Le wokisme n’existe pas, affirment ses adeptes. Force est de constater que les caractéristiques qui lui sont attribuées, évoquées au fil des quinze premières chroniques, se retrouvent cependant dans la tisane culturelle médiatisable. Ainsi, la danse subventionnée aime-t-elle à « brouiller les identités ». Dans Le Monde du 7 février 2025, par exemple, Rosita Boisseau s’extasiait p. 25 devant la chorégraphie de Marcos Morau pour le Ballet national d’Espagne. Dans ce flamenco woke,
toute l’imagerie et les accessoires sont là (…), mais redistribués selon les codes d’un flamenco queer, très présent sur les scènes contemporaines. Hommes et femmes échangent leur vestiaire. Les premiers vont torse nu et en jupons ; les secondes arborent des soutien-gorge et des shorts façon corset.
La littérature n’est pas en reste. Comme exemple de promotion éditoriale sur « Le marathon marketing des éditeurs » (in : Le Monde, 25 juin 2025, p. 19), Nicole Vulser choisit le speech de Natacha Appanah. Sur « la scène de l’amphithéâtre Émile-Boutmy du campus de Sciences Po, à Paris »,
l’écrivaine (sic) mauricienne évoque (…) le destin de femmes victimes de la violence des hommes, thème de son prochain roman.
Deux exemples qui reproduisent les hashtags culturels valorisants, exclusivement woke : le terme « queer » et l’interversion des genres d’un côté, de l’autre le florilège anti-hommes et vaguement décolonial chantant
la femme (racisée est un plus),
l’essentialisation victimaire des femmes en tant que collectif, et
la violence « systémique » des mâles cisgenres.
Malheureusement, il est difficile de confronter ce constat avec la fin de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif paru sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. La troisième partie du livre se concentre dans une dénonciation de l’islamisme qui n’est pas le sujet, puisque le wokisme a été présenté comme l’intersectionnalité, c’est-à-dire la convergence des luttes, aussi improbable soit-elle, entre islamistes, femmes, homosexuels, personnes victimes du post-colonialisme quoique venues chez l’ancien colon (ou le voisin d’anciens colons), tous victimes du Blanc cisgenre. Autant dire que le fil rouge est perdu au profit des imprécations contre
le frérisme,
le djihadisme et
la soumission craintive de la République face à ces dérives dégueulasses,
perspectives virtuellement intéressantes mais pas avec cette problématique, censée brasser plus large. Cela n’enlève rien à la pertinence de la dénonciation anti-hypocrite que plaque Florence Bergeaud-Blackler contre « le voilement » en rappelant que, peu importe le fichu ou le voile en lin de chez Mahmoud, ce « string du Maghreb » facétieusement pointé par Dieudonné M’Bala M’Bala lors d’un conseil de classe mémorable, « selon l’islam, une femme doit se couvrir le corps dans l’espace public ». En d’autres termes, « le contrôle de la libido des hommes se fait au moyen du retrait de la vie publique et collective de la féminité », même si le mécréant a du mal à comprendre en quoi le bâchage des cheveux est censé limité les érections.
L’auteur reconnaît que le bâchage est universel : sauf exception, on ne va pas à la piscine tout nu et tout bronzé. Mais l’acceptation d’une norme n’est pas synonyme d’inéquité : dans les lieux publics, comme l’homme, la femme couvre ses organes génitaux, c’est une convention. La purdah, elle, vise à frapper la femme pour parvenir à une « hallalisation de l’espace » (quand on voit la façon dont les rappeurs halal traitent les femmes dans leurs clips, on rigole jaune, mais bref). Pour l’auteur, le bâchage des personnes du beau sexe est un « élément du système-islam ».
En dépit de la compétence suffisante de l’auteur pour susciter la polémique autour de son dernier livre, on a un peu de mal à comprendre l’intérêt de telles vitupérations dans le cadre du recueil que nous croyions lire, mais peut-être comprendrons-nous mieux l’affaire dans un épisode qui pourrait bien être le dernier et qui est donc à suivre.
Le wokisme n’est pas qu’un prisme sociopolitique, c’est aussi une hiérarchie culturelle qui détermine l’intérêt d’un objet – artistique mais pas que – en fonction de sa wokocompatibilité. L’illustre, à titre d’exemple, la dernière page du Monde des livres du 20 juin 2025, consacrée au Pain des Français de Xavier Le Clerc, né Hamid Aït-Taleb – quelques pages plus tôt, on avait pu se déconstruire notamment grâce à l’évocation d’une Histoire (dé)coloniale de la philosophie française, parue aux PUF comme pour expier Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii.
Si l’utilisation d’un pseudonyme n’a rien de woke en soi, elle s’inscrit ici dans une logique de transidentité dont la suite de l’histoire va révéler les tenants et les aboutissants. Première thématique chère au wokisme : l’identité n’existe pas, dans la mesure où elle est centrée sur l’image du Blanc cisgenre, étalon qu’il est urgent de déconstruire. Le Pain des Français s’intéresse aux « plaies laissées par la colonisation ». Deuxième connexion avec la wokocompatibilité : la dénonciation des travers de la colonisation. L’auteur explique que, pour lui, la langue est une « manière de renverser le jeu de la domination ». Troisième item wokocompatible : la revendication d’une auto-victimisation, fondée ou non, considérant que j’appartiens à une communauté dominée par un système post-colonial, raciste ou mysogine ou transphobe ou tout cela à la fois. L’auteur explique son succès dans les ressources humaines du luxe par son changement de nom : en devenant Xavier Le Clerc, Hamid Aït-Taïeb a pu « mettre un terme à la soumission et au rejet auxquels mes origines [l]’assignaient ». Quatrième posture wokocompatible : la désignation des bourreaux, les Blancs, ces racistes systémiques, selon l’idiolecte woke.
Xavier-Hamid a aussi souffert d’un « coming-out douloureux » quand il est sorti « du placard » en affichant son homosexualité. Cinquième point wokocompatible : le problème est le mâle blanc hétérosexuel, homophobe par définition. L’auteur raconte avoir été rabroué par un boulanger qui « refuse de servir le pain des Français aux bougnoules ». Sixième point wokocompatible : pour un wokoconvaincu, il existe une part de racisme inconscient dont le racisme explicite est la partie émergée. Enfin, Xavier-Hamid est « de nationalité algérienne, française et britannique », ce qui est un septième point wokocompatible : il n’y a pas d’identité nationale, le récit mondialiste doit remplacer le narratif centré sur un pays en posant que chacun est, par essence, citoyen du monde. Avec de tels atouts, Xavier Le Clerc ne peut être qu’une égérie des critiques wokosensibles puisque « chaque étape de sa vie est une démarche d’émancipation (…) de toutes les injonctions identitaires et de toutes les discriminations », explique Virginie François.
Or, le wokisme suppose l’effacement des identités individuelle et collective au profit d’une identité communautaire. Dès lors, son examen doit passer par l’étude d’identités communautaires. Aussi Tarik Yidiz se propose-t-il d’enquêter sur les liens entre « identité, délinquance et radicalisme islamiste » en partant d’un double principe : l’islamisme radical
prospère sur le « vide idéologique et identitaire », et
se développe dans « une forme de continuum avec la petite délinquance ».
Depuis les années 1960, observe le sociologue, la fatalité de la tradition familiale est devenue relative : « Le fils du cordonnier n’est plus forcément celui qui deviendra lui-même cordonnier. » En conséquence, « ma place n’étant plus établie, je dois me construire ». Le projet peut être éreintant, voire susciter un « épuisement à devenir soi-même » susceptible de « trouver une réponse avec le fait religieux ».
Face à ce problème, le takfirisme peut être une solution puisque, comme la scientologie, ce courant de l’islam se veut « totalisant », avec « une réponse à chaque question pouvant se poser dans la vie quotidienne ». Face au désenchantement du monde webérien se profilerait ainsi une restructuration de soi par l’ultrareligiosité comme antidote au « vide idéologique et à la liberté individuelle ». Dans les faits,
la manière de vivre sa religion constitue une modalité d’action qui se structure dans le rapport à une société en constante évolution.
L’islam confirme le rôle de la religion comme « régulateur social ». Aux ex-petits délinquants, sa version rigoriste, exclusiviste voire, à l’extrémité de l’extrême, djihadiste, donne parfois l’illusion de constituer une structure solide pour construire une « contre-société, plus pure, loin des déviances mécréantes ». La voie peut paraître « valorisante pour des individus sans repères ». Certes, « tous les individus se réclamant » d’une telle obédience « ne basculent pas dans le terrorisme », mais « l’inverse se vérifie quasiment systématiquement ».
Au final, l’article de Tarik Yidiz ne parle absolument pas du wokisme, à moins que l’on ne considère l’évocation sommaire du rôle de l’islam (pourquoi juste l’islam ?) dans notre société comme un exemple communautariste – et encore, il est ici peu question de communauté. Sans doute ce papier peut-il être perçu comme un nouvel exemple du manque de cohérence dont pâtit la direction de cet ouvrage collectif. L’ouvrage chapeauté par Emmanuelle Hénin et alii semble se perdre loin du sujet qu’il est censé traiter. Dans une prochaine notule, nous vérifierons si nos craintes sont fondées avec l’article de Florence Bergeaud-Blackler sur « le voilement ». À suivre !
Le wokisme ne se contente pas de dénoncer la domination du mâle cisgenre blanc pour la « déconstruire » et obtenir des sous pour sa paroisse. Il construit aussi un pôle du Bien, qui s’attache à valoriser ce qui se distingue ou subvertit
des valeurs,
des codes ou
des références
de l’Ennemi. Dans son compte-rendu – publié dans Le Monde, 22-23 juin 2025, p. 25 – du concert donné (contre 60 à 277 €) par Beyoncé au Stade de France, le 19 juin 2025, Stéphane Davet développait clairement une hiérarchisation culturelle de la construction associée à la déconstruction suivant trois axes.
Tout ce qui est lié à la culture occidentale blanche doit être honni ;
tout ce qui est lié aux cultures africaines et, si possible (mais l’union des deux n’est pas si facile) homosexuelles est bel et bon ;
si ce qu’il reste de la culture occidentale peut être subverti par ces nouvelles valeurs, le résultat n’en est que meilleur.
Ainsi, le public francilien, profitant de ce que le dernier disque en date de la vedette est countrysant, s’est rendu au concert avec « Stetson et santiags » mais « avec ce qu’il faut de paillettes, de détournements afro et queer pour coller au message porté par Cowboy Carter ». Ce disque a permis à Beyoncé de devenir « la première artiste afro-américaine [surtout ne pas écrire « Noire »] » à prendre la tête des ventes de disques country. Son spectacle inclut « Blackbird », titre composé par Paul McCartney pour les Beatles, pour lequel « Beyoncé (…) rappelle que cette mélodie folk fut inspirée par la militante radicale Angela Davis ». Sur les écrans défilent « des images de pionniers noirs du rock’n’roll ». La noirification de la musique est d’autant plus importante que, « si l’histoire du rock est souvent phagocytée par les artistes blancs [rappel : c’est mal, d’être Blanc], que dire de la country ? »
Pour rendre cette musique acceptable, « Beyoncé Knowles-Carter veut en revendiquer les racines noires » afin de « célébrer sa puissance charnelle, communautaire, matriarcale et spirituelle ». On note ainsi comment sont opposés deux pôles :
celui des Blancs cisgenres,
voleurs,
profiteurs et
exploiteurs ; et
celui
des Noirs,
des homosexuels et
des femmes,
dans un gloubi-boulga communautaire et intersectionnel dont les codes doivent désormais subjuguer non parce qu’ils sont intéressants, novateurs ou séduisants, mais parce que, wokocompatibles, ils sont envisagés comme des outils pour déconstruire et éradiquer le Mal, c’est-à-dire le Blanc et sa culture.
Dans Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii, Guylain Chevrier, docteur en Histoire, dénonce « l’enterrement de l’égalité » lié au passage « de l’intersectionnalité au multiculturalisme ». Il rappelle la définition du wokisme par l’Oxford English Dictionary (« le fait d’être conscient des problèmes sociaux et politiques, notamment du racisme ») pour pointer la généralisation d’un « schéma idéologique qui voit tout par
le prisme identitaire,
un rapport dominants/dominés, et
des communautés opprimées telles que LGBTQIA+, femmes, Noirs, musulmans, etc. »
Le triptyque vertébral du wokisme associerait des envies de
« régler les comptes » avec le passé, c’est-à-dire réécrire l’Histoire et en tirer des indemnités
sonnantes,
trébuchantes et, accessoirement,
symboliques ;
remettre en cause (voire modifier) la réalité biologique des individus, et
renverser ce qui est perçu comme un « système de domination généralisé ».
Insidieusement, la posture woke se révèle être un chiasme qui transforme « la revendication d’un droit à la différence à la différence des droits », quitte à confondre choux et carottes dans un même pot-au-feu explosif (« on peut douter, note l’auteur avec pertinence, que, à l’issue de ce combat intersectionnel en faveur des minorités, les néo-féministes LGBTQIA+ fassent demain bon ménage avec des religieux radicaux pétris de patriarcat »).
La sacralisation du ressenti victimaire,
l’écrasement de la réalité – historique et actuelle – au nom de l’obsession coloniale,
la conviction que le système politico-culturel est entièrement, globalement et exclusivement raciste
font fi des chiffres constatables en ressassant la rengaine qui identifie l’homme blanc au mal.
Dès lors, Guylain Chevrier voit le courant woke comme « un contre-projet de société qui ne dit pas son nom ». Selon lui, le multicommunautarisme, souvent intéressé par l’obtention de « réparations » d’autant plus substantielles qu’elles ne seront jamais jugées suffisantes, tend à morceler la République en fédérant des victimes contre un supposé ennemi commun.
En conclusion, on regrette que, à plusieurs reprises, l’article ressemble à un commentaire critique d’un dossier de Philosophie magazine (citer cet organe de presse n’est point infamant ; expliquer Frantz Fanon en se fondant sur la seule citation dudit magazine est un peu léger) associé à une litanie d’éléments de langage antiwokes dont
l’articulation,
la progression logique, donc
la singularité
ne nous sont pas apparues avec netteté. Ce n’est pas inintéressant, mais pas non plus assez
exigeant,
précis et
original
pour nous emballer – il n’est certes pas sûr que ce but-ci en vaille la chandelle, admettons-le. Le prochain chapitre, constitué par un papier de Tarik Yildiz interrogeant le rapport entre délinquance et islamisme, nous ébaubira-t-il davantage ? Réponse dans une prochaine notule. À suivre !
Bien qu’il dénonce les clivages passéistes réputés structurer
la pensée,
la culture et
la société
occidentales, le wokisme est un champion de la binarité. Il distingue sans nuance
le fréquentable et l’infréquentable,
l’acceptable et l’inacceptable,
le conforme et le fascisme.
Michel Guerrin illustrait fort bien ce systématisme décomplexé dans une chronique sur « le cas J. K. Rowling et sa croisade antitrans », parue dans Le Monde le 14 juin 2025, en page 34. La défense des transgenres est, en soi, un indispensable de toute attitude wokiste, mais elle n’est qu’un point d’accroche sur lequel peuvent se greffer tous les
mots-clefs,
éléments de langage et
froncements de sourcil désapprobateurs voire choqués
que se doit de maîtriser un wokiste acceptable. Dans ce billet, le journaliste distingue clairement le mal et le bien. Le bien, c’est ce que prêchait l’auteur de « Harry Potter » quand elle défendait « les migrants, le système de santé publique, l’avortement, le respect des homosexuels » ou quand, en 2015, elle applaudissait le choix d’une comédienne noire pour « endosser au théâtre le rôle d’Hermione ». Le mal, c’est une vision du féminisme qui secoue le cocotier.
Bien sûr, normalement, le féminisme, c’est le bien. Hélas, celui de J. K. Rowling l’amène à « voir dans la transition une arme masculine pour dominer ou violenter les femmes en relativisant leurs douleurs (règles, endométriose…) ». De plus, il lui est reproché de « vouloir sortir de l’ombre » de sa série phare en cherchant à choquer pour relancer sa carrière littéraire. Résultat, la bonne question à se poser consistera à se demander si regarder la série HBO tirée de l’histoire du sorcier et prévue pour 2027 équivaudra à « financer la transphobie ». (Par chance, si on est woke, la réponse est dans la question et consistera à regarder le machin en cachette.)
Voilà une deuxième caractéristique du wokisme, signalée précédemment : la prééminence du prisme moral, qui n’est rien d’autre que l’évaluation de la concordance entre le discours d’un créateur et les critères sciemment étriqués de la bienséance woke. En témoignait tantôt l’éloge de Vanessa, étudiante en droit participant à l’émission anti-Blancs, menée par Poivre d’Arvor et Drucker, « Sommes-nous tous racistes ? ». Vanessa est présentée comme étant du bon côté de la farce qu’est la Force, puisque, face caméra, elle se dit « fière de contribuer à déconstruire les mécanismes inconscients qui font adopter des attitudes qui peuvent être jugées racistes » (in : Le Monde, 17 juin 2025, p. 26). Ce qui nous permet de conclure ce prologue en reconnaissant un troisième trait consubstantiel au wokisme : le double soupçon d’un « systémisme »
raciste,
colonialiste et
misogyne,
tellement ancré dans nos mentalités qu’il ne nous est plus perceptible. Explicitons notre pensée, puisque nous avions parlé de deux soupçons.
Premier soupçon : nous sommes tous racistes, misogynes et homophobes.
Second soupçon : quand nous pensons que nous ne le sommes pas, nous le sommes quand même.
Voilà en quoi réside, pour partie, la pulsion obscurantiste du wokisme, examinée dans Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii et paru aux PUF. En effet, obscurantisme il y a quand la foi dans le dogme est plus forte que le souci d’objectivisation. En l’espèce, n’adopter qu’un prisme de victimisation et estimer que, quand il n’y a pas victimisation, c’est qu’il en existe une que notre système de pensée nous empêche de voir, c’est tenter de nier la réalité pour la remplacer par une construction idéologique qui serait cocasse si elle n’était aussi
stupide,
réductrice et
influente
dans de larges sphères médiatiques et culturelles. Pierre Vermeren s’en émeut dès l’incipit de son article sur l’art « d’intégrer les enfants d’immigrés par temps d’ignorantisme (sic) ». Ne le cachons pas, puisque ça peut paraître sexy : nous abordons ici les articles olé-olé du livre. Celui de Pierre Vermeren, « professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères contemporaines à la Sorbonne », s’intéresse à un domaine a priori étranger à sa spécialité. L’enseignant dénonce un « abaissement culturel et linguistique » lié à trois facteurs :
le discrédit jeté sur les profs et la transmission,
la valorisation de « la pédagogie contre les savoirs », et
« la décomposition de la langue ».
À force de déborder sur des sujets qu’il méconnaît, l’auteur écrit du caca boudin, par exemple quand, en ignare, il parle de « la littérature enfantine » avec la fatuité de ceux qui réduisent les sociétés arabes actuelles » au restaurateur arabe qui sert un excellent couscous et un tajine pas dégueu au coin de la rue. Quand t’y connais rien, franchement, tiens tes lèvres serrées… même s’il est fascinant de voir que des gens à la culture sans doute très high peuvent tomber si bas en jouant les sachants dans des espaces où ils ne sachent guère, quitte à dévaloriser, chemin faisant, le reste de leur propos, bref. Pierre Vermeren dénonce une société plus soucieuse du poids du cartable des écoliers que de celui de leur cerveau.
Vient alors la charge antimusulmans. Pour lui (et pourquoi pas ?), le problème de la décadence est liée au multiculturalisme, c’est-à-dire à l’invasion musulmane : les prénoms musulmans ne sont-ils pas passés de 1% des nouveaux-nés à 22 % en 2022 (sources non citées) ? L’articuliste voit donc un continuum entre « le désarmement éducatif et intellectuel » et l’immigration, facteur de « l’effondrement du niveau scolaire en France » pointé par Joachim Le Floch-Imad dans Le Figaro, même si « Imad », bon, ça laisse craindre un effondrement du niveau du Figaro, pourtant déjà très bas.
À ce moment, on n’est plus du tout dans la réflexion sur le wokisme, sinon par ce biais qui consiste à dire que les wokistes ont ouvert les vannes de l’immigration. Pierre Vermeren ne voit pas moins un lien entre l’immigration et le « relâchement des exigences » ayant permis de passer en quarante ans de 0,1 % à 25 % de menions très bien au bac (sources non citées). L’intérêt de cette réflexion anti-immigrationniste réside dans une trialité syllogistique, et hop :
d’un côté, le niveau baisse ;
donc on baisse les exigences ;
donc le niveau ne baisse pas.
Certes, beaucoup d’enseignants pourraient témoigner de cette folie statistique, et ajouter pour certains – dont je fus – que leur propre notation dépend des notes qu’ils attribuent à leurs ouailles. Mais quel maudit rapport avec le maudit sujet, distinguant l’article d’un tract RN, quelque respectable soit-il puisque, bon ? Peut-être le lecteur doit-il en inventer un parce que « la question des enfants d’immigrés est le miroir grossissant des dysfonctionnements » de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur dans la mesure où, avec les ministres de l’Éducation nationale aux noms connotés (Najat Belkacem et Pap N’Diaye, condisciple de l’auteur à Normale Sup), les nuls étaient nuls parce que victimes de « discriminations liées
à leur genre,
au sexisme, [et/ou]
à leur différence culturelle voire raciale ».
Aujourd’hui, l’Occident serait aveugle face à l’entrisme pédagogique des Frères cherchant à « immuniser le jeune musulman d’Occident contre son environnement immédiat » en le coupant de toute acculturation qui risquerait de faire friture avec « la culture islamique », si bien que les profs de souche ne veulent plus aller enseigner dans les établissements dont les élèves sont abondamment musulmans – il est vrai qu’il manque rarement de profs à Henri-IV.
On sort sceptique de cet article en large partie hors-sujet si l’on estime que le wokisme et l’immigrationnisme – autant promu par les grands patrons ultramacronocompatibles que par les méchants gauchistes – sont deux sujets parfois connexes mais essentiellement divergents. C’est le risque des ouvrages collectifs qui se perdent parfois dans les lubies de tel ou tel auteur. Guylain Chevrier, prochain auteur, nous convaincra-t-il davantage ? Réponse dans une prochaine notule. (Ô suspense ! Quand tu nous tiens…) À suivre !
Le wokisme est un oxymoron sur pattes. Il exalte l’identité tout en la réduisant à un trait collectif (l’individu est invité à rejoindre une communauté de gens porteurs d’un même stigmate, donc à ne plus se définir qu’à travers ce stigmate). Il participe d’une hashtaguisation de la société où le mot-clef est à la fois
affirmation d’un soi collectif,
revendication et
pitch.
Ainsi de Harald Beharie, qui « évolue nu sur scène », comme il l’a montré dans Batty Bwoy (« garçon de cul » dans quelque jargon local), « solo » issu de son séjour de « six semaines, en 2021, dans la communauté homosexuelle » jamaïcaine. Avec cette performance tantôt proposée en Île-de-France, il dénonce le fait que « l’homophobie est présente partout ». Ce propos se prolongera avec Undersang, « rituel queer qui cherche à célébrer le corps et la nature en cherchant (sic) un terrain pour la guérison » (Le Monde, 7 juin 2025, p. 24). Dans la perspective de notre compte-rendu, nous sommes sensibles à la réduction de l’individu à des traits communautaires (Jamaïcain d’Europe + homosexuel) et à la victimisation revendiquée, visant à transformer un état (je suis homosexuel) en une cause à défendre (la société est homophobe). Ces caractéristiques participent de ce que les auteurs de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii appellent des « fracturations identitaires », thème de la troisième partie. À les lire, la posture woke aurait contribué à un basculement social. Jadis, nous étions invités à « communier dans une culture et des symboles pluriels, mais rattachés à un écrit collectif unificateur ». L’identité de chacun était appelée à se fondre – et non à se dissoudre – dans le creuset républicain. Depuis, « l’idéologie de la différence a dénigré le roman national » dessinant une nouvelle « ingénierie sociale ». Pour approfondir les termes du débat, Michel Messu se propose d’examiner la mutation « de l’identité à l’identitarisme ». À cette fin, il examine la notion d’identité en reprenant longuement des propos de Nathalie Heinich, première contributrice à ce recueil d’articles car première à avoir identifié le potentiel éditorial de cette thématique. Sous les auspices ad hoc, Michel Messu définit l’identité comme « la représentation que l’on se fait de soi, représentation partagée lorsqu’il est question d’identité collective ». En ce sens, « l’identité nationale (…) ne saurait être le tout de l’identité d’un individu, mais l’identité d’un individu ne saurait s’abstraire de l’ensemble national auquel il participe ». L’identité individuelle serait moins fluide que poreuse, exsudant et ingérant en va-et-vient une identité collective de laquelle elle participe et qui la nourrit. C’est pourquoi, sociologiquement, « l’identité n’est pas unidimensionnelle » : elle n’est pas uniquement liée à la manière dont se perçoit un individu ; et elle s’inscrit dans un processus évolutif « mobilisant des faits objectifs et des états subjectifs ». Autrement dit, elle n’est fixable ni en essence (ma substantifique moelle n’est pas liée qu’à moi) ni dans le temps (mon identité est appelée à évoluer). Après la paraphrase de Nathalie Heinich, Michel Messu aborde la question en remixant une sienne publication sur « les racines » et « le mythe identitaire », parue vingt ans plus tôt chez Hermann. Le rôle des racines dans la construction de l’identité est métaphorique. Il désigne « ce que l’on va tenir pour une certaine permanence d’appartenance » ou, au contraire, ce qui va permettre de constater, avec fierté ou consternation, « la rupture avec une appartenance première ». Ladite appartenance n’est pas toujours liée à la réalité objective, comme l’a constaté le sociologue sur le terrain. Ainsi de cette vingtenaire bourguignonne qui s’était prise de passion pour la culture polonaise (dans laquelle elle n’avait pas vécu) du jour où elle s’était offusquée que le nom polonais de sa mère eût été effacé par le patronyme de son père.
Apprentissage de la langue,
recherche de la famille maternelle,
séjours au pays et
cuisine du pays fantasmé
lui ont permis de se fabriquer une identité
conquise,
reconstruite et
fictive
au sens de fingere, fabriquer, selon laquelle je puis fabriquer l’identité qui me construit. À l’inverse des « papiers d’identité » qui « réifient l’identité de la personne », l’identité vécue se dérobe au figé pour devenir récit et se confronter au rapport à l’autre (par exemple, le fait d’être traité de « sale nègre » dans une cour d’école peut contribuer à conscientiser ma négritude et me renvoyer à la construction d’un « récit des origines » alla Mircea Eliade). Aussi Michel Messu propose-t-il de « regarder le processus de construction de l’identité comme relevant d’une activité mythogénique » potentiellement source de rituels permettant à l’individu de suivre, selon une terminologie proche de Nobert Elias, à la fois
son « Je »,
le « Nous » constitué des « Je » qui lui ressemble, et
les « Autres »,
avec des degrés d’assimilation ou de confrontation variables (par exemple, »Je » peux
détester les « Nous » parce qu’ils me désingularisent,
idolâtrer « les Autres » parce que leurs différences me fascinent, voire
détester le « Je », trop banal comme me le montre l’existence des « Nous » ou trop nul comparé aux « Autres »).
Dans cette perspective, l’identité n’est plus perçue comme figée et, pour ainsi dire, fatale. L’individu est amené à construire son récit identitaire à partir d’éléments substantiels ou de détails, et en interagissant dans son espace social. Les dangers de cette construction sont connus. Parmi eux ,
« la fatigue d’être soi » à force de vouloir accomplir le projet identitaire que l’on a défini en cherchant à
« se réaliser »,
« être soi-même », bref,
« s’accomplir » ;
la déstabilisation de son Moi à travers la confrontation à des identités collectives plus affirmées ; et
l’identitarisme, hypertrophie caractérisée par « l’exaltation d’un trait identitaire partagé par un ensemble d’individus ».
Ce dernier danger fonctionne comme
attribution (tu es tel trait),
assignation (ce trait t’oblige à tel comportement ou tel positionnement), et
essentialisation (tu n’es plus un individu mais un trait identitaire qui écrase toutes tes autres dimensions).
In fine, l’identitarisme « fait disparaître le citoyen au profit d’une entité catégoriale qui le fractionne » et l’amène à considérer les non-Moi comme
négatifs,
stigmatisants et
hostiles.
L’imposition normative d’une identité remplace l’exercice identitaire par « la scansion d’un récit mythique, souvent fabuleux ». L’identitarisme est une surenchère qui consiste à
greffer sur l’un des traits constitutifs de l’identité individuelle une surabondance de sens collectif puisant dans un imaginaire (…) combinant des vérités établies, des demi-vérités construites pour l’occasion, des sophismes érigés en certitudes voire des fantasmes énoncés de la manière la plus apodictique [en gros, avec une telle évidence que même une énorme débilité paraît incontestable] qu’il soit.
Au terme de la lecture de cette contribution, on peut regretter que le wokisme ne soit pas abordé frontalement par l’article ou, au contraire, se réjouir que, pour une fois, des termes et des concepts essentiels à la compréhension du phénomène soient examinés avec la précision nécessaire ; et ce qui est formidable avec l’esprit humain, c’est qu’il est fort capable d’adopter simultanément ces deux postures incompatibles… en attendant un prochain épisode autour de l’intégration des enfants d’immigrés « par temps d’ignorantisme ». À suivre !
Aujourd’hui, nous parcourons les derniers articles inclus dans la deuxième partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Cet examen confirme la problématique d’un ouvrage inégal (c’est en général la qualité des des ouvrages collectifs) et parfois confus (ça, non), mélangeant en l’espèce les torchons scientifiques avec les serviettes non-scientifiques. Le premier article à passer sur le grill aujourd’hui est signé Florent Poupart, non référencé dans les bios des auteurs quoique prof de psycho clinique à Toulouse. Comme on sort d’un article sur l’oncologie, la prétention de la psychologie à être une science fait un peu rigoler le sceptique, mais voyons en quoi cet article éclaire le propos général. L’auteur y dénonce d’emblée l’hypermoralisation et le culte du Bien, à l’opposé de sa conception qui pose que l’inconscient est immoral – donc que la conscience consiste à moraliser nos actes sans feindre d’ignorer l’immoralité de ce qui nous traverse. Freudien apparemment convaincu, il pose avec le barbu que « la névrose est le prix à payer à la vie civilisée ». Or, notre époque souffrirait du « désaveu des grandes différenciations structurantes » telle que la sexuation, typique de la domination de l’autre, c’est-à-dire de celui qui impose des limites à ma jouissance de la liberté. La cure psychologique tend donc à se départir de « la neutralité en faveur de l’empathie » afin de produire un récit « auquel le patient puisse s’identifier ». Communautarisation simplificatrice et victimisation stéréotypée participent de la construction d’un combo associant « assignation et revendication identitaires ». Comme ces femmes noires traduisant des femmes noires parce qu’elles sont femmes et noires, des psychologues se revendiquent « situés », c’est-à-dire assumant une « fascination spéculaire » (je vais voir un gros psy parce que je suis psy, un psy homosexuel parce que je suis homo). C’est ce que Florent Poupart appelle « l’approche identarisée du soin psychique », participant de la « confusion entre réalité et représentation ». Claude Habib enquille avec un article sur la « situation des Lettres à l’université ». Comme son titre le laisse entendre, l’article est vague et met un moment à connecter avec le sujet collectif. Il s’embourbe dans une volonté fondée mais mal argumentée de dénoncer la volonté de « promouvoir la résistance féministe et d’incriminer le patriarcat » ou la lamentable lame de fond qui dénonce les stéréotypes vingt-et-uniémistes de textes du dix-neuvième siècle. Selon elle, la volonté de dénoncer « la culture du viol » chez André Chénier ou le refus du mariage homosexuel chez Jean-Jacques Rousseau fait écho non pas à la soumission des enseignants à la connerie mais à la feignantise des étudiants qui, vieux totem des vieux profs, « cherchent avant tout des raisons de ne pas lire ». Des embardées vaseuses sur Michel Barnier et l’homosexualité visent maladroitement et hors sujet à dénoncer le « présentisme », idest la dénonciation de faits anciens non conformes à la morale actuelle. Pour elle, comme « quelqu’un » (ça donne une idée du niveau d’exigence de l’article) a dit, « la littérature est à la boîte noire de l’avion accidenté », donc doit être étudiée en tant que production livresque de l’instant, non selon les critères de jugement moral d’aujourd’hui. L’article se conclut pesamment sur une charge contre le libéralisme qui prône la tolérance « envers tous les goûts » sauf la bestialité (sic) et la pédophilie, Jack Lang, Roman Polanski et Daniel Cohn-Bendit étant là pour prouver que c’est totalement faux. Après cet article plutôt creux, un article à deux voix s’approche, associant Claire Laux, prof d’Histoire à Sciences-Po Bordeaux, et Xavier Labat, « ingénieur d’études », syntagme pompeux qui fait doucement rigoler, qui travaille sur « l’Histoire des relations commerciales et diplomatiques dans la Méditerranée ». Là encore, prétendre que l’Histoire est une science souligne la faiblesse de la construction de l’ouvrage collectif : l’Histoire n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une science, et c’est pas sûr que ce soit un reproche à lui adresser. D’emblée, les deux associés, dont on devine qui tient la plume pour qui, vue la différence de statut, dénoncent la cancel culture et le wokisme entendu comme « une nouvelle culture morale où le statut de victime devient une ressource sociale ». S’ensuit une charge convenue et non étayée sur des faits concrets contre « un certain nombre » de problématiques liées à la « décontextualisation et au troncage des événements » censés combler les « étudiants plus idéologiquement zélés que soucieux de pertinence et de rigueur scientifique. C’est assez dingodingue de voir, encore et encore, comment les profs ont les bullocks de dénoncer les étudiants et jamais leur propre attitude ou leurs confrères, non ? Bordel, les étudiants sont là pour avoir des diplômes délivrés par des profs. Si problème estudiantin il y a, les sacrosaints profs devraient-ils pas se mettre en première ligne plutôt que de stigmatiser leurs ouailles avec une généralité sans vergogne ? L’idée des co-auteurs est surtout de dénoncer une vision téléologique de l’Histoire (en gros, cela consiste à juger ce qu’il s’est passé au vu du résultat actuel). À son époque, Colbert n’était pas si méchant que ça, et le Code noir proposait des cadres aux maîtres d’esclaves, un peu comme le gouvernement autorise les néonicotinoïdes tout en disant qu’il faut préserver la planète. Les plaidoyers historiques, trop généraux, sonnent creux alors qu’ils visent à pointer le narcissisme de l’homme contemporain, à l’aune morale duquel devrait être estimé ce qui fut. Reste, par-delà le remplissage sur la lutte entre colorblinds et coloraddicts dont le rapport avec l’histoire de Colbert et du Code noir échappe au non-initié, la charge contre « une déconstruction par la focalisation sur le point qui heurte. Selon les co-auteurs, l’Histoire serait en prise avec l’émergence – prédite par Paul Ricœur, dont le banquier président est censé avoir été plus ou moins le bras droit, le poumon unique et l’essence spirituelle – d’une « conflictualité sociale qui se nourrirait (…) de revendications fondées sur des injustices commises dans le passé ». En clair, je ne réagis pas contre ma situation mais contre ce que j’évalue de la situation de mes pairs, réels ou recréés. D’où la punchline de l’article :
Pierre Desproges fustigeait en son temps les courageux intellectuels qui osaient attaquer le général Pinochet à 12 000 km de Santiago ; aujourd’hui, la distance se compte en siècles, et les nouveaux héros déboulonnent Colbert 340 ans après sa mort.
Est-ce à dire, comme l’affirment les auteurs, que si l’on se victimise, le fiel aidera le chougneur ? Nous continuerons de l’explorer dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux fracturations identitaires. À suivre !
Le wokisme est-il soluble dans la science, et réciproquement ? Si, par wokisme, on entend la tendance
à fabriquer des communautés (les femmes, les Noirs, les homosexuels…), parfois au corps défendant de ceux qui sont censés s’amalgamer donc se réduire à l’une de leurs caractéristiques,
à les désigner comme des victimes, et
à en conclure qu’il faut « déconstruire de façon systémique » le sous-jacent des fondements socioculturels historiques et actuels,
il est inévitable que la science risque d’être contaminée. À titre anecdotique, en témoigne le supplément « Sciences & médecine » du Monde daté du 28 mai 2025, pp. 1, 4 et 5. L’affaire s’y déroule en trois temps, trois mouvements. D’abord, Pascale Santi y déplore que « le microbiote vaginal » soit « un écosystème trop peu connu » à cause d’un « biais masculin prégnant dans la recherche ». Première victimisation et première tentative de mise en confrontation : les femmes sont délaissées parce que les savants sont des hommes. De même que, pour traduire une femme noire, il faut désormais être une femme noire, de même, semble insinuer la journaliste, pour prendre soin d’une femme, c’est-à-dire comprendre ses problématiques spécifiques et y apporter, si nécessaire, des solutions, il faut être une femme (ce qui relève d’un binarisme pré-woke, mais allons-y step by step). Ensuite, Pascale Santi note que « ce microbiote essentiel à la santé féminine » a été « trop souvent étudié à travers le prisme limité des pays occidentaux ». Deuxième victimisation et deuxième tentative de mise en confrontation : le savant blanc, structurellement colonialiste, ignore la réalité de la femme, d’une part, mais aussi, d’autre part, de la femme non-occidentale, essentialisée par la journaliste. Par conséquent, ledit savant blanc méprise et maltraite ces personnes doublement stigmatisées (contrairement aux mâles non-occidentaux qui, comme chacun sait, prennent, eux, le plus grand soin des personnes du beau sexe). En l’espèce, pour contrebalancer le biais misogyne et raciste de la science médicale, selon la journaliste, il conviendrait de « dresser une carte plus représentative du microbiote vaginal mondial ». Enfin, Pascale Santi signale que Samuel Alizon espère « pouvoir réanalyser » des échantillons d’une étude. L’objectif : « Explorer les microbiotes dans la population générale, hors des biais habituels. » Troisième victimisation et troisième tentative de mise en confrontation : la science est biaisée par la domination de mâles blancs non déconstruits ; des mâles blancs doivent donc réécrire ce qui fut posé car, volontairement ou non, les résultats étaient forcément faussés. Mutatis mutandis, c’est à genre de
convictions,
postures et
réactions
qu’est confronté Joseph Ciccolini, professeur de pharmacocinétique (pour ceux qui, comme moi, ignoraient ce domaine, il semble s’agir d’une discipline décrivant le devenir d’un médicament à partir du moment il pénètre dans un organisme). Dans un article sur « l’emprise idéologique en oncologie clinique » remixant un papier de 2023 pour intégrer Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii (PUF, 2025), l’universitaire-praticien dénonce l’idée que
premièrement, la cancérologie serait une discipline essentiellement raciste tuant volontairement les minorités visibles ou invisibilisées et, deuxièmement, la cancérologie serait une science blanche, patriarcale et furieusement européo-centrée.
Pour conjurer ces accusations de « racisme systémique » grâce à un « ripolinage woke », les gros laboratoires – tels Gilead et Merck – ont déployé des moyens importants à l’aune du clampin quoique epsilonesques à leur aune, afin d’assurer « l’équité dans le traitement sanitaire » des populations et d’en finir avec « les injustices
systémiques,
structurelles et
institutionnalisées
fondées, par exemple, sur
la race,
le sexe ou
l’orientation sexuelle »
en « démontrant l’emprise du patriarcat blanc hétéronormé ». Des thésards ont profité des bourses offertes par ces grosses boîtes, avec un « o » (je sais, mais pas pu m’en empêcher) pour enquêter sur les différences de traitement entre hommes et femmes ou entre Blancs et Noirs, excluant de facto une large partie de la population puisque « le sort des Asiatiques ne donne pas lieu à des financements justifiant qu’on s’y intéresse ». Le fond de sauce utilisé pour l’exercice s’appuie sur des biais connus : les facteurs de confusion et les phénomènes de colinéarité. Pour nous autres, non-initiés ces termes désignent l’effet icecream, qui consiste à démontrer, statistiques à l’appui, que « la consommation de glaces en Californie est associée à une prédisposition aux attaques de requins », comme si les requins attaquaient en priorité les nageurs goût pistache ou noix de pécan caramélisées. En réalité, dans l’étude évoquée, « la consommation de glaces atteint un pic lors des journées les plus chaudes de l’année », journées où la probabilité de croiser les dents de la mer est la plus grande… puisque l’on a tendance à aller volontiers faire un plouf. Joseph Ciccolini plaide donc pour une attention particulière à la multifactorialité, un seul élément de preuve ne pouvant être considéré comme une preuve car il peut représenter un biais. C’est en confrontant différents éléments (par exemple la consommation de glaces, le nombre d’attaques de requins, mais aussi la température, la période de l’année, les habitudes sociales, etc.) que statistiques et probabilités gagnent en pertinence. Inversement, c’est en allégeant la multifactorialité que l’on est susceptible de prouver, avec bonne ou mauvaise foi, le résultat que, par idéologie ou contrat, l’on est payé pour trouver. Sur la différence de traitement entre Blancs et Noirs aux États-Unis, par exemple, le professeur, sagace, s’agace, et hop : « Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour penser que la minorité noire étant économiquement paupérisée et défavorisée, subit des conséquences dans son accès aux soins. » Selon lui, ce fait n’est pas la conséquence du racisme mais de la pauvreté et de la faiblesse de l’instruction d’une partie des populations noire et hispanique. Selon cette contre-logique, « le patient blanc, sans éducation et pauvre d’une ville sinistrée de l’Illinois, présentera un risque de surmortalité par cancer supérieur à celui d’un patient noir, éduqué et riche vivant à Manhattan ». Pourtant, adopter le biais woke facilite l’acceptation des articles dans les revues éditées par les principaux acteurs du secteur, type Elsevier ou Wiley. Notons que ces éléments de facilitation ne sont pas spécifiques à la science. Du temps que j’étais universitaire, écrire sur
les héroïnes féminines et les réécritures féministes des contes (tarte à la crême avariée s’il en est),
l’importance de l’éducation à l’antiracisme grâce à des fictions transformées en manuels de propagande univoques et tristement stéréotypés, ou alors sur
l’apport merveilleux
des enseignants,
des bibliothécaires ou
des libraires,
était un point d’entrée bien connu pour des chercheurs en manque de publications. S’y jouaient déjà, toutes choses étant égales par ailleurs, des éléments du « totalitarisme » que Joseph Ciccolini pense avoir repéré dans le domaine de l’oncologie médicale : la volonté, fût-elle mue par cette inclination terrible que sont les bons sentiments,
d’infiltrer la culture,
de réécrire l’Histoire,
de réinventer le langage et, enfin,
de manipuler la science pour contrôler les esprits et transformer des hypothèses en dogme.
De telles inquiétudes font écho à celles du psychologue Florent Poupart devant l’ultramoralisation de la société. Nous les évoquerons dans une prochaine notule. À suivre !
Le wokisme est un objet d’études doublement paradoxal.
D’une part, ceux qui incarnent ce courant dont nous avons déjà eu huit occasions d’analyser certains aspects nient l’existence des tendances qui les caractérisent
(communautarisation,
victimisation,
volonté d’agréger des revendications pour « déconstruire de façon systématique » la domination oppressante de l’homme blanc cisgenre)
mais dénoncent l’existence d’un courant antiwokiste. D’un point de vue logique, cette posture est très curieuse. Je peux être antisémite, anticatholique voire misogyne, car juifs, catholiques et femmes existent – mais si, mais si. En revanche, si je pense que les extraterrestres n’existent pas, il m’est difficile de les vouer aux gémonies ou de pourfendre au fil de mon verbe et ma verve (nul « g » dans ces mots), les ignobles chérubinistes, dont le projet consisterait à remettre le pouvoir politique à des anges afin de pacifier notre monde et de nous faire connaître une béatitude molle, ennuyeuse voire contradictoire avec mon statut d’humain porté sur la castagne, la jalousie et le conflit permanent – autant de qualités constitutives de mon espèce et garantissant, comme chacun sait, le progrès. Lubies farfelues mises de côté, il appert que, pour qu’il existe un antiwokisme, un préalable rationnel serait qu’il existât, par chance ou par malheur, quelque chose que l’on pourrait désigner sous le vocable « woke ».
D’autre part, et les deux éléments sont beaucoup plus liés qu’il n’y semble au premier abord, le wokisme s’attache à contester le constatable, et hop, pour tenter de remplacer l’objectivité par la subjectivité (je ne suis pas plus victime de la société qu’un autre mais, si je me déclare victime, c’est que je le suis, qui es-tu pour me refuser cette caractéristique ?). Le sport est un bon exemple de cette absurdité. Il oblige les dirigeants de ce commerce à tenir un double langage.
D’un côté, les grands manitous du sport n’ont de cesse d’affirmer l’absurde « égalité des sexes ». Puisque Roland-Garros s’étale dans les gazettes, rappelons que, dans les grands chelems de tennis, les prize money sont identiques pour les deux sexes, même si les femmes gagnent en deux sets, les hommes en trois. De même, dans la perspective des Jeux olympiques de Los Angeles où l’épreuve fera son apparition, la première finale européenne de duo mixte en gymnastique s’est tenue à Leipzig. Mais pourquoi ne pas ouvrir la compétition des anneaux aux femmes et de la poutre aux hommes ? Serait-ce pas avancer vers la reconnaissance effective de l’égalité entre les hommes et les femmes ?
Sauf que, d’un autre côté, les grands manitous du sport contredisent ce mythe de l’égalité entre les sexes. Jadis, les pays de l’Est trafiquaient les hommes pour en faire des athlètes féminines ; aujourd’hui, le débat sur la partition des compétitions entre hommes et femmes trouble à nouveau les débats avec insistance. En 2018, Caster Semenya a été exclue des compétitions d’athlétisme car sa production d’hormones mâles était « susceptible d’accroître sa masse musculaire et d’améliorer ses performances ». Très gentille, la World Athletics (la fédé mondiale d’athlé) lui a proposé de subir un traitement hormonal pour faire baisser son taux de testostérone et être réautorisée à « participer aux compétitions internationales dans la catégorie féminine ». Caster Semenya a refusé ; elle a donc été bannie. Ironie de l’histoire, à la mi-mai 2024, elle a plaidé sa cause devant la Cour européenne des droits de… l’homme, dont on imagine que le nom devrait être bientôt changé.
De même, en mai 2025, World Boxing, instance « reconnue par le CIO comme la Fédération internationale régissant la boxe au niveau mondial au sein du mouvement olympique », réagissant à la polémique sur l’hyperandrogénie d’Imane Khelif, a rendu obligatoire des « tests de genre » afin de « répondre aux préoccupations concernant la sécurité et le bien-être de tous les boxeurs » dans le cadre d’une nouvelle politique sur « le sexe, l’âge et le poids ». Serait-ce à dire que, comme le démontre toute compétition, hommes et femmes ne seraient pas aussi égaux les uns que les autres, de sorte qu’il reste pertinent de proposer des compétitions distinctes ? D’un côté, hommes et femmes sont égaux ; de l’autre, non. Qu’en conclure ? Sans doute que la logique woke est un illogisme. On peut la décrire, mais elle s’offusque d’être nommée telle quelle, criant à la stigmatisation. On peut montrer ses contradictions, mais elle ne remettra jamais en cause le bienfondé
de son credo,
de son combat et
de sa pertinence.
C’est en cela aussi qu’elle apparaît comme un « obscurantisme », selon la terminologie employée dans l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii ; et cet obscurantisme est double, lui aussi. Certes, le projet de remédier, si faire se peut, à certaines injustices, paraît noble et méritoire ; ce nonobstant le fanatisme des tenants les plus tonitruants des théories woke les projette du côté obscur de la pensée. Côté pile, ce que nous avons défini comme le wokisme veut faire table rase de la connaissance qu’il juge faussée par une vision trop blanche ; côté face, il tente d’imposer une réinterprétation du réel qui, si l’on refuse les œillères adéquates, paraît souvent délirante – mais cette impression de délire, expliquent ses tenants, est le signe de sa pertinence, puisque ce que nous considérons comme rationnel n’est rien d’autre qu’une habitude de domination consubstantielle à notre civilisation, habitude que seul un geste radical peut renverser, quitte à surprendre les ironistes et les dominants actuels.
La science, dure ou appliquée, n’est pas à l’abri de ces lubies, constate dans son article Andreas Bikfalvi, médecin et professeur de biologie cellulaire. Il expose la confrontation entre le cadre éthique de la pratique médicale, symbolisée par le parfois très contesté serment d’Hippocrate, et les trois pôles de l’idéologie de la justice sociale, aka IJS :
la théorie critique de la race,
le mouvement de décolonisation et
la théorie du genre,
rassemblés dans le concept d’intersectionnalité, c’est-à-dire de convergence des luttes. La recherche scientifique est directement confrontée à la pression intersectionnelle qui se manifeste à travers des sigles comme DEI (diversité d’équité et d’inclusion) ou CJS (déclarations de justice de citation) susceptibles de couronner un article afin d’attester que les auteurs se sont engagés « à promouvoir la diversité intellectuelle et sociale dans les sciences et les études universitaires » en équilibrant notamment les races et les sexes des auteurs cités, même si, shame on us, aucune méthode statistique « ne peut tenir compte des personnes intersexuées, non binaires ou transgenres ». La puissance de ces billevesées est telle que Nature, organe contesté mais incontestable chef de file de la presse scientifique avec The Lancet, a donné dans la plus plate contrition en reconnaissant avoir « joué un rôle dans la création de l’héritage raciste » qui a conduit au meurtre de George Floyd.
Et ces bouffées de folie ne sont pas près de se laisser circonscrire ! En sus de vouloir orienter les futures publications, le wokisme engage à relire le passé pour constater à quel point ceux qui, jusqu’alors, étaient considérés comme de grands savants, étaient en fait de sacrés salopards, racistes, sexistes et colonialistes, ce qui remettrait en cause la validité de leurs découvertes. Il les faudrait rejeter en suivant l’exemple de Corne d’aurochs qui, tombé malade à en mourir, « refusa l’secours de la thérapeutique / parce que c’était à un All’mand qu’on devait le médicament ». Au reste, le syndrome du salopard est une maladie qui touche même ceux qui se considèrent comme non-racistes, non-mysogines, non-colonisateurs et déconstruits. Par exemple, en 2022, Michelle Morse, médecin-chef au département de la santé et de l’hygiène mentale de la ville de New York, tweetait que
la race non-blanche et l’ethnie latino-américaine sont des facteurs de risques sociaux de Covid grave en raison d’un racisme structurel de longue date.
Si nous ne nous en rendons pas compte, c’est que nous avons infusé trop longtemps dans un colonialisme dominateur. Nous n’avons même plus conscience de notre rejet des différences. La seule solution est d’adopter une attitude proactive, qui vaut pour l’ensemble des engagements wokistes. Ainsi du floutage des sexes, considéré comme
oppressant car binaire,
inexact car ne correspondant pas toujours à la façon dont se considèrent les individus, et
réductrice car rejetant la possibilité d’un flottement identitaire.
Pour Andreas Bikfalvi, le dualisme esprit-corps (dans ma tête, je ne suis pas ce que je semble être) ne doit pas primer sur la réalité biologique, pas plus que l’hypertrophie des sensibilités, que dopent les réseaux sociaux, à la souffrance et à l’injustice. Pourtant, les acteurs de la science ne sont pas immunisés contre les pressions sociales. L’auteur – qui propose des schémas en franglais (« Science and Médicine attaquées ») placés en fin d’article – se risque même à comparer le wokisme avec une « psychose collective » en citant Carl Jung pour qui le plus grand danger pour l’homme est constitué par l’homme lui-même car
il n’existe pas de protection adéquate contre les épidémies psychiques, qui sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes naturelles.
Dans une prochaine notule, nous verrons comment le professeur et praticien Joseph Ciccolini applique ce questionnement au cas spécifique de l’oncologie clinique. À suivre !
Longtemps, avant Disney, Netflix fut le parangon de la culture visuelle wokocompatible. Il serait temps de rendre à Arte ce qui lui appartient aussi, en constatant que les dernières séries mises en ligne sur son site, fin mai 2025, suivent scrupuleusement la règle de communautarisation, associée ou non à la victimisation, qui caractérise l’essentiel des productions à l’ère woke. En effet, le wokisme exige de voir le monde à travers le prisme des minorités, avec deux options :
trouver les siens donc sa cause à défendre contre l’oppression du mâle blanc cisgenre ; ou
se reconnaître, éclaboussé de honte, dans la description archétypale du mauvais bougre afin de faire contrition puis de s’empresser de déconstruire sa posture systémique de dominant raciste et sexiste.
Comme l’arbre exsude sa résine, les pitchs des quatre séries récemment diffusées par Arte exsudent la communautarisation.
Small Axe propose de découvrir, « des sixties aux eighties, les luttes de la communauté noire de Londres pour ses droits dans un pays raciste ».
Le Prix de la paix revient sur « l’attitude douteuse de la Suisse après la Seconde Guerre mondiale » pour « lever un voile sur le passé » (l’axe de la repentance autour de la Seconde Guerre mondiale est l’ancêtre du wokisme).
Clan est « une comédie délicieusement immorale » où « quatre sœurs veulent liquider leur ignoble beau-frère » en faisant assaut d’un « humour 100 % féminin ».
Lost Boys and Fairies raconte le « parcours semé d’espoir et de doutes » d’un « couple gay de Cardiff » qui « entreprend des démarches pour adopter un enfant » au long d’une « poignante minisérie ».
Cette mainmise de la charte tacite recensant les bonnes pratiques de la wokocompatibilité ne s’en tient pas au domaine culturel. Selon les auteurs de Face à l’obscurantisme woke, ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, elle touche aussi la science en général et l’université en particulier. Ainsi, Nicolas Weill-Parrot s’intéresse au procès de la science occidentale dans un article associant « wokisme, constructivisme et obscurantisme ». Amateur de mots en -isme, il y dénonce le « relativisme » qui voit dans « tout énoncé scientifique une construction élaborée par un jeu multiple et complexe de rapports de domination ». Le préfixe « dé » s’imposerait donc aux wokophiles scientophobes : il leur – partant il nous – faut
déconstruire,
démascuniliser et
décolonialiser
les connaissances pour, enfin, « faire le procès de l’hybris de l’homme occidental » et assez complexer l’Occident afin qu’il devienne « hypercritique de lui-même ». Leonardo Orlando prend alors le relais de son collègue pour défendre les théories de l’évolution en s’offusquant de voir « l’université contre Darwin ». Pour un lecteur pas hyper au fait des polémiques auxquelles l’auteur se réfère, l’article paraît assez confus. On comprend qu’il s’agit de « protéger la société des dangereuses lubies antibiologiques fabriquées aujourd’hui par l’université » (on n’a pas grand mérite, c’est écrit noir sur blanc), mais
pourquoi,
en quoi et
dans quelle mesure concrète, exemple à l’appui,
l’évolutionnisme doit-il infuser toute pratique de science sociale ou non sociale, et, enfin,
par qui,
par quelles méthodes,
jusqu’à quel point
en est-il empêché, ça, mystère. Aussi la charge contre « les platistes de la sociologie » tombe-t-elle, et ça fera plaisir aux susnommés, complètement à plat. Au lieu
d’illustrer,
de raisonner,
de démontrer,
l’auteur se contente d’affirmer, quitte à se contredire quand il annonce que, « confrontés à la théorie de l’évolution, les fables [des méchants] s’écroulent comme des châteaux de sable », ce qui relativiserait quand même hyper vachement leur danger, n’eût été ce refrain que les évolutionnistes n’ont plus leur place dans le débat scientifique. Sa conclusion : « Aujourd’hui, les universités constituent des monocultures idéologiques » incapables d’accepter le débat. Cette autovictimisation d’un auteur publiant son article aux PUF, ce qui est une forme d’exclusion scientifique assez acceptable, aurait sans doute mieux résonné avec
des faits,
des exemples et
des constatations
concrets. Le docteur Andreas Bikfalvi – qui n’a pas droit à sa minibio en fin d’ouvrage, contrairement à la plupart de ses collègues – nous attend à la prochaine notule pour évoquer l’impact du wokisme sur « la pratique biomédicale ». À suivre, donc !
Étalon-mètre du wokocompatible, l’intérêt culturel de M le magazine du Monde se focalisait le 17 mai 2025 sur trois objets – deux livres et une exposition. Leur contenu n’étonnera pas ceux qui ont feuilleté les six précédents épisodes de la présente chronique. Le premier encense Promesse de Rachel Eliza Griffiths, compagne de Salman Rushdie, un peu pour sa dimension people, beaucoup parce que ce livre est une « évocation de la condition noire aux États-Unis », une « Histoire ponctuée de violences » :
victimisation,
communautarisation et
sous-jacent accusateur anti-Blancs
sont au programme. Le second livre évoqué est Intérieur nuit de Nicolas Demorand, vedette de France Inter donc très wokocompatible par profession, qui « a permis de libérer la parole autour d’un mal stigmatisé », en clair de « déstigmatiser la maladie mentale ». Les termes-clefs sont sans ambiguïté : « déstigmatiser » et « libérer la parole » sont les fonctions woke par excellence à l’aune desquelles les critiques ont légitimité à jauger un objet culturel. Le troisième coup de projecteur artistique salue le travail de Maria Abranches, qui a photographié Ana Maria Jeremias, une « immigrée congolaise » à travers l’histoire de laquelle est narré le « destin de milliers de femmes rendues invisibles dans une société encore marquée par son passé colonial » dont l’Histoire s’arrête il y a soixante-cinq ans. Là encore, les étoiles des hashtags sont alignés :
femmes invisibilisées,
immigrés victime de la colonisation, et
exemplum permettant de cerner une communauté.
Deux remarques sur ces éléments. D’une part, on aura noté la pulsion communautarisante, c’est-à-dire la nécessité très woke de fomenter des communautés de victimes, en l’espèce
les Noirs américains,
les malades mentaux,
les immigrées qui, paradoxalement, souffrent d’une colonisation – sans l’avoir connue – tout en venant s’installer chez d’ex-colons.
D’autre part, on aura compris que ces objets culturels ont toute légitimité à aborder de tels sujets ; mais la question qui se pose est liée à l’exclusivité du prisme culturel choisi par l’hebdomadaire. Or, voilà bien le sujet de Face à l’obscurantisme woke, ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, moins « qu’est-ce que le wokisme ? » que « comment penser – et se positionner face à – l’obscurantisme qu’est ce prisme exclusif du wokisme ? ». « Sciences sans conscience », la deuxième partie du recueil, observe que le wokisme conduit certains savants à tenter de « substituer à l’étude
de la nature,
de l’anatomie et
de l’évolution,
une série de dogmes aberrants », du type « le sexe n’existe pas ». L’étonnement est grand de constater que « ce mouvement, issu des sciences humaines [qui,n’ont souvent de scientifique que le nom pompeux] a atteint les sciences dures ». Avec une rigueur appréciable, Samuel Fitoussi est le premier à s’avancer sur ces terrains minés pour examiner le « biais du supporteur » et le « risque d’institutionnalisation du mensonge ».
Le biais du supporteur, que nous avons évoqué tantôt, conduit le fan à interpréter le déroulement d’un match – par exemple – selon ses convictions. À chaque décision, des millions de Français peuvent juger que l’arbitre est hostile aux Bleus, peut-être parce qu’ils sont noirs, alors que d’autres millions de zozos jugeront que leur équipe est désavantagée par l’arbitrage, peut-être parce qu’ils sont blancs. Le principe est simple : ceux qui adhèrent à une cause ne voient pas les mêmes images que ceux qui n’y adhèrent pas.
À ce biais s’ajoute la facilité du syllogisme. Samuel Fitoussi en donne l’exemple suivant : « Tous les insectes ont besoin d’oxygène. Or, j’ai besoin d’oxygène. Donc je suis un insecte. » En d’autres termes, les a priori idéologiques impactent tant l’objectivité que la logique. C’est ce que l’auteur rassemble sous le syntagme de « raisonnement motivé », où « le raisonnement est le produit de la conclusion » et non l’inverse.
Sans évoquer explicitement le wokisme, Samuel Fitoussi tente de déterminer comment ces biais peuvent amener à une « polarisation toujours croissante », c’est-à-dire à une objectivité de plus en plus subjective qui me rapproche de ceux qui pensent comme moi, donc m’éloigne de plus en plus de la réalité. Portés par notre conviction, « nous pouvons rationnellement adhérer à des idées de plus en plus fausses ». Ce qui ressortissait de « légères différences d’opinion » se retrouve « décuplé avec le temps ». Sots d’emblée ou aveuglés à mesure de leur engagement (puis découragés de virer leur cuti de peur de reconnaître des erreurs), « les gens investissent leur QI dans la défense acharnée de leur propre cause, pas dans l’exploration complète et impartiale d’un problème ». C’est d’autant plus grave que, « plus on est intelligent, plus on est persuadé d’être immunisé contre les biais cognitifs ». Disons-le tout rond : plus on est intelligent, plus on a de chances d’être con.
Néanmoins, l’affirmation peut être modulée « selon qu’il s’agit d’une croyance ou d’une conviction ». Les croyances sont vérifiables (je crois que les roses sont forcément roses, vu leur nom, mais je peux constater que non) ; les convictions ne le sont pas (si j’affirme que « tous les hommes naissent libres et égaux », je pourrai bien constater que, ben nan, carrément pas, ce constat aura peu de chance d’affaiblir ma conviction). Quel rapport avec les sciences sociales, sujet officiel de l’article ? On entre ici dans la partie la moins convaincante du papier. Sans clairement étayer son propos, Samuel Fitoussi affirme que, à l’université, « on encourage de plus en plus les étudiants à lier leurs opinions à leur identité » notamment pour forger « une nouvelle identité sociale, celle de victime d’une société systémiquement raciste ». De la sorte, la fac transforme des opinions en savoir.
Pour évaluer la pertinence de cette affirmation corrosive, on aurait d’abord aimé que l’auteur creusât davantage cette question, au-delà de l’exemple non sourcé des fat studies. On aurait ensuite aimé des exemples précis et réels permettant de vérifier si et jusqu’à quel point l’université est ce que décrit le « consultant », id est une terre de wokistes prêchant des convaincus et obligeant les étudiants réticents à adopter cette posture idéologique pour obtenir leurs diplômes, en espérant qu’ils conserveront leur nouveau biais une fois le précieux sésame obtenu. Enfin, on aurait aimé que les deux tiers du chapitre consacrés à des observations psychologiques stimulantes fussent davantage soucieux de s’appliquer à l’analyse du triangle que forment
wokisme,
sciences sociales et
université,
ici à peine esquissé à grands traits. Espérons que Nicolas Weill-Parot se dépatouillera autrement avec ce sujet complexe – c’est ce que nous examinerons dans une prochaine notule.