Une sorcière comme nous autres
C’était la première de “Dis-moi pourquoi tu cries”, le spectacle avec que du Mama Béa Tekielski dedans. Les capteurs d’image et de son officiels sont tombés en rideau, mais des spectateurs ont capté des bribes, dont cet hommage aux sorcières comme nous autres.
Quatuor Lontano et alii, “La montagne magique” (Cascavelle, 1/4)
Ceux qui fréquentent quelquefois ce bloc-notes savent que, comme feu le métalleux Dio, en musique, nous aimons la camaraderie, qui est au copinage ce qu’un bon Cornas est à un vin de pays en cubi : ni le même projet, ni la même nature, ni le même effet, por supuesto. Bien que nous ayons admiré le quatuor Lontano dans Sommer, Janáček et Dvořák, nous sommes émoustillés à l’idée de le retrouver dans un nouvel opus augmenté par la présence d’invités issus de connexions nouées autour du festival des Musicales d’Assy. Le disque est néanmoins présenté comme “le deuxième du quatuor Lontano”, ce qui souligne cette union fluide qui rapproche ontologie et ouverture aux autres. Le résultat de ces associations est un album simple (il n’y a qu’un disque) mais triple. C’est
- un disque qui pivote autour du quatuor Lontano lui-même ;
- un florilège inspiré par les Musicales d’Assy ;
- et un hommage à Thomas Mann qui, dans La Montagne magique, imagine un “temps suspendu” constitué d’une “vie hors du monde (…) où la musique trouve sa place comme
- divertissement,
- allégorie du récit et
- incarnation du temps”.
La complexité va plus loin – c’est une première nature, chez elle :
- l’affaire s’articule autour d’Igor Stravinsky, un zozo dont la première langue vivante n’était certes pas le quatuor à cordes mais qui était familier d’Assy ;
- six compositeurs tapent l’incruste sur la set-list ; et
- aux œuvres originales s’adjoignent deux transcriptions et une première mondiale au disque issue d’un concours fomenté par le festival d’Assy.
Bah, ceux qui préfèrent les choses simples peuvent aller écouter les “Quatre saisons” dans une pizzeria, un ascenseur à l’ancienne ou à la Sainte-Chapelle, un samedi après-midi de nonchalance et d’ennui métissés, voire planter des choux à la mode de leur potager en tâchant d’éprouver le vertige du suspense tant qu’ils n’auront pas obtenu de réponse à la question : mais que diable va-t-il pousser dans ledit potager ?
En dépit de la richesse du sous-jacent, la construction du disque est pensée sous forme
- d’un double prélude (20′),
- d’un bloc Stravinsky (22′),
- d’un double postlude (16′) et
- d’un dernier gros bloc constitué par les Folk Songs de Luciano Berio (23′).
Notre chronique désarticulera cet équilibre asymétrique en décomposant le quatre temps proposé par Pauline Klaus and friends : une notule par séquence.
Premier sur le grill, le Lento molto du plus célèbre fanfariste pour le pékin, Aaron Copland. C’est l’une des Deux pièces pour quatuor à cordes, entre France et États-Unis, écrite par le compositeur. Forme en arche oblige, la seconde pièce conclura le double postlude. L’unité de son et de respiration ouvre la pièce avant que les instruments ne s’autonomisent, soit en prenant le lead, soit en profitant d’une rupture de formation (en duo ou en trio). Les variations
- de géométrie,
- d’intensité et
- d’ampleur sonore
rendent raison du miroitement harmonique. Par-delà la synchronisation rouée des individualités, le quatuor Lontano sait associer, selon les moments, le fondu sonore dans lequel les musiciens mettent leur travail dans le pot commun et l’expressivité personnelle exigée par les passages à découvert que le compositeur ménage pour chaque participant jusqu’à l’extinction en solo. Frappe itou le choix de Victor Jacquemont, l’enregistreur en chef, d’opter pour un son davantage brut que léché, pour ce titre capté à la Seine musicale. On y gagne en impression de spontanéité chaleureuse, façon live, ce que l’on perd, c’est inévitable, en netteté.
Seconde partie du prélude, Le Tombeau de Couperin de Maurice Ravel arrive dans une transcription d’Antonin Rey pour deux violons (Pauline Klaus et Florent Billy), alto (Loïc Abdelfettah), violoncelle (Camille Renault), flûte (Samuel Bricault), clarinette (Antoine Cambruzzi), hautbois (Sylvain Devaux) et harpe (Constance Luzzati), placés sous la direction de l’arrangeur. Il s’agit d’un tombeau écrêté puisque, comme l’avait fait le compositeur en transcrivant ces quatre mêmes pièces du piano vers l’orchestre symphonique, ont été omises la fugue et la toccata. Si ce raccourcissement suit le modèle ravélien, à l’évidence, il n’en était pas moins indispensable pour permettre au disque de varier les plaisirs : avec 83′ au compteur, la galette avait déjà œuf, jambon, fromage. Ajouter épinard et lardon eût ressorti sinon du sacrilège, du moins de l’overdose impressable.

Le quatuor Lontano en concert. Source icono : Pauline Klaus.
Comme son nom l’indique, Le Tombeau n’est pas une pièce visant à investir la scène de la rigolade désormais désertée par Pierre Palmade. Certes, le terme pourrait être trompeur, “tombeau” pouvant désigner un projet hagiographique plutôt qu’une déploration ; reste que l’œuvre est écrite entre 1917 et 1918 et que chaque mouvement est dédié à la mémoire de copains de Maurice tombés au front.
Le prélude, en 12/16 et mi mineur, confie les guirlandes de doubles au hautbois, la clarinette se chargeant de lui répondre avant que les cordes ne se frayent un chemin dans cette cavalcade. La harpe offre une assise oxymorique puisque, à la fois, solide car posée et liquide car associant l’attaque à la fluidité des traits. Dans la seconde partie, l’ondulation embrase la flûte et la clarinette sans que le hautbois ne renonce à sa prééminence ni les cordes à leur spécificité. L’orchestration est subtile et efficace. Pour preuve, l’interprétation paraît couler de source sans se fracasser dans l’indifférence hautaine. En témoignent
- les synchronicités entre pupitres,
- les variations d’intensité et
- le soin apporté aux différents types de nuances, riches en décibels, moyennes ou fort discrètes.
Pour poursuivre, foin de fugue mais l’indispensable forlane, qui remplace les douze doubles à la mesure par six croches, conservant au passage la tonalité de mi mineur. Le prélude était dédié à un compositeur, ce nouvel épisode rend hommage à un peintre. Les cordes y prennent toute leur place et toute la place. Partant, les bois, en sous-titre ou en dialogue avec la harpe, ne se privent point de la leur contester. Ça swingue !
- Le rythme ternaire est fortement marqué ;
- les sautillements de la deuxième partie sont explosifs ; et
- chaque pupitre a droit de danser en vedette à tel ou tel moment.
Ainsi, la clarinette d’Antoine Cambruzzi fait profiter au Tombeau de la polymorphie d’un instrument sachant tout autant aboyer que piquer et feuler. Fort de sa connaissance des couleurs de chaque instrument, Antonin Rey, plutôt qu’une transcription littérale, privilégie une caractérisation des différentes composantes de cette danse. Pour ce faire, il utilise avec habileté la palette réunie dans cet ensemble. Sa proposition contribue à gommer le caractère nécessairement répétitif de la danse populaire réinvestie par la science très chic de la musique savante. Ainsi, le passage en majeur, porté par la clarinette, est parcouru sans joliesse par des crescendi. Vulgaires, ces effets appuyés ? Au contraire ! D’une part, ils rappellent la simplicité festive propre à cette sarabande survitaminée et, d’autre part, ils contrastent astucieusement avec la coda où hautbois et clarinette dialoguent… même si force reste aux cordes frottées par un archet ou taclées par les deux mains de Constance Luzzati.
Ternaire toujours avec le menuet en Sol, troisième volet ici, quatrième dans l’original… mais troisième dans la transcription orchestrale du compositeur. Ici, le hautbois de Sylvain Devaux et la harpe de Constance Luzzati se concertent, sous l’œil vigilant des cordes ; puis la flûte de Samuel Bricault tente de lui dérober la vedette. La musette triste à souhait dans son sol mineur à peine dissimulé alterne joliment lead des bois et des violons sur leur lit de gravité.
- Nuances fluctuantes,
- rendu des harmonies instables ou frottantes, et
- changements d’instrumentation astucieux
habitent ce dernier espace ternaire. Car, tradition oblige, Antonin Rey achève son best of avec un mouvement “assez vif”, celui du rigaudon en Ut, un air qui se danse à deux et sur place, un peu comme un slow qui eût été infecté par la méphédrone. Fort différente de la première piste, la prise de son de ce Tombeau, très spatialisée, rend encore plus orchestral l’ensemble, flattant
- son énergie,
- ses individualités,
- ses capacités à jouer de concert et
- la réussite de l’adaptation.
En témoigne le passage en mineur, dont la rythmique n’est pas confiée à la harpe mais aux pizzicati des cordes, renforçant le swing sur lequel s’ébrouent hautbois et, en réponse, clarinette. Le retour mystérieux d’un faux Ut remet en avant flûte puis clarinette dans le registre aigu, jusqu’à la reprise sciemment collée donc surprenante du thème et de la fougue liminaire.
Ha, dire que cela n’est qu’un incipit ! De fait, on peut presque affirmer que les choses encore plus sérieuses n’ont pas commencé. Laissons à Igor Stravinski le temps de remettre une pièce dans le distributeur de musique et de boissons, et retrouvons-nous pour un deuxième épisode résolument igorique…
Pour écouter l’album sur YouTube, c’est ici.
Pour le précommander (sortie le 10 mars 2023), c’est par exemple là.
À suivre !
Charlotte Isenmann Quartet, Sunside, 22 février 2023 (2/2)

Charlotte Isenmann au Sunside (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
On avait quitté le quartet après le premier set narré ici avec une question : les quatre jeunes jazzmen d’un niveau remarquable allaient-ils oser s’encanailler lors de la seconde partie ? L’affaire commence bien : le quatuor est devenu trio. Charlotte Isenmann, la meneuse de revue, a disparu. Sur “Not sad anymore”, une composition ternaire du pianiste Pierre-Louis Le Roux, soucieux de rassurer Brad Mehldau qui lui intimait “Don’t be sad”, la vedette du combo manque mais ne manque pas. C’est astucieux : l’éphémère changement de configuration varie les couleurs et permet d’explorer d’autres possibles sous-jacents à la formation.
- Maîtrise de l’exposition,
- solide contrebasse,
- sûreté de la geste improvisée…
… et retour de Charlotte Isenmann pour “Poggy”, un titre écrit par Emilian Ducret, à la batterie. Rythme ternaire toujours, mais plus saccadé (presque attendu, pour un rythmicien !), sur lequel s’envole la flûte dans un éclair d’euphorie que prolonge un solo de piano ensoleillé. Charlotte Isenmann creuse cette dynamique, entre
- traits,
- tenues et
- rebonds joyeusement inattendus
avant qu’Emilian Ducret ne s’autorise un break plutôt qu’un solo. Judicieusement préparé par un prélude, “For Jan” de Kenny Wheeler (et Norma Winstone) prolonge l’étude du mouvement à trois temps avec une valse que Charlotte Isenmann impulse sur deux octaves. Le dialogue entre piano et contrebasse est fin. Le toucher de Pierre-Louis Le Roux y fait merveille. Si l’on croit sentir – mais peut-être s’enkyste-t-on dans une opinion virant à la pénible fixette – une sagesse élégante et parfois limitante, on ne peut que saluer la maîtrise
- des codes,
- de la richesse harmonique et
- des possibles instrumentaux,
les deux aspects n’étant pas contradictoires puisque l’envie de bien jouer, fort compréhensible, limite la prise de risque ou la curiosité pour les chemins de traverse. À l’occasion d’un premier passage dans l’une des mecques – ceci n’est pas de l’écriture inclusive – parisiennes du jazz, rien de choquant, admettons-le, les jeunes futurs pros devant, ab initio, bien faire leur job. Le solo de contrebasse n’en séduit pas moins par sa tonicité et sa motricité roborative, même si la doublure envahissante de l’instrument par la voix pourra, au choix, intéresser car étoffant la personnalité du musicien ou paraître quelque peu superfétatoire.

Gabriel Sauzay au Sunside (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Un swing à l’ancienne est solidement rendu par l’équipe autour d’un Dave Brubeck, d’abord en trio puis en quartet. Cette énergie irrigue le solo de Pierre-Louis Le Roux. Certes, la fièvre du moment n’oblige pas cet ex-pianiste classique à jeter sa gourme de premier de la classe pour mettre le feu mais, s’il refuse le vertige, le musicien roué accepte l’ondulation des boucles et communique sa sérénité rayonnante aux spectateurs. Puisque jouer ensemble, c’est lancer des balles, Charlotte Isenmann saisit le projectile au bond et poursuit dans une veine similaire, associant
- le sérieux des traits limpides,
- la justesse dans les idées et
- le désir de mêler diverses astuces d’improvisation…
… même si on connut la demoiselle plus fofolle quand elle improvisait en solo avec sa pédale de loop et ses propositions çà et là bruitistes.
Le socle de ces quatre-là reste une maîtrise instrumentale assez ancrée dans leur pratique pour ne jamais être brandie telle une garantie de qualité musicale, ce qu’elle ne saurait être, n’étant pas une fin mais une condition sine qua non. En témoigne le nouveau thème écrit par le batteur et marqué par une certaine instabilité rythmique pour le moins gouleyante. Le solo de Gabriel Sauzay se fond dans ce désir presque dansant, et se révèle à la fois mélodieux et solidement enraciné dans le groove. À son tour, la flûte se saisit du thème déchiqueté. Elle en rejette la radicalité potentielle pour mieux flatter sa musicalité. Emilian Ducret y va, enfin, de son solo où trois qualités sautent aux esgourdes :
- franchise,
- variété sonore et
- tonicité.
“Do or do not”, enchaîné, offre une belle unité du duo flûte + contrebasse. Le solo de piano, léger, vibre d’une énergie qui pousse vers le haut et s’abreuve à une virtuosité toujours artistique. Le solo de flûte semble se focaliser sur une méditation harmonique articulée autour
- de gammes,
- d’envolées dans le registre aigu et
- de contrastes n’hésitant pas à frotter.
Le solo de contrebasse vient se fondre à la flûte pour la reprise du thème bientôt soutenue par Pierre-Louis Le Roux. Le travail est bien fait. Tant pis pour celui qui s’étonnerait que le regard circule aussi peu entre les partenaires : la musique, elle, circule. C’est évidemment l’essentiel.

Emilian Ducret au Sunside (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
La fin du set approchant, c’est le moment de glisser “Criss Cross”, un thème de Thelonious Monk qui fonctionne sur
- les sauts,
- les chromatismes et
- le morcellement.
En s’inspirant du roi de la dissonance, Charlotte Isenmann explore
- le demi-ton efficace,
- le contre-rythme optimal et
- le souffle seyant au propos.
Le discours s’efforce de faire fruit de toute graine voire de tout grain. Aussi apprécie-t-on que le travail s’attache aussi bien à donner vivacité et vitalité
- à la mélodie,
- à l’harmonie et
- au son lui-même.
Pierre-Louis Le Roux s’enfonce avec gourmandise dans la quête de la note juste, donc de la friction induite par
- les intervalles,
- les accents et
- les phrasés.
Emilian Ducret prend sa suite, démontrant son souci de transformer sa machine percutante en boîte à musique via une exploration spectrale de ce qu’il lui est donné de sculpter, notamment
- les sonorités,
- les rythmes,
- les intensités,
- les mutations de tempi,
- les contrastes de caractère et
- la virtuosité des touchers.

Un extrait de Charlotte Isenmann au Sunside (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Après un prélude renouant avec le duo flûte et contrebasse qui rappelle évidemment la célèbre version associant Dave Holland et Steve Coleman, la flûte se saxophonisant dans l’ouïe des aficionados, l’heure des regrets ambigus a sonné : le quartet de Charlotte Isenmann se lance dans “Little one, I’ll miss you”, un titre ternaire comme pour boucler une seconde partie très marquée par ce balancement. Pour la dernière tune, la patronne s’empare de son solo avec la volonté de partir en quête
- d’évanescence,
- d’envol et
- de liberté.
Pierre-Louis Le Roux profite du contraste entre cette jolie chanson de Bucky Green et Abbey Lincoln et le thème précédent, bien moins pop. Ici, la mélodie – réputée écrite à l’origine dans cette stupide tonalité de la bémol mineur – ne craint pas l’efficacité
- du swing,
- de la descente chromatique (F7 et Bb après F#m et B) ni
- de la trouvaille géniale donc simple qui fait d’un thème un earworm en puissance (l’enchaînement de Gb7 sur Abm, à la troisième mesure, est garanti super efficace).
Le pianiste a l’intelligence de ne pas écraser cette efficacité sous un étalage de virtuosité. En effet, à ce stade du concert, on a bien compris qu’il savait jouer. Il n’a plus besoin de démontrer qu’il n’est pas un nobody, euphémisme. On peut juste profiter de ce que sa technique lui permet de musiquer. C’est malin, adapté et fin. Pour conclure la tournée des soli, Gabriel Sauzay, en dépit de sa tendance à doubler à la voix son récit instrumental dont on admet qu’elle a pu, parfois, dans notre liberté snob de spectateur, nous impatienter, arrache un dernier beau solo à son instrument,
- la puissance,
- la tonicité et
- l’inventivité de sa main droite
s’associant à son savoir-faire et à sa maîtrise de l’exercice.
Ainsi s’achève la belle prestation de ce jeune quartet qui maîtrise son sujet et devrait, par la suite, s’ouvrir des perspectives encore plus personnelles s’il se laisse tenter par l’axiome – un peu bizarre et pourtant souvent juste – selon lequel, parfois, quand ceux qui jouent très bien jouent moins bien, ils jouent encore mieux. À moins que, loin d’un projet de lâcher-prise, ces quatre esprits s’inventent d’autres spécificités marquantes qui leur seront propres et, peut-être, plus naturelles ? Le fait est que, en espérant que leur aventure collective n’en soit qu’à ses débuts, nous sortons de la boîte avec la hâte de les réentendre dans quelque temps, quand leur relation aura encore maturé, c’est encore plus chic que mûri, ce me semble. Il n’est sans doute pas d’indice plus solide que cet empressement pour en déduire que, même pour un non-jazzologue, le concert fut savoureux !
Charlotte Isenmann Quartet, Sunside, 22 février 2023 (1/2)

Charlotte Isenmann au Sunset (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Bien qu’elle semble tout à fait réelle, Charlotte Isenmann est une fille de synthèse. Née de la rencontre entre un batteur de jazz et une artiste lyrique, elle a réussi à fusionner les prédispositions génético-culturelles qui lui étaient allouées en devenant flûtiste de jazz. La flûte pour la vocalité humaine ; le genre de musique peut-être par atavisme et inclination – par destin, peut-être aussi. Sa carrière s’annonce sous les meilleurs auspices : alors qu’elle s’apprête à monter sur la scène du Sunside avec le quartet qu’elle a fomenté, elle est en lice pour intégrer le CNSMDP – plus que quelques écrits et, inch’Allalalalah, le tour sera joué.
Devant un public où se mêlent habitués, famille et copains des conservatoires, c’est “Bondy”, son titre-fétiche, qu’elle a choisi pour ouvrir le premier set. Le thème est idéalement taillé pour faire briller le mélange de douceur et de synchronicité que les compères semblent vouloir préempter comme marque de fabrique. Douceur, heureusement, n’est point gnagnantise. Lors de l’exposé liminaire, la tension monte et les contretemps claquent.
Pierre-Louis Le Roux, au piano, se voit octroyer le premier solo de la soirée. Pas de grande prise de risque au programme, mais, avec le soutien pertinent du collègue batteur, déjà un savoir-faire assuré, qu’illumine un sourire constant – c’est devenu rare, alors qu’un musicien qui admet sur scène qu’il kiffe le moment, c’est pas forcément désagréable pour le public ! Gabriel Sauzay, à la contrebasse, nous fait une Glenn Gould en chantant ses notes presque aussi fort qu’il les expulse de la grande carcasse claquant sous ses doigts. La flûte vient sporadiquement titiller l’ample ogre à cordes, créant un fil rouge pertinent dans l’art de contraster et de varier les atmosphères sans perdre l’auditeur entre cahots et éclats de lumière.
“Cubism” de Kurt Rosenwinkel valorise le duo flûte-contrebasse. Pierre-Louis Le Roux propose ensuite un solo axé sur des loops énergisantes, tandis que les quatre zozos veillent à jouer ensemble et non côte à côte, tant dans les traits à l’unisson que dans le son tout court. “Behind the storm”, écrit par le pianiste, creuse cette veine avec un riff d’accompagnement quasi minimaliste précédant l’arrivée de la flûte, à l’unisson avec la main droite. Son solo retarde, malicieux, le moment où les doigts vont se délier, créant une intensité croissante certes archétypale mais fort bien menée et harmoniquement nourrie. En réponse, le solo de Charlotte Isenmann va gratter ailleurs des harmonies plus râpeuses, que le pianiste sertit en assourdissant manuellement les cordes. La patronne du quartet varie les registres et les astuces (attaques, phrasé, répétitions…) avant de conduire son petit monde à la reprise du thème – des extraits de ces trois premiers thèmes sont proposés dans la vidéo infra.
Sonny Rollins et son “Airegine” (anagramme de Nigeria, précise la flûtiste, et pourquoi pas ?) électrisent l’atmosphère grâce à l’arrivée d’un swing riche de possibles, auquel Gabriel Sauzay rend justice. Ces jeunes musiciens ont beau revendiquer une écriture moins ouvertement catchy, ils savent aussi jouer le répertoire. Portée par la pulsation harcelante de la contrebasse, le solo de flûte libère l’assistance qui s’autorise enfin à clap-clapper en fin de performance. Émoustillé en dépit d’un quant-à-soi impeccable, Pierre-Louis Le Roux se lance alors dans une improvisation tonique en dialogue avec Charlotte Isenmann et Emilian Ducret, sans omettre de placer quelques synchros piano / flûte qui traduisent un travail certain en commun.
Une composition du contrebassiste (lui-même fils d’un saxophoniste de jazz), ça s’introduit forcément par un solo de contrebasse. Celui qui nous est glissé dans les esgourdes pique agréablement l’oreille par le jeu des dissonances. L’arrivée du duo piano + flûte pourrait paraître déjà ouïe si, de fait, déjà ouïe, elle ne donnait une de ses couleurs au quartet. De même, les soli pourraient parfois donner l’impression qu’ils manquent de construction d’ensemble, de cohérence narrative et de tension globale si leur apparente fragmentation ne permettait aux qualités des musiciens de miroiter sous différents angles dans un même souffle. Chaque membre du quartet démontre qu’il a développé une technique instrumentale solide et une belle science harmonique sans être ostentatoire, tout en conservant la fraîcheur du jeune âge.

Pierre-Louis Le Roux au Sunside (Paris 1), le 22 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Charlotte Isenmann prévient alors le public : sa composition suivante, “Free jazz”, affublée d’une “spéciale dédicace à l’Alsace”, va être “un peu plus dure à écouter”. On y retrouve les synchros piano / flûte associées à une certaine liberté dans la succession des couleurs. Le thème et la structure permettent aux musiciens de communier dans une même énergie. Tout juste regrette-t-on que, comme Pierre-Louis Le Roux frôlant parfois la percussivité sans y céder tout à fait, ces artistes déjà expérimentés ne s’autorisent guère à lâcher la rampe du joliment réalisé, ne laissant filer que quelques moments de folie très tempérée. Reste le résultat – en l’espèce une oscillation fort bien menée.
Petit coup d’œil au cellulaire pour vérifier si on a le temps de partager les “Gazouillements d’oiseaux” écrits par le pianiste – on l’a. Après avoir taquiné des codes minimalistes, Pierre-Louis Le Roux décapsule le morceau dans un pétillement plutôt gymnopédique. Une façon douce et maîtrisée de conclure un premier set solide et ambivalent, donc stimulant. En effet, la présence polie de compositions de chaque membre – en sus de l’indispensable standard et d’une reprise rare – induit un manque d’unité, de direction, de personnalité voire d’acidulé du quartet ; mais elle permet aussi d’offrir une diversité d’inspirations plaisante. De même, la maîtrise instrumentale très sûre de jeunes musiciens en formation pousse parfois à interroger la frontière entre rigueur et raideur, comme si, à force de jouer propre et bien, ce qui n’est pas un défaut en soi, le doit-on préciser ? ils s’interdisaient les embardées indispensables
- à une créativité de l’instant,
- à un jaillissement du possible,
- à une ébriété de l’idée qui explose plutôt qu’à une quête sérieuse et un peu sage de la bonne note.
Affaire de goût : pour ma part, j’aime dans le jazz ce moment où la technique, le savoir-faire et la science
- ouvrent une brèche,
- fissurent une évidence,
- descellent pour un temps la statue du bon goût et du joliment tourné.
C’est peut-être ce qui m’a manqué dans cette mi-temps. Le quartet envoie son bois, les musiciens connaissent leur affaire, la set-list est intelligemment pensée ; or, tout se passe comme si ces qualités paraissaient corseter pour partie la pulsion créatrice qui bat, c’est une évidence, dans ces brillants compères. Dès lors, les fines bouches pourront en conclure que ce n’est pas encore super quoique ce soit déjà excellent ; les gourmands, eux, auront hâte de découvrir le second set où, à n’en pas douter, le quartet de Charlotte Isenmann devrait oser davantage après s’être rassuré lors d’une première partie de bonne facture ; et il est probable que les deux avis ne soient, en réalité, pas assez contradictoires pour que la gourmandise n’embarque pas tout le monde dans un même désir de goûter davantage de plats gonflés à souhait.
À suivre !
Constance Taillard joue Mozart (Soupir éditions, 2/2)
Après une sonate de chauffe susceptible de conforter le snobisme d’un qui douterait de la génialitude de Mozart, Constance Taillard a su réveiller notre curiosité avec les toniques Douze variations K.265/300 et la Sonate K.533/594, aux variations de couleur convaincantes, l’ensemble étant notulé ici. C’est une forme plus rare dans l’œuvre pianistique de WAM qui décapsule la seconde partie du disque : une Suite en Ut, inachevée (le livret ayant interverti les deux pièces, ce n’est pas la Sonate en Fa qui restait in-finie mais bien cette pièce-ci, j’aime donner des leçons de musicologie aux gens qui savent, ça fait genre, ouais, cette chronique, c’est du sérieux, on croirait la liste des gens qui reçoivent la Légion d’Honneur).
L’Ouverture est presque parodique tant elle correspond à un genre codifié. Dans la première partie, les accords solennels répétés s’énoncent dans un tempo mesuré que contrebalancent des triolets de triples croches et rythme pointés ; dans la seconde, une fugue prise allègrement tonitrue sans faiblir et sans exclure de petites attentions musicales
- (arpège à 2’30,
- changement de clavier à 2’36,
- clarification du discours à 2’54…)
laissant respirer l’auditeur jusqu’aux accords répétés finaux.
L’allemande qui suit opte pour un ut mineur que quelques secondes (les intervalles, pas les mini-minutes) font dissoner joliment – sans oxymoron et sans duretez, la vie manque souvent de saveur. Le tempo est un judicieux compromis entre la retenue propre à cette danse et l’allant nécessaire pour garder le groove. Constance Taillard parvient à rendre évidents tout en fondant au même creuset les multiples façons d’aménager l’espace sonore de la mesure, par-delà la mélodie et l’harmonisation. Parmi ces stratégies de dynamisation,
- les arpèges,
- les faux arpèges (accords énoncés par des doubles croches) et
- la polyphonie animant les rythmes pointés, au soprano et à la basse, par la réponse à l’alto ou au ténor.
La délicatesse de la copie de Gottfried Silbermann de 1735 par Frédéric Bal et Anthony Sidey (1995) ravit particulièrement dans ce mouvement. La tonalité de la courante finissant le travail (la sarabande n’ayant point été terminée) est une synthèse des deux premières : elle revient au majeur liminaire en gardant les trois bémols à l’armature. Cette conclusion forcée – faute de sarabande – en Mi bémol est abordée avec détermination mais sans courir. Une fois de plus,
- la clarté du discours,
- l’indépendance des voix et
- l’honnêteté d’un groove régulier mais point indifférent
flattent l’oreille. En laissant la résonance finale s’éteindre peu ou prou d’elle-même, comme une préfiguration de ce qui ne suivra pas, Joël Perrot permet aux harmoniques de résonner joliment avant de mourir – cette musique du silence illustrant peut-être le destin des humains fréquentables puisqu’il en reste quelques-uns, paraît-il.
Les Neuf variations sur “Lison dormait” K. 264 concluent ce parcours. Cette série de variations s’inspire d’une mélodie tirée de Julie, un opéra de Nicolas-Alexandre Dezède, comme chacun sait, laquelle raconte l’art de draguer une bergère endormie ou, allez savoir, l’art de dormir pour bien se faire baiser (la bouche, voyons) par son galant tout en jouant ensuite les offusquées – ha ! comment ne pas aimer cela ? Retour en Ut pour le thème de cette bergerade.
- Simplicité,
- ritendo rieur qui va bien,
- trilles dynamisants
caractérisent l’exposition : malgré qu’on en ait, tout sonne aguichant.
Les doubles croches à la main droite déferlent sur la première variation. Dès la deuxième, la main gauche n’est pas en reste, faisant briller les qualités de la musicienne, associant rigueur et esprit (retards, appogiatures pour la reprise, respirations dynamisant les traits en leur insufflant un nouvel élan). La troisième variation envoie la main droite sautiller sous le regard sciemment basique de sa consœur. La quatrième exige d’abord de la main gauche un goût immodéré pour le bariolage puis, tandis qu’elle part à la chasse, la main droite roucoule en trillant avant que les rôles ne s’échangent.
Le traditionnel passage en mineur pour la variation médiane est une précieuse bouffée d’air dont Constance Taillard rend les malices harmoniques, chromatiques et rythmiques. La sixième variation fait danser les octaves sous la main droite. L’esbroufe technique d’un claviériste-paon qui fait la roue est assumée par la claveciniste qui fait briller la pulsation de sa main gauche dans la septième variation, d’abord en octaves, en bariolages ensuite. Pour ménager une dernière variation à effet, le compositeur introduit un adagio pour le huitième épisode ; toutefois, la musicienne excelle dans le rendu de l’impatience, avec ces doigts qui piaffent comme l’indiquent notamment
- l’abondance de l’ornementation,
- l’opposition ternaire / binaire, fort savoureuse,
- les notes répétées,
- les trilles,
- les effets de rubato et
- les traits de la main droite puis de sa partenaire qui ajoutent à la sauce des triples croches pointées.
Les deux coquins – la Lison et son Colin – s’étant émus puis aimés sans oser franchir le Rubicon, la pudeur ayant cédé à la tentation et au désir, un peu comme cette dame au régime depuis qu’elle va au club de gym et qui, acceptant par politesse une pistache, finit par engloutir le paquet à l’apéro, la dernière variation promet des étincelles. Pour l’occasion, Mozart augmente le tempo et réduit la mesure : nous voilà désormais en 3/8 et non plus en 2/4.
Et, de fait, ça étincelle sans prendre le soin de feindre l’élégance. On a compris que les amants avaient d’autres préoccupations désormais.
- Bariolages et octaves motoriques,
- développements contrariés,
- accords répétés,
- grande cadence jusqu’à la coda triomphale et apaisée à la fois.
De quoi dissiper les doutes : oui, parfois (souvent, dans la culture), s’intéresser à ce qui ne semble pas intéressant est pétillant. Voilà de quoi, aussi, éveiller la mauvaise foi si touchante du chroniqueur : finalement, peut-être n’avais-je pas choisi d’écouter ce disque par envie de nourrir ma méfiance à l’endroit de Mozart et du clavecin. Peut-être, grâce à mon extrême intelligence, à mon intuition surdéveloppée et à mon instinct confinant, il faut l’admettre, au génie, avais-je senti qu’il y avait là de quoi redonner ce que, nous autres, mélomanes, experts sachants et musicologues, cherchons quand nous écoutons un disque ou allons au concert : le smile et la pépêche. Malgré nos réserves sur la première sonate (qui, par conséquent, déploie un spectre plus large de l’écriture mozartienne), c’est cet effet joyeux et dynamisant que procure le présent disque. Aussi le déconseillons-nous, avec une vigueur confinant à la brutalité, aux ronchonchons de tout bord. Les autres peuvent acquérir l’objet par exemple ici.
Constance Taillard joue Mozart (Soupir éditions, 1/2)
Prétendre que Mozart et le clavecin sont nos passions serait comme choisir un plat de tofu au lieu d’un tartare-frites au prétexte que notre partenaire de déjeuner s’affiche comme vegan sur les réseaux sociaux et que l’on ne souhaite point l’indisposer. Mais, mazette, que mes frères claustrophobes se révoltent ! Marre des cases, qui sont pas forcément des histoires de genres ou de couleurs de peau, bon sang ! “T’as chroniqué des jazzmen, tu dois être intéressé QUE par le jase…” “Tu as écrit trois fois le verbe faire, tu dois être passionné par le bricolage, je t’envoie le catalogue de Leroy Merlin…” Bon sang, mais laissons-nous happer par le meilleur de ce qui nous habite sur Terre, la surprise, l’inattendu, le wow !
C’est dans cet esprit du “J’ai mille autres disques à chroniquer d’artistes que j’admire et qui jouent des trucs que je kiffe (en vrai, c’est pas tout à fait mille, soit, c’est sans doute plus, mais j’aime pas me vanter, ou si peu) mais je veux aller chercher ailleurs pour rester honnête et fresh“, donc c’est avec une curiosité dopée par l’incongruité que nous abordons l’escalade de cet album fomenté par Constance Taillard, organiste virtuose et continuiste installée à Genève. Que Mozart, ce saint laïc, soit incongru, en un mot sinon ça n’a pas de sens, ravive notre curiosité que l’idée d’un “petit prince” aurait exténuée ; et la chose s’euphorise avec ce petit coup de boost offert par le début du livret où l’interprète renonce à toute « approche musicologique » obsédée par “l’authenticité”, cet attribut parfois brandi par les artistes férus de musique ancienne pour justifier un ennui lénifiant ou une rigueur étique faisant du sépia le gage d’un sérieux scientifique dont, en tant qu’auditeur, il est rare que l’on fasse le premier critère d’écoute.
À notre sens ou, du moins, à notre goût, la musique est là, d’abord, pour faire plaisir, charmer, pourquoi pas séduire, envoler, ses autres propos – encyclopédistes, historicistes, mysticistes voire mystificateurs, par exemple – ne pouvant advenir que de surcroît. En témoigne la Sonate en Ut K. 279 qui, comme ses consœurs de jeunesse, « ne visent pas seulement à la production publique d’un virtuose » mais aussi « au plaisir de beaucoup d’amateurs », selon Jean et Brigitte Massin cités par Christine Menesson. La pauvreté harmonique de l’Allegro valorise les sus de la partition, que Constance Taillard cisèle presque avec gaillardise :
- appogiatures,
- ornements toniques,
- trilles vigoureux,
- énergie des phrasés,
- silences,
- respirations,
- subtilité de l’enrichissement à la reprise et même
- ritendi pertinents
rendent raison du potentiel d’un texte sans lesquels il risquerait de paraître plus mignard que tonifiant. Joue dans cette optimisation l’excellence de la mise en ondes signée par Joël Perrot, dont ce disque marque le retour sur les étals : la qualité du son est égale à ce que nous avons ouï lors de ses précédentes réalisations, c’est-à-dire qu’elle est captivante en soi. L’Andante en Fa associe deux ternaires : le trois temps de la mesure et les triolets. On oscille donc, voire on balance, ce qui n’est pas toujours désagréable, entre 3/4 et 9/8. Aux nuances qu’apporterait le recours à un piano, la claveciniste substitue le groove qu’elle instille via une large palette d’astuces incluant
- les légers retards,
- les effets d’attente,
- les arpèges étalant la structure harmonique et
- les différenciations nettes d’articulation.
On apprécie la richesse des différents registres de l’instrument sans parvenir à être ému par une partition aux apparences – sciemment, n’en doutons pas – embellies mais rustres.
L’Allegro final, en Ut et 2/4 prolonge le schéma AAB en AABB – que l’artiste a la finesse de préserver en AAB, donc sans la reprise de la seconde partie. En dépit de la pulsation roborative donnée par l’interprète, on peine à se laisser enrubanner dans la soie des bariolages convenus et des modulations sans surprise. Les notes répétées de la partie finale manquent de nous offrir l’impulsion que nous attendons et, cependant, nous peinons à nous laisser envoûter par la digitalité sans fard de Constance Taillard tant la beauté de la partition nous échappe.

Constance Taillard. Tous droits réservés. Source : https://www.constancetaillard.com/medias.html.
Saurons-nous nous laisser éblouir par les bien connues Douze variations sur « Ah ! vous dirai-je maman ? » K. 265/300 ? L’énoncé thématique affiche clarté et sérieux sans renoncer à certains effets d’attente personnalisés ni à d’essentiels enrichissements de reprise réservés à la seconde partie. La première variation envoie le bois mais non l’indifférence. C’est efficace et propre sans être insipide. La deuxième variation, qui renvoie le double à la main gauche ne finasse pas davantage, et c’est heureux. La troisième variation qui lance les deux passages ternaires ne renâcle pas à l’efficacité, avec une jolie variation sur la reprise du second passage. La quatrième variation, miroir en grave, montre des doigts assurés et une envie d’aller de l’avant qui sied à la pièce.
La cinquième variation offre la saine respiration attendue avant que la sixième ne fasse derechef gronder les doubles croches à la main gauche puis les invite à grignoter le médium. La septième variation respire à la même énergie entre fanfreluche et fanfaronnade, servie avec goût par l’interprète. La huitième variation, en mineur fricote avec un chromatisme revigorant. La neuvième lance le finale dans la simplicité qui prélude à la digitalité essentielle pour que l’auditeur kiffe. La dixième variation, aux mains croisées remet un coin dans le juke-box de la motricité roborative. La onzième, assumée Adagio, ce qui permet
- arpèges,
- ornementations posée et
- effets retard
ajoute l’esprit groove à l’affaire via
- le rythme pointé,
- les triples croches libres,
- l’ornementation sans urgence,
- la suspension sans suspicion de faiblesse technique et
- le surgissement de la musicalité dans l’interstice entre dû et rendu.
L’Allegro furibond de la dernière variation bénéficie de la netteté des quasi trilles et de la mécanique joliment huilée qui active les doigts de l’interprète. Tout cela est tonifiant et relance l’intérêt.
La sonate en Fa pas très joliment appelée K.533/494, ça fait sérieux, affiche une ambition certaines avec ses 23′ au compteur, reprises comprises. Elle s’ouvre sur un Allegro où la claveciniste fait entendre d’emblée le soin qu’elle apporte
- au phrasé découpé avec une musicalité très fine,
- aux dynamiques variées avec autorité et
- à la caractérisation des différentes phases du discours incluant des effets d’attente ménagés avec élégance.
C’est essentiel pour une pièce qui travaille d’abord sur le dialogue entre les deux mains et l’attente d’une fugue (qui ne viendra pas), avant de s’effilocher dans des triolets qui cabriolent. La seconde partie, plus interrogative, creuse la veine de l’alternance entre parties binaires et inclination pour l’ivresse des triolets. L’énergie qu’y met Constance Taillard et les quelques trouvailles harmoniques éclairant ce babillage de bon aloi captent l’attention au long d’un mouvement peu narratif (le discours tourne plus en rond qu’il ne file vers une résolution) mais joyeusement tonique.
L’Andante suivant est pris avec une lenteur solennelle qui contraste avec le peuplement du silence (arpèges, appogiatures, contretemps, effets d’attente, suspensions et irrégularités rythmiques entre notes théoriquement égales). Prétendre que la reprise a paru essentielle à nos esgourdes impatientes serait mentir ; hélas, la partition est dure, mais c’est la partition. Mozart déploie dans la seconde partie une même tension entre célérité des doubles croches, souvent en triolets, et méditation faussement hésitante. La musicienne rend justice de cette oscillation ainsi que de la qualité de son instrument. Séduisent notamment
- le large spectre de touchers,
- la plénitude du registre grave et
- le pétillement non acidulé du registre supérieur.
Le Rondo allegretto, importé d’un projet antérieur, sonne entre simplicité et caractère primesautier. Cependant, l’interprète veille à profiter des moments qui pimpent cette gentillesse :
- sforzendi,
- traits prompts et
- passages percussifs
font souvent oublier les quelques moments plus fastidieux d’un bariolage trop poudré à notre goût. La partie centrale, en fa mineur, arrive à point pour piquer notre intérêt en glissant d’autres couleurs sous les doigts de Constance Taillard, laquelle veille à animer plaisamment la reprise du thème en majeur et ses derniers tours de piste que le compositeur orne avec
- des effets d’écho,
- des traits énergisants,
- des contrastes bienvenus, et même
- des surprises comme cette étonnante fin piano dans les abysses du clavecin.
Suite de l’aventure autour de la sonate K. 399 et des Neuf variations sur “Lison dormait” dans un prochain post !
Sylvain Beuf Quartet, Sunside, 16 février 2023 (2/2)

Un extrait de Sylvain Beuf au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
L’on quittait tantôt l’ambiance tamisée du Sunside, à la fin du premier set – chroniqué ici – de Sylvain Beuf, en quartet ce 16 février dans l’un des principaux temples du jazz parisiens. Nous voici de retour dans une salle qui s’est encore plus remplie qu’à aller pour un second set placé sous le signe de la famille. Après l’hommage à Valérie, l’épouse de, un autre clin d’œil intime se profile. Derrière nous a pris place Tom Olivier-Beuf, le fils de, déjà partie prenante de l’aventure Time Feel, un disque paru en 2021. Papa dégaine le sax soprano pour interpréter un thème écrit par le fiston – un thème qui ne joue pas la joliesse mais se présente plus déchiqueté que lisse, et plus audacieux que flagada – c’est évidemment, le doit-on préciser ? une qualité dirimante.
Le patron déplie l’énoncé avec intériorité et liberté. Le piano de Pierre-Alain Goualch lui répond dans les mêmes tons, avec un même désir de ductilité, de délié. Pas question pour autant de musarder en chemin. Y veillent les Gardiens de la Pulsation, Philippe Aerts à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Ainsi, l’impulsion de la contrebasse irise joliment la pulsion et la pulsation mélodique avant que le retour au calme ne vaille au musicien et au compositeur les brava attendus.
La tune suivante est provisoirement intitulée “À venir”. Le côté éphémère de l’étiquette est assez logique puisque l’avenir est, contrairement au passé, une notion éminemment provisoire… mais Sylvain Beuf déjoue les exégèses en proférant, avec la simplicité qui lui semble naturelle : “J’ai pas compris pourquoi je l’ai intitulée comme ça. Faut pas chercher plus loin.” Pas plus loin, peut-être, mais autrement : le musicien abandonne le soprano. Tandis que son sax fétiche (ce n’est pas une contrepèterie, voyons) reprend ses droits, s’ouvre une introduction méditative en ligne avec l’invitation à la contemplation de ce qui va suivre.
- Préluder sans trop dévoiler,
- introduire sans déflorer et cependant
- laisser deviner sans stagner
sont les mamelles sinon du destin, du moins de l’avenir. Piano et sax interrogent et auscultent à la fois le potentiel du thème. Les fûts de Gautier Garrigue sont partie prenante du solo de sax au cours duquel ils n’hésitent pas à envoyer. Le piano paraît transitionner du leader à la contrebasse, qui signe une jolie impro marquée par deux mouvements contradictoires :
- la verticalité des variations de registres et
- l’horizontalité des boucles.
Une reprise du thème et une coda plus tard, les spectateurs-buveurs reposent leur chopine (j’avais écrit “leur copine”, y a évidemment faute, monsieur l’arbitre, et depuis l’début, encore) ou leur tasse de camomille bio coupée à la véritable eau de source purifiée par une directrice commerciale de grande boîte reconvertie en chamane authentique depuis 1739 afin d’applaudir comme il se doit.

Gautier Garrigue au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Encouragé par cette atmosphère chaleureuse, Sylvain Beuf s’essaye à la parophonie en annonçant le titre du morceau suivant, “Leaving towns et pas Living stones“. Et d’ajouter, devant la perplexité de ses acolytes : “Ha, oui, ils sont perdus parce que, hier, ça ne s’appelait pas pareil. Mais rassurez-vous, les notes, elles, ne bougent pas !” Et, de fait, quand jaillissent les notes des potes, l’harmonie du quartet s’est reconstituée avec une efficacité quasi magique. Le solo de sax explore le thème sans rejeter le projet d’explosion et d’énergie sonore. Inventif ainsi qu’à ce qui finit par ressembler à l’accoutumée, ce qui pourrait paraître contradictoire mais dont il parvient à subsumer l’aspect oxymorique, olé, en se réinventant à chaque fois, Pierre-Alain Goualch tonifie son passage, posé sur une section rythmique toujours à l’écoute, en usant d’une large palette d’ingrédients parmi lesquels
- loops,
- accents,
- ruptures d’harmonie discrètes sur les notes de passage et
- volutes de virtuosité.
Le sax reprend ensuite le thème puis plonge dans l’introduction réflexive du morceau suivant. À la reprise, une rythmique quasi enlevée présente le thème sous un autre aspect. Au piano de se saisir de la grille pour faire décoller les particules élémentaires de la partition, qui ne sont pas encore du jazz, juste les ferments de cette musique de la créativité perpétuelle. Le musicien dégaine alors son trio gagnant :
- l’ivresse d’une technique remarquable,
- le vertige d’une harmonie décoiffante et
- le désir fanfaron qui bat dans les accords solides de la main gauche.
En réponse, un solo de contrebasse s’immisce, entre
- poésie et vigueur,
- inspiration et rigueur,
- liberté et mystère intérieur,
id est sur ces lignes de crête où le jazz di qualità, pensé et néanmoins accessible (et vice et versa), peut envoler l’auditeur.

Pierre-Alain Goualch au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Tandis que le sax se charge seul de la coda, les autres musiciens préparent leurs partoches, puis le piano lance le groove. L’intro se développe en quartet, mais la transe en trio qui suit permet à Pierre-Alain Goualch de s’humecter la glotte, ce serait quand même ballot de tomber en panne sèche alors que le bar est proche et que le saxophoniste ne semble pas disposé à partager son demi. L’auditeur comprend qu’il écoute le dernier morceau officiel quand il voit le sage Sylvain Beuf devenir foufou lors de son solo. Le pianiste lui emboîte le pas et délivre une variation électrique. La tradition est respectée puisque Gautier Garrigue a droit à son solo, dont il développe les phases d’intensité variable avec une maîtrise qui n’exclut pas le frisson propre aux musiques qui s’inventent devant vous. Le pianiste reprend le contrôle des opérations, et l’affaire se clôt sur le triomphe attendu.
Un bis classique, tonique à souhait, donne une nouvelle et dernière occasion de profiter
- de l’esprit de groupe qui unit ces quatre-là,
- de l’art de Pierre-Alain Goualch pour jouer contre le thème et grâce à lui,
- du sens narratif de Philippe Aerts en dialogue progressivement émoustillé avec le piano, et
- de la figure attendue du solo de batterie entrecoupé par des morceaux de morceau.
Tout cela virevolte sans affèterie, sans mysticisme mais pas sans profondeur, autour d’un saxo fédérateur, capable de susciter une palette de sonorités, de climats et d’émotions dont la variété – peut-être dopée par la fraîcheur de morceaux non encore fixés donc de soli non encore peu ou prou pavés de bons sédiments – a pleinement profité à ce concert et à ses auditeurs. De la belle ouvrage que cette préfiguration hivernale des Couleurs d’automne !
Sylvain Beuf Quartet, Sunside, 16 février 2023 (1/2)

Sylvain Beuf au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Marlène Rousseau et Sandrine Schiappa auraient fait la gueule, ce qui est souvent bon signe : que des hommes blancs cisgenres sur la scène du Sunside, ce 16 février ! Drôle d’époque où l’on prend conscience de ce qui devrait nous paraître scandaleux si nous avions gobé comme il se doit le catéchisme woke censé être entré en vigueur…
Et cependant, quelle bonne soirée nous avons passé en compagnie de bons musiciens enveloppée dans cette bonne ambiance que l’on a connue au Sunside à chaque venue ! Avant d’enregistrer un nouveau disque célébrant Les Couleurs de l’automne la semaine suivante, Sylvain Beuf emmenait son nouveau quartet frotter les compos du moment au grand jeu du live. Tous munis de leurs partitions, les compères entament in peto avec “The world has two faces” (on s’étonne parfois de la spontanéité brute des jazzmen, sans souci de mise en scène ni de travail de texte, occasionnant des amorces du type : “Alors on va commencer par le premier morceau…”).
D’emblée, saisit la souplesse sonore du sax, idéale pour valoriser la simplicité du thème et la ductilité du développement, bien aidée par les très riches trouvailles harmoniques et rythmiques du trio d’accompagnateurs. En effet, bien que le combo ait été formé récemment, la consolidation du soliste – sax ou piano – par les accompagnateurs se révèle vite pertinente. Ainsi des découvertes sonores que, à défaut de bitcoins, mine le piano dans le thème et que font étinceler le groove d’un batteur au taquet et celui d’un contrebassiste beaucoup plus affûté que ses faux airs de Thomas Fersen engourdi laisseraient supputer ! Pour preuve le premier solo de Philippe Aerts, accompagné par les balais de Gautier Garrigue, qui parcourt les différents registres avant de se concentrer sur l’orgasme de la jubilation rythmique dans le médium grave.
“Couleurs d’automne” bénéficie d’une introduction mystérieuse comme un brouillard sylvestre d’octobre, un truc à la fois fascinant et puissant, qui sent l’humus et une vague peur d’être attiré par le sinistre clapotis d’un marais se prenant pour un étang. La méditation de Pierre-Alain Goualch est portée par ses partenaires rythmiques. L’hypnose fonctionne si bien que le public omet d’applaudir le solo. Le sax prend la main pour reprendre le thème et le passer à la contrebasse, dont on apprécie la fusion entre
- proposition mélodieuse,
- goût tonique de la suspension et
- variation des attaques.
La troisième intervention du sax s’accompagne d’une dynamique plus marquée, ouvrant la voie à une synthèse provisoire réunissant onirisme et allant. Une certaine vision du jazz, en somme, qu’acidule la tentation universelle de la tierce picarde !

Philippe Aerts au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
La rêverie tropicale anime “Masba”, anagramme revendiqué de “Samba”. L’affaire étant encore un peu fraîche, Sylvain Beuf n’hésite pas à informer ses complices du tempo choisi. C’est lui qui s’avance en premier, soutenu par la pulsation des rythmiciens et les harmonies de Pierre-Alain Goualch. Derrière les fûts, Gautier Garrigue sambaïse à loisir. Par-delà l’ivoire, le solo du pianiste s’enflamme. Philippe Aerts opte, lui, pour une partition délicate et sensuelle sans pour autant s’exonérer de la pulsation distillée par le batteur. Les descentes toniques et interrogatives du saxo donnent
- de l’air et de l’ampleur au thème,
- de la fluidité au son et
- du charme à la musique.
Le batteur clôt le bal à la fois malin et musical avec de jolis effets de crescendo et decrescendo jusqu’au ralenti final.
“La nuit s’achève”se propose alors de décrire le moment où “le soleil va se lever” et où “on va penser à plein de choses positives”, sous-titre le jazzeux en chef. Le piano s’octroie une introduction méditative, le set permettant de goûter peu ou prou chaque instrument dans sa dimension fonctionnelle de membre d’un quartet et de soliste en puissance, ces deux pôles formant un spectre résolument non-binaire – Marlène Rousseau et Sandrine Schiappa devraient poucer en l’air cette notation. Sylvain Beuf donne alors le tempo et les dernières indications à ses collègues comme pour mieux contraster avec la souplesse qui précédait.
Le thème apparaît tel une mélopée syncopée que l’harmonisation transcende par une inventivité très efficace. Le piano répond au leader. C’est brillant :
- délié des doigts,
- sens de l’itération des notes et des formules,
- foucades créatives qui multiplient les contrastes,
- attention à l’écoute des accompagnateurs et
- art d’amener la note sensible au juste moment
caractérisent une virtuosité qui n’est certes pas que technique.
Le premier set s’achève sur un titre annoncé comme “Love Song for V” pour “Valérie, ma femme, que vous pouvez applaudir”. Soit, la partition s’appelle “Love Song for Rapha”, mais Sylvain Beuf a prévenu : certains titres sont bizarres (“je ne sais pas trop pourquoi j’ai choisi celui-là”, dit-il à un moment) et d’autres sont provisoires. Sur cette nomination en cours et cette musique en train de chercher le juste jointoiement entre spontanéité de la découverte et sédimentation de l’approfondissement risquant de figer la sauce musicale, on pense à Allain Leprest et aux “couples marqués peinture fraîche / qu’à peine leurs lèvres sont sèches / la nuit d’un coup les effiloche”…

“Love Song for Rapha (or for V.)” by Sylvain Beuf au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.
Point d’originalité follichonne dans le thème, sans doute à dessein : la musique de Sylvain Beuf n’est ni compliquée, ni conceptuelle. Elle ne cherche pas les breaks faramineux, les mesures alambiquées ou les tonalités extravagantes. En revanche, elle donne aux musiciens la possibilité d’en exprimer le suc, d’en proposer leur vision, de faire musique en dévoilant
- l’insoupçonné derrière le basique,
- l’émouvant derrière le factuel et
- le puissant derrière l’accessible.
Ainsi le solo de Pierre-Alain Goualch enrichit-il l’opposition prévue dans l’écriture entre
- ternaire (c’est une sorte de valse),
- binaire (le thème fonctionne sur des séries de quatre croches qui incitent souvent à penser deux mesures comme 2/4 + 4/4 et non 3/4+ 3/4) et, donc,
- apparente claudication qui donne son cachet à l’histoire ici racontée.
Le pianiste emballe le travail dans un rutilant habit de lumière habilement brodé par
- des doigts courant de feux de joie en feux de joie,
- une palette séduisante de touchers et d’accents, et même
- des choix de registres multiples – pas révolutionnaires, les choix, youpi, mais diablement efficaces.
Après cette vision fougueuse du love à faire pâlir de jalousie un pyromane célibataire, le solo de contrebasse frise, tutoie et risque une étude clinique de l’amour, là encore loin du mélo et du gnangnan. Dans cette thèse de doctorat musical sur le kif, on décèle
- les hauts et les bas,
- le répétitif et le jaillissant,
- le brio et le vivant,
- l’admirable et le réel – cette partie déprimante donc nécessaire que l’on retrouve aussi quand on est en amour,
le tout étant suivi et nourri par les interventions des collègues de Philippe Aerts claquant, relançant et s’effaçant tour à tour. La coda, superbe, rayonne d’énergie, comme un écho chaleureux d’une Saint-Valentin prolongée. Pour ceux qui ont des notions de musicologie, n’hésitons pas à employer les gros mots : c’est vachement bien fait.
Et le second set ? Eh bien, compte-rendu à suivre après une mi-temps bien méritée !
Avec Mama Béa Tekielski, ah, ça ira !
À moins d’un mois du concert, un petit apéritif à découvrir dès tout de suite sur YouTube ! Pour réserver en vue du concert du 16 mars, c’est ici.
Jean-Nicolas Diatkine joue Chopin, Musée Jacquemart-André, 12 février 2023 (2/2)

Jean-Nicolas Diatkine au musée Jacquemart-André (Paris 8), le 12 février 2023. Photo : Rozenn Douerin.
L’avantage des préludes op. 28 de Chopin, interprétés par Jean-Nicolas Diatkine après la Troisième sonate, ce 12 février, c’est qu’ils ne sont pas compliqués à problématiser. Au fond, ils ne posent que deux questions : à quoi préludent-ils, d’une part ? et, d’autre part, leur exécution à la file est-elle signifiante ou absurde, chaque prélude valant en soi mais n’étant pas pensé pour être accolé à l’autre, sinon du point de vue de la mécanique tonale ?
On imagine que ces questions ont dû tourner, mouliner et faire leur nid dans la tête de l’interprète. Celui qui les a déjà joués intégralement à la salle Gaveau confiait, dans une interviouve, le travail qu’il avait dû effectuer pour se les approprier.
J’ai la conviction que j’ai trouvé une clef. Ma clef. En l’espèce : une des raisons pour lesquelles je n’arrivais pas à jouer Chopin, c’est que, contrairement à beaucoup d’œuvres qui sont construites, par exemple autour d’un modèle de danses polonaises, mazurkas, valses, etc., les Préludes, ce sont essentiellement des improvisations. Aussi a-t-il eu énormément de mal à les finir puisque, à chaque fois qu’il les retravaillait, il les changeait. Et je me suis dit que c’est ça ce que je sens : ces œuvres sont instables. Il n’y a qu’une solution : les créer dans l’instant. Je me retrouve avec les convictions acquises lors de l’écoute de Herbie Hancock et Wayne Shorter. Je comprends que, ce que je dois trouver, c’est l’art de jouer là, dans le moment.
Qu’est-ce que ça veut dire, pour le niaiseux, « jouer dans le moment » ?
Retrouver le jaillissement. Pas calculer « je vais faire mon crescendo là », « je vais prendre cette progression comme ça ».Pourquoi ? C’est pas la base du travail ?
Avec Chopin, ça-ne-mar-che-pas. Or, quand j’ai pris conscience de ça, j’ai senti le vent me pousser.Chopin a commencé à vous aimer ?
C’est ça. Enfin ! Franchement, il était temps !
[Intégrale de l’entretien à retrouver ici.]
Au palais-musée Jacquemart-André, le musicien décrit cet ensemble tel un album d’instantanés, comme si le compositeur racontait des bribes de vie et d’humeur forcément disjoints, variés et volatiles. Il décrit un double phénomène de “retour en arrière émotionnel” et de “volonté de distanciation avec ce qu’a vécu Frédéric Chopin”. Remémoration et prise de recul se mêlent dans un kaléidoscope où les contrastes crissent. Pendant le deuxième prélude, “Chopin est malade, alité, tout est douloureux, ça grince à la main gauche où une mélodie polonaise de son enfance fait surface” ; pendant le sixième, “on entend le dialogue d’une cloche lointaine et d’un violoncelle d’abord dissociés dans l’espace” ; çà, Jean-Nicolas Diatkine détecte l’écho de la Symphonie pastorale, là de la mort de Didon avec les basses descendantes qui vont bien. Ainsi souligne-t-il que l’affaire est
- moins un chpoufi-chpoufa indigeste (pardon pour les non-docteurs ès musicologie qui nous lisent) qu’un riche panel d’émotions,
- moins un bloc marmoréen qu’un palimpseste aux multiples ramifications intertextuelles,
- moins un tunnel assommant qu’une série d’embardées sur des routes aux paysages et climats variés.
Nous voilà donc en appétit devant cette série d’éclairs évoquant l’analyse fine qu’en fit, sans l’avouer, probablement par modestie, Stéphanie de Monaco quand elle évoquait les “flashs pour le jour / flashs pour la nuit”, ajoutant : “Sans mise au point, je vis ma vie / Les yeux plantés dans les étoiles”. Préparons-nous donc au contraste et aux vingt-quatre facettes de la voûte céleste de l’existence telle que Chopin l’a peinte.
Les embardées saisissent d’emblée. À l’image concise du premier prélude répond, en quelque sorte, l’inquiétante progression dans un espace dissonant du deuxième. Dans le troisième, Jean-Nicolas Diatkine ne boude pas son plaisir de libérer ses saucisses de la pesanteur terrestre. Le quatrième, largo, malaxe à la fois le mi mineur et le chromatisme comme unités de base de l’émotion, alors que le cinquième ravit par son sens de la miniature, exercice où tout doit être là de suite car, plus tard, ce serait trop tard, lampions éteints, salle balayée, sciure sous le chapiteau, salut la compagnie et peut-être à demain. Le sixième prélude rappelle le goût du pianiste pour le jazz car il travaille le rythme en associant
- inégalités,
- suspensions et
- temps forts structurant la régularité (il n’est de syncope que parce qu’il existe un tempo).
La mazurka du septième enroule son swing autour d’un usage très habile de la pédale de sustain. Le huitième délie les doigts tout en démontrant, de la part de l’interprète, une conscience aiguë de ce qui constitue le beau chez Chopin :
- la clarté de la ligne mélodique,
- la souple rigueur de la pulsation rythmique et
- la musicalité de l’interprétation dont le panel de nuances est une belle illustration.
Le neuvième rappelle qu’il y a autre chose que ces trois éléments, dans le ravissement que peut susciter cette musique : la grâce de la modulation. L’oscillation de tonalité est partie prenante du discours musical et non un simple atour dont le compositeur aurait paré la mélodie. D’autres ingrédients épicent notre recette réductrice avec le dixième. En effet, le surgissement digital, puissant et ciselé, y profite à plein de l’exigence de netteté et d’énergie auquel s’astreint l’interprète. Le bucolique onzième prélude fleure son beethovénisme quand le douzième remet en avant, via deux en deux voire quatre en quatre, une qualité rarement citée comme typiquement chopinienne : le groove.

Jean-Nicolas Diatkine chez lui, le 14 avril 2021. Photo : Bertrand Ferrier.
Jean-Nicolas Diatkine rend sa liberté à la méditation du treizième prélude, comme si la musique émergeait de rien d’autre que de la rencontre fortuite entre des doigts, un clavier et une humeur. Le bariolage tendu du quatorzième cherche une impossible issue de secours, quand le quinzième renoue avec une veine connue du compositeur : la mélodie accompagnée. La clarté du lead n’exonère pas l’interprète de pomponner l’accompagnement, de le nuancer, de le barioler, de le pailleter grâce aux notes répétées, de l’animer ou de le détendre, puisque l’accompagnement, c’est aussi la musique, pas juste un bruit de fond. Et là, bim (en trois mots), le seizième prélude renoue avec la folie du tempo – en l’espèce presto con fuoco, du lourd – pour exprimer une urgence sciemment mystérieuse.
Le dix-septième prélude, en La bémol, associe ternaire et binaire comme pour associer l’émotion à l’allant. En effet, une émotion est rarement linéaire. Ses foucades sont ici exprimées par une énergie contradictoire à laquelle s’associent les tensions harmoniques. Jean-Nicolas Diatkine y apporte sa patte résolument nuancée, en excluant de ses paluches
- mièvre mollesse,
- bruitisime tonitruant et
- énonciation sans relief.
Le dix-huitième prélude, allegro molto, confirme l’aisance rythmique du musicien, le dix-neuvième l’illustrant à travers un ternaire joliment pulsé, les irisations des nuances donnant du flux aux vagues en veillant à conserver la tonicité requise. Le largo du vingtième prélude, en do mineur, ose une incursion dans un esprit solennel que renforce la descente chromatique. La voisine aux lunettes-tétine croisée dans la première partie de cette notule a dégainé son cellulaire. Twitter n’attend pas. Le vingt-et-unième prélude capte grâce à l’importance de l’accompagnement, sans doute plus intéressant que la mélodie en surplomb. Un dialogue s’instaure entre les registres, finement croqué par l’interprète. Le vingt-deuxième prélude sourd du grave pour risquer la surprise, quand le vingt-troisième se pourlèche les mimines d’un clapotis ambigu qui laisse en suspens le sens de la pièce – pas illogique pour un prélude… L’allegro appassionato en ré mineur du vingt-quatrième prélude finit la visite en nous prenant par l’oreille pour nous guider entre
- accompagnement et solo,
- thème et ornementations,
- vue d’ensemble et jaillissement des traits virtuoses.
Le charme du jeu de Jean-Nicolas Diatkine réside dans l’adéquation qu’il trouve en associant technique et musique, intériorité et capacité à se faire comprendre, sensibilité et retenue – une retenue sans laquelle l’interprète absorberait toute l’émotion, ne laissant plus à l’auditeur que la carcasse de la musique à ronger :
- le travail de mémorisation,
- l’ambition sous-jacente à une telle exécution, et
- la magie de la technique.
Ces éléments à la fois indispensables, difficiles à acquérir et encore plus à maîtriser, brillants mais un peu fades en soi voire contreproductifs quand ils se satisfont de leur clinquant catchy, nourrissent ici l’essentiel :
- les choix cohérents d’interprétation,
- la confiance dans la musique et l’auditeur qui évite au pianiste de toute stabyloter, et
- la conscience du rôle de passeur du musicien qui n’est
- ni ego plastronnant,
- ni silhouette falote,
- ni dictateur didactique contraignant l’auditeur à s’entendre imposer une seule vision d’un œuvre forcément polysémique.
Si n’était pas assez évidente la dimension spirituelle de cette réussite, cohérente avec celui qui revendique son appartenance à un mouvement bouddhique travaillant à “la création de valeurs”, Jean-Nicolas Diatkine l’exprime en interprétant “Mystic” d’Erroll Garner (avec partition, ce qui est savoureusement ironique puisque Garner, lui, était réputé ne pas savoir lire la musique). Ce n’est pas la pire des façons de s’envoler après s’être posé les questions propres aux préludes, y avoir répondu d’une certaine façon et laissé in fine les spectateurs retrouver leur vie – une vie davantage terre-à-terre que céleste, certes, une vie avec des lunettes, des cellulaires, des gens qu’il serait séant d’exterminer par devoir plus que par plaisir (quoique), mais une vie que, sporadiquement, la musique et les musiciens parviennent à rendre sinon plus légère, du moins plus vivante.