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Nicolas Horvath à la Philharmonie de Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

Les habitués de ce site le connaissent essentiellement pour son activité de pianiste – ses disques et concerts ont fait l’objet de onze notules spécifiques dans ces colonnes. Il est d’ailleurs sur le point de donner coup sur coup – enfin – ses deux premiers récitals parisiens de 2022 à la salle Colonne, justement – le 20 février autour de la musique de Joe Hisaishi, et le 27 autour de la musique de Philip Glass.
C’est pourtant un autre projet que Nicolas Horvath est venu évoquer lors d’un entretien à bâtons rompus : la parution des Dix-sept préludes à la nuit noire qu’il a composés. Quelle vision a-t-il de la composition électro-acoustique ? Sa technique de création a-t-elle évolué au fil du temps ? Quel rapport se noue entre son travail d’interprète et son œuvre de création ?
En cinq épisodes, l’artiste nous invite à plonger sans filet dans les mystères de la musique électro-acoustique en général et de sa musique électro-acoustique en particulier. Bienvenue dans le cerveau vertigineux d’un homme de l’art complexe, singulier et passionnant !

1. Géologie des préludes

2. Identité du compositeur
3. Dissection de la composition
4. Architecture de la musique
5. Éloge de l’écoute
6. Bonus

Si une composition était l’un des derniers icebergs encore susceptibles de rappeler un navire de croisière à un peu de modestie, les Dix-sept préludes à la lumière noire de Nicolas Horvath n’en seraient que la partie émergée. En écoutant l’œuvre, nous entendons une musique unie, finie, définie aussi. En réalité, cette apparente horizontalité cèle une puissante verticalité car la musique de Nicolas Horvath se construit lentement, avec obstination, à coups d’essais et retouches. Dans ce premier épisode, le créateur nous guide dans le palimpseste qui se cache derrière les Préludes et, ce faisant, nous en dévoile quelques secrets insoupçonnables…

 


 

« Je viens de l’underground »

 

Bertrand Ferrier – J’avais prévu d’ouvrir notre échange avec des questions d’emblée très profondes, au moins. Hélas, je sens que notre entretien commence mal.
Nicolas Horvath – Pourquoi ?

J’ai vu ton regard : tu es choqué de constater que, aujourd’hui encore, des hurluberlus enregistrent des entretiens avec des dictaphones…
Ha, non, aucune chance que je sois choqué par ça ! Il ne faut pas oublier que je viens de l’underground. On faisait notre musique avec deux francs six sous, donc ce n’est pas une question de moyens qui va m’impressionner… D’autant que, tu sais, il y a quelque chose que l’on apprend au conservatoire, quand on est en classe d’électro-acoustique – quelque chose que l’on n’apprend pas en classe de piano : la débrouille. Quand tu es en électro-acoustique, c’est toi qui mets les câbles, c’est toi qui mets les enceintes, c’est toi qui mets la table de mixage, puis c’est toi qui enlèves la table de mixage, c’est toi qui enlèves les enceintes et c’est toi qui enlèves les câbles ; et ça, pour remettre l’ego à sa juste place, c’est génial.

En piano, les habitudes sont différentes. Le pianiste est l’instrumentiste-roi par excellence !
Évidemment, on n’est pas sur le même projet ! Quand tu entres en scène, tout doit être bien, avec ton p’tit rond de serviette placé comme il faut, à sa place, selon ce que tu as exigé. Très vite, on te donne du « maître ». En électro-acoustique, tu redescends direct de quelques étages. Si tu veux que quelque chose se passe, tu fais tout de A à Z, depuis le début.

Sous-entends-tu que les pianistes devraient tous suivre un cursus d’électro-acoustique ?
Haha ! Je vais parler pour moi, ça sera bien suffisant ; et, pour ma part, suivre ces deux voies m’a bien aidé à garder les pieds sur terre… même si ça m’a aussi apporté de quoi décoller !

Cette double tension entre terre et ciel illustre ta propension au paradoxe voire à l’oxymoron – tes Préludes à la lumière noire le martèleraient si nécessaire. En effet, tu es

  • pianiste et compositeur,
  • concertiste et roi de l’underground dark ambient,
  • virtuose d’une grande précision (ainsi qu’il sied à un virtuose) et passionné d’expérimentations incitant aux
    • essais,
    • erreurs,
    • reprises,
    • ravaudages,
    • permutations,
    • coutures, etc.

Pourtant, cet enregistrement paraît beaucoup plus logique que paradoxal.
Pourquoi diable ?

Ne te présentes-tu pas comme compositeur électro-acoustique avec un premier disque déployant le début par excellence : des préludes ?
Non et oui. Non, parce que ce disque n’est pas mon premier disque en tant que compositeur électro-acoustique. J’ai déjà publié des enregistrements sur un label des pays de l’Est. Mais oui, c’est quand même un peu un début dans la mesure où ces productions ont reçu, disons-le, un écho très discret.

… et c’est aussi un début parce que les amateurs de précision noteront que ta trilogie Lovecraft, que l’on retrouve sur ton site, était signée N. Horvath. Pas encore Nicolas Horvath !
Tu te noies dans les microdétails ! D’autant que Demerara, un label anglais, avait sorti un album en digital du nom d’Acedia – on peut toujours le trouver sur les plateformes de streaming [https://youtu.be/bQmOCBPQve8]. Et puis, il y avait aussi ces pistes que je présentais à l’occasion d’entretiens sur de belles antennes comme France Musique, la RTS ou la BBC. Donc le matériau était là, mais le piano a été tellement chronophage que j’ai un peu mis cette activité en retrait.

 

 

 

 

« Le pessimisme de Cioran, ça me parle »

 

Ces Préludes portent la trace d’un travail sur le long terme. La faute au piano, qui était la raison de ta venue à Paris…
En effet, je suis monté de Monaco pour parfaire mes études de piano – et elles m’ont pas mal occupé…

On reviendra sur le choc que cela t’a causé. Néanmoins, même quand tu étais à fond dans le perfectionnement de ta technique, tu n’as jamais abandonné ton projet électro-acoustique ; et, aujourd’hui, it may seem as a new beginning !
Il ne faut pas reconstruire l’histoire. Ces pièces s’appellent « Préludes » parce que j’en ai présenté un certain nombre à la radio, en guise de carte de visite pour ainsi dire, en profitant de leur grand avantage : beaucoup d’entre elles sont courtes. Or, quand tu es invité en tant que pianiste, on veut bien parfois que tu passes ta musique, mais à une condition – qu’elle soit courte. Parmi les Dix-sept préludes à la lumière noire, certains durent quarante secondes, d’autres dix-sept minutes. Cela permet de rassembler un condensé de pas mal de mes expérimentations en faisant un clin d’œil assumé à Chopin, et en profitant du terme « prélude » qui laisse bon nombre de portes ouvertes au niveau de la forme. De plus – je l’ignorais quand j’ai composé ces pièces –, à la base, préluder, c’était improviser ; et cette pratique correspond bien à ma vision de la musique expérimentale.

Tu auras remarqué que cela ne répond pas à ma question qui portait sur ta conception du prélude. Donc je la repose : qu’est-ce qu’un prélude, pour le compositeur Nicolas Horvath ?
Bah, tu dois te douter que si je n’ai pas répondu, c’est peut-être parce que je n’ai pas de réponse ferme et définitive à t’apporter ! Toutefois, je peux te préciser que, quand j’ai entamé ce projet de publication, je voulais commencer par le commencement, c’est-à-dire non pas par les préludes, malgré leur appellation, mais par mes œuvres de jeunesse, celles que j’ai écrites quand j’avais la vingtaine. Au fil de ma réflexion, j’ai pensé que ce serait plus intéressant – pour les mélomanes qui suivent mon travail ou pour les curieux de musique contemporaine – de découvrir en première intention des œuvres plus abouties, puis de descendre le fil et de découvrir le matériau qui a permis la germination de ces pièces. C’est donc manière de hasard si on commence par les Préludes.

À l’origine des origines, ces préludes n’étaient pas non plus le cycle unique qu’ils sont devenus.
Exact, j’avais envisagé d’écrire un binôme où il y aurait eu ces dix-sept préludes et un ensemble nommé Vingt-quatre préludes électro-acoustiques. Je n’ai pas eu le temps de mener ce projet-là à terme.

Seuls sont donc apparus les Dix-sept préludes à la lumière noire
Ce n’était pas le titre prévu initialement. Le projet vient d’une collaboration interrompue avec un groupe de synth ambient allemand. À l’époque, j’avais façonné cinq préludes à la lumière noire. Ça me correspondait bien. Alors, je lisais beaucoup Cioran. Son pessimisme me parlait profondément. En 2011 ou en 2013, j’ai voulu continuer le cycle mais, en le construisant, j’ai fini par en exclure les pièces que j’avais composées au préalable. De même, à l’origine, j’y avais introduit des pièces composées quand j’étais au conservatoire de Pantin, dans la classe de Christine Groult. En préparant le remastering, fin 2021, je me suis rendu compte que quelques pistes présentaient des défauts, parmi lesquels des saturations. Par conséquent, j’ai été amené à enlever certaines pistes. À l’inverse, d’autres pièces, jamais sorties sous le nom de Dapnom – à l’origine de mes créations électro-acoustiques –, ont été intégrées dans le cycle. Enfin, j’ai revu l’ordre de certaines pièces, de sorte que ce qui sort aujourd’hui est une seconde version des Dix-sept préludes à la lumière noire !

 

 

 

 

« La narration est essentielle »

 

En somme, à mesure que tu retravaillais le cycle, tout ou presque a changé, sauf le nombre de dix-sept préludes.
Ce nombre s’est imposé presque seul. Je me souviens que, en allant à une émission de la BBC, j’avais créé le quatorzième numéro ; puis, lors d’un passage à « Tapage nocturne », une émission de France Musique, j’avais apporté le dix-septième prélude, et j’avais annoncé que c’était le dernier du cycle. Or, je n’aime pas revenir sur ma parole. Dès lors, j’avais scellé l’histoire d’un cycle qui, à ce moment-là, ne dépassait guère les cinquante minutes.

Désormais, le cycle pèse soixante-treize minutes. Comment a-t-il enflé de vingt minutes ?
J’ai beaucoup retravaillé certaines structures. C’est quelque chose que j’ai appris grâce à mes montages et à tout le travail effectué depuis plus de dix ans. Mon expérience musicale m’a montré à quel point la narration est essentielle. J’ai aussi appris que ça vaut la peine de remettre en cause le discours que l’on tient musicalement, si l’on s’aperçoit que l’on peut être plus clair, plus efficace ou plus pertinent. Aussi ai-je retravaillé certains matériaux.

Tu cherchais plus de lisibilité – ou d’audibilité ?
Parfois oui, parfois non, au contraire ! Il m’est arrivé de déplacer tel ou tel segment pour renforcer la lisibilité, la cohérence, l’évidence de tel ou tel enchaînement. Cependant, il m’est aussi arrivé de créer des surprises là où se prélassait une logique trop prévisible. En électro-acoustique, le cousu-de-fil-blanc, le figé, le préfabriqué, il faut le fuir à tout prix. C’est ainsi que, à force de retravail sur la structure, j’en suis arrivé à soixante-treize minutes.

Alors que, à l’origine, ton retravail portait essentiellement sur les morceaux, il a affecté en profondeur la structure même du cycle.
En effet, et cela me sied. Je trouve que l’ensemble de l’édifice est plus cohérent. Les préludes s’enchaînent mieux. L’écoute me paraît beaucoup plus agréable, même si “agréable” n’est sans doute pas le terme le plus indiqué ! Aujourd’hui, je crois que l’on peut mieux comprendre ce qui se trame dans mes Préludes, que l’on soit ou non un habitué de la musique électro-acoustique.

Comment positionnes-tu les Dix-sept préludes par rapport aux six Tapes Years, reprenant certains de tes essais électro-acoustiques liminaires – et disponibles à la vente sur ton site ?
Les Préludes sont dans la continuité des Tapes Years. Les Tapes Years témoignent d’expériences de vie que chaque composition nouvelle actualise. Ils forment un socle, un terreau sur lequel a germé mon travail actuel. Mon rapport à la composition n’a pas changé. Autant je peux retravailler certaines pièces à maintes et maintes reprises, autant la substance de mon labeur reste inaltérée.

 

 

 

 

« L’électro-acoustique a toujours eu un effet cathartique sur moi »

 

Pourrais-tu essayer de définir ce substrat qui féconde ton œuvre de compositeur ?
Oui, car il ressortit de mon intimité la plus intime ! Pour moi, la musique en général et la musique électro-acoustique a toujours eu une fonction cathartique. J’ai commencé à m’entremettre dans ce type de composition – ou plutôt, j’ai développé cette activité – quand Bruno-Léonardo Gelber est devenu mon maître pour le piano. En gros, il m’a dit : « Écoute, mon p’tit coco, arrête les gros morceaux, arrête les concours, arrête les concerts. » Et il m’a collé avec son assistante pour travailler Les Heures du matin de Carl Czerny et les exercices de Marguerite Long. Tu imagines le choc ?

Tu es passé de jeune premier monégasque à pianiste plus que moyen perdu dans la capitale, c’est ça ?
Mais complètement ! Ma vie s’écroulait. Je croyais que, par le piano, j’allais me sauver, grandir, m’échapper de moi-même. Et là, boum, j’apprends que, en fait, non, je joue pas mal pour un amateur – pour un amateur seulement. Pour un pianiste de métier, faudra repasser, je n’ai pas les bases. Ce n’est pas encore perdu, mais c’est loin d’être gagné.

Quand tu dis que tu voulais t’échapper de toi-même, tu te réfères à tes origines familiales ?
Entre autres, oui. Parfois, certaines personnes disent, avec un sourire entendu : lui, il vient de Monaco, et…

Tu auras du mal à le nier : tu es né Monégasque !
Certes, mais pas au sens où l’entendent les clichés. Ma famille, c’était pas la jet-set, c’était la classe ouvrière. Vraiment. Des ouvriers de chez Ouvrier ! Une génération plus tôt, chez nous, on travaillait dans les champs. Une génération plus tard, on bossait en usine. Face à cette fatalité – qui n’a rien de honteux, mais rien de transcendant non plus, reconnaissons-le –, la musique a toujours été, pour moi, un moyen d’expression pour m’élever, m’accomplir et ne pas rester tanqué là où je suis à l’instant T. Or, voilà que, pour mon bien, on m’interdit de m’exprimer avec la musique tant que je n’aurai pas tout repris à la base !

Dès lors, puisque tu n’avais plus le piano pour t’exprimer, tu t’es réfugié dans l’électro-acoustique…
Il y a de ça. En tant qu’interprète, j’ai vécu des années plus que très dures. Je passais ma vie à pratiquer ma technique à une intensité que tu peinerais à imaginer ! D’accord, les « études » que je montais sans cesse sont indispensables pour pouvoir, ensuite, s’exprimer, mais elles sont et doivent être le degré zéro de l’expression artistique. Partant, pour moi qui croyais que la musique était un moyen d’expression, j’avais abandonné l’idée que le piano serait un médium ad hoc. J’ai dû trouver autre chose.

L’électro-acoustique.
Précisément.

 

 

 

À suivre !