencontrer le public de l’Opéra national de la capitale.
*
Pour la deuxième scène du Rheingold, apparaît un immense canapé pour lequel on s’attend à entendre tomber des baffles : « 70 % de réduction et 32 % en plus jusqu’à lundi chez Poltrone Sofa, solo divani di qualità ». Sous deux couvertures de survie (problème de budget, sans doute, ou désir de pousser le mauvais goût au max du curseur) ronflent Wotan, costume noir, et son épouse Fricka, surrobe en léopard et petite tenue dessous. Vue sa posture improbable, le metteur en scène semble laisser supposer que la très sage Fricka s’en est pris une bonne la veille, ce qui n’a évidemment aucun sens. Quand la sage femme, sans trait d’union, réveille le dieu volage, la crainte saisit le public : dès « Der Wonne seligen Saal », le déséquilibre entre Iain Paterson et l’orchestre est flagrant. Ce n’est pas que l’orchestre est trop fort, c’est peut-être que Wotan a été casté au mieux du possible mais pas au mieux du rôle, en dépit de sa recherche de musicalité. De son côté, on sent Ève-Maud Hubeaux prête à exploser (Fricka est une femme en colère contre son mari et sans doute contre elle-même), mais la mise en scène la renvoie dans les cordes en la contraignant à s’agiter de façon grotesque et fatigante pour elle, probablement, et pour le public, c’est évident. La voici qui
- jette des pommes de jeunesse éternelle autour d’elle (Jack Lang doit être emballé),
- se transforme en tapis de sol,
- multiplie simagrées faciales et physiques sur le canapé, et
- finit par être culbutée façon quickie quand arrive Freia (Eliza Boom).
La fête ô combien festive est gâchée quand les géants qui ont construit le palais des dieux pètent des portes (on ne sait pas pourquoi, c’est donc très intense, tu penses) pour réclamer d’être payés, c’est-à-dire qu’on leur cède ladite Freia. Dans le rôle des géants,
- Mika Kares incarne Fafner dans un costume digne de JR, chapeau et veste à franges couleur diarrhée inclus ;
- Kwangchul Youn, géant comme je suis champion du monde des lourds en MMA, est un Fasolt – mauvaise pioche pour lui : Fafner aura plus de travail au fil du festival scénique – en costard-cravate (à ce stade, on peut presque parler de costard-crevette) façon représentant de commerce arrivant au Campanile ou au Buffalo Grill de La Ferté-sous-Jouarre.
On n’est là qu’au début du sublime, mais l’institution où se déroule la représentation tient à préciser fièrement que « l’ensemble des décors et costumes de la production a été réalisé par les ateliers de l’Opéra national de Paris ». Wow, that’s made in France for you anyway!
Pour défendre la pauvre Freia et ses bottines vert moche, personnage qui passera plus de temps traîné dans des bâches-poubelles qu’à la verticale, apparaissent
- Froh (Matthew Cairns), déguisé en Jésus avec tunique large et barbouze, et
- Donner (Florent Mbia), pour lequel le costumier a abandonné toute dignité en lui ordonnant de chausser lunettes de sun et infâme casquette.

Mika Kares (Fafner) et Kwangchul Youn (Fasolt) aux saluts de « L’Or du Rhin », le 29 janvier 2025 à l’Opéra Bastille (Paris 11). Costumes : Ingo Krügler. Photo : Rozenn Douerin.
Qu’importe, ici, le but semble être de cracher sur l’œuvre wagnérienne, qui blinde pourtant l’Opéra de Paris dès qu’elle est programmée :
- sous la direction de Pablo Heras-Casaldo, l’orchestre est réduit à un statut de faire-valoir contraire à la partition
- (peu de contrastes,
- pas de tensions,
- plutôt un robinet d’eau tiédasse que
- des oscillations,
- des relations avec les chanteurs qui devraient associer
- caresses,
- bourrades,
- triomphe et
- défi, et
- des geysers incontrôlables quoique contrôlés) ;
- le texte continue d’être bafoué (comment Wotan peut-il parler du « bois de [s]a lance » en maniant une tringle à rideaux métallique ?) ; et
- les chanteurs subissent une mise en scène qui les contraint à jouer comme des acteurs perdus dans une sitcom d’AB Production, période fin de règne.
Quand Loge – presque aussi attendu que Tartuffe en d’autres lieux – arrive, il porte
- costume noir,
- T-shirt,
- casquette et
- lunettes de soleil.
Franchement, on avait hâte de découvrir l’incipit de ce nouveau Ring, de vibrer à l’ambition de la partition et à l’exigence de la musique. À ce stade, impossible de feindre. Rien, ici, n’a
- de sens,
- de cohérence,
- de direction ni
- de puissance artistique.
Dans ce foutage de goule assumé, Fricka semble avoir le choix entre faire une démo d’arts martiaux catégorie tubulaire pour salle de bains ou se tripoter la chevelure. Difficile de savoir ce que l’on préfère. Si, peut-être les caresses capillaires, c’est nul mais plus discret. Lorsque Freia est enlevée dans une bâche-poubelle, la pauvre femme de Wotan fait, pendant ce qui semble environ un millénaire, semblant de se taper la tête contre la cage du fond. Palsambleu, est-ce que ce monde est sérieux ? Effaré mais résolument positif (il faut encore tenir la moitié du spectacle), on essaye de jouir des tirades de Simon O’Neill comme les très exigeantes « Immer ist Undank Loges Lohn! » et « Jezt fand ich’s: hört, was euch fehlt ». Sans que le gosier du Néo-Z, quoique
- juste,
- efficace et
- savant,
n’ait l’ampleur wagnérienne à laquelle l’auditeur pourrait aspirer pour son personnage, l’artiste est assurément valeureux. Toutefois,
- la nullité des
- décors,
- costumes,
- mise en scène, ainsi que
- la timidité d’un orchestre qui semble muselé par son chef
épuisent notre capacité d’enthousiasme. Deux scènes du Rheingold restent à venir. Nous les évoquerons tantôt. À suivre… hélas !
Verena Tönjes et Daria Tudor, « Songs of the clown » (Solo musica) – 6/6
La dernière partie du récital de Verena Tönjes et Daria Tudor revendique éclectisme (de Schumann à Sondheim) et échos (retour d’un texte de Shakespeare déjà ouï, nouvel extrait des Nonsens Rhymes et explicit évoquant les clowns du titre de l’album). Elle s’ouvre avec le « Schluβlied des Narren » aka « Was ihr wollt », cinquième numéro de l’opus 127 de Robert Schumann, sur lemême texte qui concluait les 5 songs of the clown d’Erich Wolfgang Korngold écoutées ici et proposées cette fois dans une traduction en allemand. Lied ternaire en la mineur (finissant en majeur), il vibre de l’énergie des chansons à boire
- (appogiatures,
- rythme pointé,
- balancement,
- à-coups du tempo).
Le choix du compositeur de bestofiser le texte shakespearien concentre la tonicité dans une miniature qui profite et de la voix radieuse de Verena Tönjes, et de la sûreté pétillante de Daria Tudor. Autant dire que rude est le contraste avec « Der Zwerg » de Franz Schubert d’après un texte de Matthaüs von Collin qui narre l’assassinat d’une reine par un nain jaloux. Comme dirait le musicologue Ricet Barrier en évoquant le glas, « eh ben, c’est vach’ment pas gai ! » En la mineur comme la mélodie précédente et « pas trop rapide » (pas trop, donc rapide quand même), la partition associe
- la tension de la situation,
- les clapotis sur lesquels vogue le bateau où se déroule la scène, et
- l’univocité rythmique qui traduit sans doute le fatum à l’œuvre, puisque la tragédie est nouée dès la première note.
Les interprètes ne surjouent pas le texte mais l’habillent
- d’attentions pertinentes (nuances et phrasé),
- de belles synchronicités (respiration, intentions, doublure de la voix à lamain gauche), ainsi que
- de leur talent propre (imperturbable Daria Tudor, perfection des différents registres d’une Verena Tönjes qui se régale de la large tessiture exigées, de la cave grave aux plafonds scintillants).
L’auditeur est saisi par
- les modulations,
- les mutations de couleur et
- l’allant tragique
d’une partition magnifique, ici exécutée avec esprit. Mais bon, dans un récital sur le clown, on a bien besoin d’une respiration drolatique après cette horrible histoire. Voici donc le retour de l’opus 42 de Margaret Ruthven Lang, fil rouge de la set-list. Dans « The old man with a gong », Edwar Lear règle le sort d’un vieillard qui cassait les oreilles de tout le monde avec son gong et finit donc par être lui-même fracassé avec ledit gong. OK, ça finit mal, mais c’est rigolo – combien de voisins n’a-t-on pas voulu fracasser avec leur gong, que celui-ci soit un transistor, des haltères ou un violon ? La longue introduction laisse longtemps espérer un meilleur sort, mais sa fin tendue laisse soupçonner que malheur va arriver.
- Efficacité de la mélodie,
- clarté de l’accompagnement,
- solennité des répétitions finales avec envolée et tenue lyriques :
ne chipotons point et reconnaissons que, ici, tout est savoureux.
L’affaire se clôt sur « Send in the clowns », chanson de l’année 1975 écrite par Stephen Sondheim pour A Little Night Music. Desiree constate que son couple part en sucette, sollicite la venue des clowns, constate que personne ne l’exauce et conclut qu’on rigolera peut-être l’année prochaine (curieusement, la chanteuse renonce à cette fin, pourtant parfaite – sans doute sera-ce pour coller au projet du disque, via un clin d’œil à l’auditeur à qui l’artiste glisse qu’il est inutile d’attendre l’année prochaine pour profiter des clowns : « Dont’ bother, they’re here »). Sur un tapis rouge pianistique, éclabousse le plaisir qu’a Venera Tönjes de chanter un tube du musical.
- Diction en parfaite cohérence avec le style sondheimien,
- tenue vocale,
- portamento soyeux,
- agogique lumineuse,
- variété des couleurs apposées sur une partition d’une grande beauté
- (simplicité,
- richesse rythmique,
- cahots de la tonalité)
offrent une coda poignante à un disque certes déplorablement dépourvu d’un livret francophone – ce qui ne facilite pas la compréhension des textes, pourtant si importants – mais, de bout en bout,
- original,
- cohérent,
- passionnant et
- éblouissant.
« Travailleur mais pauvre », Gilbert Cette (De Boeck Supérieur, 2024) – 2/2
Le projet est superbe et généreux. La seconde partie du livre de Gilbert Cette ne propose-t-elle pas de « lutter contre la pauvreté des travailleurs » ? De la part d’un enseignant business friendly fervent contempteur des aides sociales au nom
- de l’orthodoxie budgétaire,
- de l’efficience étatique et
- de l’opposition à « l’amélioration du sort d’une fraction de la population » (107) [devinez l’amélioration de quelle fraction de la population indispose Gilbert],
ce projet mérite toute notre attention. À travers l’évaluation des théories et pratiques de « justice sociale », l’objectif affiché est néanmoins de contester les trois fonctions de l’intervention publique pour juguler pauvreté et inégalités :
- l’allocation,
- la stabilisation et
- la redistribution.
Synthétisons l’avis de l’auteur, bien qu’il soit souvent abrité derrière un idiolecte réservant une grande partie de l’ouvrage aux sachants spécialistes experts diplômés ou aux convaincus qui ne le liront pas mais, entre pairs, hocheront la tête d’un air entendu voire complice. Pour lui, les interventions de l’État sont nocives car « les hypothèses [subodorant que le mal-être des pauvres pourrait être atténué grâce à l’intervention publique] (…) sont éminemment fragiles et critiquables ». Dès lors, graphiques àl’appui, on peut affirmer que la justice sociale n’est rien d’autre qu’une forme prise par la « désincitation de l’offre de travail » (117) qui frappe la société française. Comme l’aurait traduit un expert de l’ironie plus que de l’économie, « au fond, çui qui est dans la misère, c’t au fond qu’il le veut bien » avant d’ajouter, en homme droit : « Ça, c’est vulgaire. »
Son livre prouve que Gilbert Cette est l’exemple de l’homme vulgaire au sens bühlérien du terme. Pour lui, la redistribution bute sur une difficulté : la prise en compte de la responsabilité individuelle. En gros, cela veut dire que les travailleurs pauvres ne sont pas des victimes du grand patronat, ce sont des gens qui veulent être pauvres pour ne pas faire d’efforts et toucher des allocs sous différentes formes. En effet, la pauvreté, laborieuse ou non, n’est pas un statut, c’est un choix. Comme le chante Jean Dubois, aussi ironique que Bühler, « la misère est un job à la portée de n’importe qui le prend ». D’autant que celui qui est pauvre dans l’Hexagone, c’t au fond qu’il le veut bien, alors que la France « a su montrer une inventivité extrême » en matière de « dispositifs d’aides » (124). Les prestations, certes peu lisibles, qu’elles soient
- sans contreparties,
- liées à la faiblesse du revenu (donc désincitant les salauds de pauvres à bosser davantage par peur de passer le seuil, 132),
- rapportées à l’activité donc avec un « effet de substitution négatif » (143),
ont un défaut horrible : elles plombent la capacité ou la volonté des grouillots-profiteurs à se sortir les doigts. Heureusement, Gilbert Cette, ex-patron du « Groupe d’experts sur le SMIC », a une solution en deux temps : d’abord, ne SURTOUT PAS augmenter le SMIC ; ensuite, envisager de détruire le SMIC. Par pitié pour les pauvres. Si. Certes, les débiles dont nous sommes pourraient penser que le SMIC a beau être presque un luxe à l’ère de l’auto-entreprenariat, cette arnaque, et du temps partiel destructeur, augmenter le SMIC, ce serait pas si pire pour ceux qui le touchent. Eh bien,
- non,
- faux,
- zéro,
- nul.
Dans son livre où l’impression des accents circonflexes semble coûter trop cher (mais c’est moderne et belge à la fois, alors…) et la mise en page enfoncer le niveau zéro de la maquette, Cette reste modéré mais sec : « Une telle approche [consistant à augmenter le SMIC] nous paraît erronée. » Ses études prouvent, d’abord, qu’« une hausse du SMIC ne bénéficie pas aux travailleurs les plus pauvres » (154) puisqu’ils sont susceptibles de toucher moins d’allocations si celles-ci sont dégressives – or, dans son optique, c’est mieux si l’État paye plutôt que le patronat. Ensuite, « une hausse du SMIC a un impact sur les finances publiques » vu que l’État paye pas mal d’agents au SMIC – une telle rémunération pour des représentants de l’État, est-ce bien raisonnable, et ne pourrait-on l’améliorer en supprimant les avantages, salaires, enveloppes complémentaires et autres dégueulasseries offertes, par exemple, aux milliers de députés, sénateurs et très hauts fonctionnaires ? Enfin, la hausse du SMIC a des effets défavorables sur l’emploi des personnes les moins qualifiées. Bien sûr. On peine à imaginer que, par exemple,
- les ouvriers agricoles étrangers,
- les éboueurs et
- ceux qui s’occupent de nos vieux,
si on augmente le SMIC, personne ne les embauchera, mais qu’importe ! Aux yeux de Cette, la seule justification du SMIC reste « la recherche d’un apaisement social » ce qui, pour une fois, ne nous paraît pas un projet complètement stupide. L’ami du patronat s’échauffe même jusqu’à écrire des merveilles comme « l’augmentation du revenu disponible induite par cette augmentation de 1 % du SMIC est très faible » (avec un SMIC horaire à 11,88 €, c’est vrai que, si t’augmentes un pauvre de onze centimes par heure, il est toujours pauvre…). On pourrait en déduire qu’une forte augmentation du SMIC s’impose. Surtout pas ! s’époumone l’auteur en martelant que toute « forte hausse du SMIC aurait des effets défavorables sur l’emploi qui augmenteraient la pauvreté » (159). Donc si t’augmentes un peu les pauvres qui font la fortune des grands patrons, ça sert à rien, mais si tu les augmentes correctement, ça les prive de leur boulot, donc ça les tue. Sont pénibles, ces pauvres, quand même !
Il y a certes un moment où le zozo a l’honnêteté de paraître ennuyé. En 1993, une étude a montré que, dans deux États américains, l’augmentation du salaire « n’a pas abouti à une baisse des emplois au salaire minimum dans les fast-foods » (161). Heureusement, Cette a des syntagmes compliqués pour l’expliquer : le « salaire minimum » était alors « inférieur à la productivité marginale de ces travailleurs peu qualifiés ». Le principe est clair : les gars rapportaient un max de fric vu qu’ils étaient payés une misère ; partant, la marge était suffisante pour les augmenter un chouïa sans les devoir licencier.
Heureusement, on peut sans doute mieux formuler la chose, avec des balabalas du type : la productivité marginale des travailleurs est optimisée au regard du coût relatif de la main d’œuvre rapportée à l’extension de l’opportunité d’externalisation indexée sur l’effectivité du référencement fiduciaire, hors situations spécifiques liées à la particularité d’un décile dont il conviendrait d’examiner de façon approfondie l’impact moyen et long-termiste sur les statistiques afférentes aux catégories susmentionnées. Toujours pas convaincus ? Alors laissons l’auteur arguer que, en Espagne, la « forte » hausse du SMIC a détruit des emplois, et que les études « montrent un fort effet négatif sur l’emploi » des travailleurs les moins qualifiés. En attendant, le taux de chômage de l’Espagne est en baisse continue alors que, en France, il « devrait grimper à 8,5 % d’ici à la fin de l’année » (Le Monde, 28 janvier 2025, p. 12). Au global, l’effet négatif d’une « forte » hausse du SMIC n’est donc pas si délétère. Peut-être la macronie – une sphère délétère, elle – devrait-elle s’en inspirer ?
En conclusion, Gilbert Cette se lâche. D’une part, il dénonce sans relâche un « très fort impact négatif des relèvements du salaire minimum sur l’emploi des travailleurs peu qualifiés ». Pour rappel, en 2024, le SMIC a été très, très fortement augmenté (même moi, j’étais choqué) de 1,13 % « en application de la revalorisation annuelle » puis de 2 % au 1er novembre pour atteindre la somme dingue de 11,88 € brut, donc 9,4 € net. Bien sûr, j’imagine que ces hausses spectaculaires ont pété l’emploi des travailleurs peu qualifiés. D’autant que, d’autre part, l’auteur écrit que
compte tenu du niveau élevé du SMIC, la France ferait partie des pays où une hausse du salaire minimum détruirait des emplois occupés par des personnes peu qualifiées et fragiles.
Sans déconner, farceur, combien tu déclares aux impôts pour oser parler du « niveau élevé du SMIC » (166) et affirmer que son « principal défaut est d’évincer de l’emploi » les gens, id sunt les ploucs ? À quel moment tu crois que les pauvres (et notamment les travailleurs pauvres, qui étaient censés être le cœur de ton bouquin) sont esbaudis par « l’ampleur de la redistribution » nationale (170) qui, maudite soit-elle, « contribue à renforcer les effets de trappe à pauvreté » ? En conséquence de quoi (note bien que je ne te facture pas ce qui suit – ma connerie, sans doute), pour tes prochaines demandes de subvention, j’ai une proposition d’étude qui pourrait te titiller : combien faut-il toucher de SMIC pour penser que le SMIC, c’est – Eric Theodore Cartman, viens à mon aide – sa mère la pute super bien payé ?
En attendant les résultats de cette arnaque, je synthétise : d’après Gilbert Cette, le SMIC tue l’emploi parce que ce minimum est vachement trop élevé ; et les aides apportées aux plus pauvres les désincitent à travailler. En d’autres termes, s’il n’y avait plus d’aides et plus de SMIC, les pauvres travailleraient plus, et la France serait moins endettée. Hélas, « compte tenu de la charge politique et sociale de ces sujets, la réflexion qui nous paraît indispensable doit être engagée avec prudence et pédagogie ». Grâce à la timidité politique, qu’ils travaillent ou non, les pauvres vont donc pouvoir continuer à être pauvres. Sacrés veinards !
Irakly Avaliani joue Beethoven, Salle Cortot, 27 janvier 2025
Apporter des fleurs, oui, ça passe. En revanche, nul ne s’est avisé de fredonner « joyeux anniversaire » pour saluer l’artiste, en dépit du prétexte de ce récital : célébrer les 75 ans d’Irakly Avaliani, dont 65 de scène. Il faut dire que le programme n’incitait pas à la franche rigolade, proposant à la file les trois dernières sonates de Ludwig van Beethoven. Première sur le clavier, donc, la Trentième op. 109 en Mi. Sous les doigts d’Irakly Avaliani, le vivace ma non troppo, sur lequel se greffe un adagio espressivo, a le charme d’un prélude en liberté. On y goûte
- douceurs et contrastes,
- fluidité et accents,
- paix intérieure et tensions assumées
comme si, d’emblée, l’interprète plantait les germes de son Beethoven, celui de la friction plutôt que de l’univocité. Le répertoire s’y prête, à en croire le prestissimo enchaîné : on le sent
- moins rapide que décidé,
- moins pressé que déterminé, et
- moins rigide que frottant une certaine liberté à un cadre clairement défini.
L’andante molto cantabile ed espressivo final dure deux fois plus longtemps que les deux premiers mouvements réunis. L’artiste y donne une bien agréable leçon
- de solennité soyeuse, et hop,
- de lyrisme contenu donc digne, et
- de travail sur l’acoustique
- (projection,
- pédalisation,
- respiration du phrasé).
Nous voici savourant çà
- le staccato énergisant,
- les trilles entraînantes et
- la tonicité du tempo.
Puis nous nous ébaubissons devant
- la finesse,
- la maestria et
- l’art
des changements de couleurs rendant raison de la labilité d’une partition associant
- fugato,
- modulations et
- variations de registres
pour explorer simultanément le temps long (plus d’un quart d’heure !) et la fragmentation quasi rhapsodique. À l’évidence, Irakly Avaliani prend un plaisir communicatif à jouer de ces rapprochements de faux contraires. Il marie
- la précision du toucher et le fondu d’une juste pédalisation,
- les tuilages ici et, là, les oppositions frontales, ainsi que, selon les sections,
- une impression de tendresse recueillie et une sensation de rugosité abrasive,
autant de quasi oxymorons qui se fondent dans le creuset d’une étonnante fin piano. La Trente-et-unième sonate op. 110 en La bémol s’ouvre sur un moderato cantabile molto espressivo. Le pianiste développe un climat paisible, riche de changements de registres, pimpé par des harmonies volontiers inventives. Les contraires sont toujours de sortie :
- l’évidence conte fleurette au mystère ;
- la sérénité taquine la tension ;
- les itérations côtoient les transformations du matériau thématique et les suspensions de discours.
L’allegro molto convainc par les qualités d’écriture mises en avant par l’interprète :
- l’allant,
- l’accentuation dynamisante,
- la nécessité de se projeter vers l’avant tout en retenant le propos.
L’ample adagio ma non troppo final s’ouvre sur une triple instabilité
- de mesure,
- de tempo et
- de tonalité
- (si bémol mineur,
- Mi,
- la bémol mineur, une cochonnerie à six accidents dont on pourrait franchement se demander si l’invention était indispensable ou, l’un n’empêchant pas l’autre, si elle n’a pas été inventée par les fabricants de touches noires associées à des profs de piano particulièrement vicieux).
Indifférent aux effrois de pianistes amateurs, Irakly Avaliani fait joliment ressortir les particularités de ce mouvement :
- la méditation liminaire qui débaroule sur une mélodie pas vraiment douce ni forte, plutôt intérieure ;
- la rythmicité discrète des accords en doubles croches par douze de la main gauche, merveilleusement rendue par le musicien ; et
- la nécessité d’être à la fois dans un lyrisme qui s’épanche et dans une incertitude qui électrise l’affaire.
Deux fugues couronnent le mouvement. La première, d’une grande délicatesse conduit à un crescendo et des accords puissants qui habillent de sequins scintillants l’austérité rigoureuse de la forme. La seconde, après un retour au calme, séduit par l’emballement qui la porte, un emballement
- faussement foufou (« foufou » n’est certes pas la première épithète que l’on associerait à la personnalité pianistique d’Irakly Avaliani…),
- rythmiquement riche et
- habilement nuancé.
L’entracte – utile pour recharger la concentration, malgré un programme passionnant, rare et très bien équilibré – prépare l’auditeur à la Trente-deuxième (et ultime) sonate op. 111 en Ut mineur. L’on est aussitôt saisi par les effets presque cinématographiques qui surgissent du Steinway du soir à l’occasion du premier mouvement, d’abord maestoso puis allegro con brio ed appassionato :
- dramatisation,
- suspense,
- puissance des unissons graves colonisant bientôt l’ensemble du clavier,
- efficacité des effets d’attente,
- plaisir des répétitions,
- jubilation des traits virtuoses accompagnés de l’indispensable prise de risque propre au récital ambitieux, et
- clarté du récit permise par une prodigieuse science de l’équilibre sonore qui illumine l’ensemble des registres.
Il est possible que le concertiste secoue certains puristes en investissant avec adresse mais aussi fougue le texte qu’il lui appartient de proclamer. C’est évidement la meilleure option, la seule à vrai dire que l’on attende d’un récital. Si on veut du glacé, du ripoliné, de la paraffine, on reste chez soi, on glisse un disque studio à bas volume, et on se dit que l’on est décidément très cultivé, très distingué et très propre dans un monde souvent vulgaire, désolant et peu ragoûtant. En concert, il faut de la vie, de l’engagement, du péril. Si l’on ne palpite pas avec l’artiste, il n’y a qu’un terme ad hoc pour désigner ce qui se passe : on se fait chier. Pas besoin d’aller au concert pour ça !
Ce soir, à la salle Cortot, on se fait le contraire de chier… et jusqu’au bout ! Ce n’est pourtant pas un prestissimo con fuoco mais un adagio molto semplice e cantabile qui conclut le concert en 20′. L’arietta liminaire, majeure et ternaire, est jouée avec
- calme,
- retenue et
- onctuosité.
Bientôt,
- l’affaire s’emballe,
- la partition se noircit et
- les mesures se gondolent (9/16, 6/16, 12/32…).
Tout semble se percuter :
- rythme pointé et temps long,
- répétition des motifs et mutations,
- jeu paisible et inflexions jazzy,
- envolées forte et rétractation des décibels, etc.
L’adieu à la sonate pour piano est un feu d’artifice :
- notes répétées,
- trilles enflammés,
- évolutions radicales du flux sonore jusqu’à un dernier retour au pianissimo d’une grande beauté.
Le triomphe fait à l’artiste témoigne des belles émotions qu’il a partagées avec un public venu nombreux (l’orchestre est plein, ce n’est pas si fréquent). Cela vaut bien un bis – la redoutable rhapsodie opus 79 n°1 de Johannes Brahms.
- Brio,
- variété,
- explosivité et
- souffle
portent cet encore de prestige. En contrepoint, l’andante du concerto sur le goût italien de Johann Sebastian Bach associe
- allure posée,
- netteté des circonvolutions mélodiques, et
- équilibre entre accompagnement et lead.
Un bis pour le toucher, un bis pour la sonorité.
- Intelligent,
- plaisant,
- personnel et
- parfaitement envoyé.
Bref, Irakly Avaliani nous a souhaité un bien joyeux anniversaire !