Kate Brown, “Plutopia”, Actes Sud

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Détail de la première de couverture

 

Voilà un livre passionnant, peut-être pas tant par son sujet, pourtant captivant, que par l’art qu’a son auteur de le traiter – écho à une questions structurelle : un livre est-il puissant en soi ou en ce qu’il suscite de réflexions collatérales chez son lecteur ?

  • Publié en anglais il y a plus de dix ans,
  • un peu remanié pour l’occasion,
  • efficacement traduit par Cédric Weis chez Actes Sud (2024, 450 p.) en dépit de pulsions sporadiques mais grotesques poussant le passeur vers une écriture inclusive du plus vilain effet,

l’ouvrage raconte en parallèle la construction de deux villes chargées d’absorber les travailleurs envoyés à la mort pour transformer le plutonium en bombe atomique – des villes nouvelles, associant plutonium et utopie : des plutopies. Sur le grill, une ville aux États-Unis où l’on invente le mécanisme ; et une ville en URSS où on copie le projet comme le processus. On pressent à présent le génie du projet brownien…
Le lecteur mal formé regrette-t-il de se perdre parfois faute d’une présentation simple de la progression scientifique et industrielle conduisant de l’atome à la bombe ? Peut-être, mais l’essentiel de ce qui nous a happé n’est pas là. Le plus ébouriffant est double et se situe,

  • d’une part, dans la description du traitement des travailleurs que, inconsciemment d’abord, très vite consciemment, les puissants exposent à des doses de poison encore plus redoutables qu’une phrase d’Aya Nakamura tombant dans l’esgourde d’un être sensé (si, c’est possible) ;
  • d’autre part, dans le rapport qu’entretiennent gouvernants et simples humains, il faut bien distinguer ces deux castes,
    • à la liberté personnelle,
    • à l’efficience individuelle,
    • aux collectivités
      • (recluses,
      • communautaires,
      • bientôt choisies puisque subies) et
    • au sens de la vie.

Sans souci

  • de fictionniser,
  • de jouer du trémolo ou
  • de mettre en scène ses récits alla Hollywood,

Kate Brown nous plonge dans l’horreur de l’URSS,

  • ses semi-goulags,
  • ses hivers,
  • sa misère, et
  • son immonde cruauté ;

et elle nous stupéfie itou en décrivant les turpitudes des États-Unis davantage au nom du business que de la nation, ce prétexte à dollars, via

  • le contrôle des populations,
  • la ségrégation sans fard,
  • le mépris de classe,
  • la puissance des profiteurs privés et
  • le sacrifice des ouvriers (mais pas que) par les institutions politiques, militaires et entreprenariales – difficile de cloisonner ces trois grouillements de profiteurs sans scrupule.

Le saisissement éprouvé à la lecture pourrait s’arrêter là. Pourtant, tout en s’en tenant à des faits sourcés de manière têtue, l’auteur va plus loin : elle compare et s’étonne. Elle s’étonne notamment

  • de la relative souplesse initiale de l’expérience soviétique – relevant davantage, on s’en doute, de la maladresse, aussi improbable que cela semble, et, surtout, du manque de moyens que de la coolitudeversus la rigueur impitoyable des États-Unis ;
  • de la capacité de l’humain à troquer un travail pénible et délétère contre « un logement et des saucisses » ;
  • de la défense sans conscience – par des démocrates américains affirmés – de la « dictature bienveillante » en vigueur à Richland ;
  • de la tendance ironique de la middle class à enfoncer les « autres » (surtout les noirs, boucs de l’époque), fussent-ils indispensables, au prétexte de former communauté – une communauté vouée à s’enfoncer dans une contamination dramatique avant de la répandre sur d’autres, mais une communauté ;
  • de la tentative soviétique, par l’intermédiaire de Beria, de promouvoir une méritocratie sonnante et trébuchante tandis que, aux États-Unis, en contrepartie d’une vie reconstruite dans un trou perdu, les habitants de Richland aspiraient, eux, à l’uniformité sociale (du moment qu’elle les plaçait au-dessus des autres, quand même, faut pas déconner).

Bref, l’auteur s’étonne

  • de l’horreur instantanée (l’exposition de milliers de salariés à une substance mortelle), commune aux deux régimes,
  • de l’horreur programmée (l’histoire ne peut pas bien finir,
    • ni pour les travailleurs,
    • ni pour les victimes des essais atomiques,
    • ni pour le monde où prolifère cette cochonnerie) et
  • de l’horreur conscientisée (la souffrance des autres est une donnée assumée par l’État en URSS et, aux USA, avec l’aval de l’État par les grandes entreprises aux bénéfices que les tensions internationales ne cessent de doper).

In fine, Kate Brown nous secoue en nous démontrant, sans jamais forcer le trait, que nous vivons tous dans manière de plutopies pouvant combiner les caractéristiques des deux modèles opposés et complémentaires. En somme, ce qui nous a étonné dans son livre, par ex. la capacité des puissants de duper et des glandus comme nous de se laisser tendrement duper, nous étonne des autres mais ne nous étonne pas de nous. La spécularité du propos fait de Plutopia. Une histoire des premières villes atomiques un volume

  • ambitieux par l’information rassemblée,
  • magistral par le sérieux de la synthèse, et
  • vertigineux grâce à la clarté de l’exposé…

même si être exposé aux radiations, bref. Cette secousse-ci est

  • accessible à tous,
  • stimulante pour chacun, et
  • d’une spécularité qui nous renvoie, par-delà une double expérience historique exceptionnelle, à nos propres
    • compromissions,
    • lâchetés et
    • aveuglements.

À nous, en somme.