Les grands entretiens – Nicolas Horvath 4

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Nicolas Horvath, Debussy de la Lorette en Cornouailles et des gens, lors d’une performance à Misy-sur-Yonne. Photo : Bertrand Ferrier.

 

En cinq épisodes, à l’occasion de la parution de ses Préludes à la lumière noire, Nicolas Horvath nous invite à plonger sans filet dans les mystères de la musique électro-acoustique en général et de sa musique électro-acoustique en particulier. Bienvenue dans le cerveau vertigineux d’un homme de l’art complexe, singulier et passionnant !

1. Géologie des préludes
2. Identité du compositeur
3. Dissection de la composition

4. Architecture de la musique

5. Éloge de l’écoute
6. Bonus

Comment se construit un cycle, dans son unité et sa diversité, sa compacité et ses irrégularités, ses sauts et gambades ? Nicolas Horvath décrypte pour nous l’art de manigancer 73′ de musique qui se tiennent sans peser…

 

 

« Dans les préludes, mon moi émerge »

 Bertrand Ferrier – Après avoir ausculté l’intérieur de ta musique, peut-être est-il temps d’en contempler l’extérieur – j’entends par-là la structure. Ainsi, on a parlé de l’incomplétude des dix-sept préludes au lieu des vingt-quatre attendus ; mais on n’a pas encore évoqué sa trop-complétude : dix-sept préludes, c’est beaucoup et c’est long ! Certes, l’avantage de ce temps long est de permettre à l’auditeur de profiter, notamment

  • de l’énigmaticité de la chose,
  • de ses nombreux mystères insaisissables lors d’une première écoute,
  • de ton goût pour la narrativité et les surprises,
  • de ton travail sur la texture des sons et les ruptures de rythme,
  • de ton penchant pour les contrastes – de genre, de durée – et
  • de la jubilation que tu sembles éprouver à effrayer le chaland…

Pour autant, as-tu pensé l’ensemble – avec tous les cahots que l’on a évoqués : ce que tu n’as pas pu mettre, ce que tu as enlevé, ce que tu as reconfiguré –

  • en tant qu’ensemble (en tressant des fils rouges donc en préparant
    • des ruptures,
    • des discontinuités et
    • des effets d’étrangeté voire d’incongruité) ou
  • en tant que collage de morceaux aux frictions ou redondances assumées ?

Nicolas Horvath – Au début, clairement, je savais qu’il y aurait plusieurs préludes, mais je n’avais pas une vision définitive de ce que cela deviendrait. Aujourd’hui, à mes yeux et à mes oreilles, les Préludes à la lumière noire forment un ensemble cohérent, surtout depuis que j’ai refait le mastering. À cette occasion, j’ai vraiment réalisé un travail de fond. J’ai aussi revu l’ordre des pistes. J’ai cherché un équilibre structurel entre

  • les formes,
  • les intensités,
  • les moments plus calmes,
  • les rappels et
  • les différences de construction pour éviter que l’on ait deux plans identiques l’un après l’autre.

J’ai eu une approche quelque peu symphonique de l’écriture, dans la mesure où j’assume

  • des développements thématiques,
  • des sortes de leitmotivs (si on peut appeler ça ainsi),
  • des récurrences de sons, etc., en somme : une cohérence.

Il y a aussi une constance sur laquelle je tiens à revenir, c’est ton plaisir de faire peur à ton auditeur.
Tu trouves ?

Bah quand même ! Comme on ne dit pas en musicologie, dans ta musique, y a des moments hyperflippants !
Pourtant, je ne cherche pas à faire peur. Ce que tu entends, c’est ce que je ressens. Comme je te disais, c’est mon moi qui émerge. Au moment où j’ai composé ce morceau, j’ai écrit ce que j’avais à l’intérieur. Ce sont mes doutes, mes failles, ma détresse et mes joies parfois ; mais je reconnais que l’on peut entendre çà et là mon effroi.

De quoi étais-tu effrayé ?
Artistiquement, de tout. De moi aussi. De mon avenir. De voir que tout ce que j’avais imaginé s’effondrait. Ces musiques, j’en ai composé une première version avant que le piano ne décolle. Il y avait de quoi être effrayé, crois-moi !

D’un point de vue matériel ?
Pire : plutôt d’un point de vue existentiel. Je ne dirais pas que j’ignorais ce que je fichais là, plutôt que j’avais l’impression de ne pas être à ma place. Il faut contextualiser, voir ça avec le regard du petit minot de vingt ans qui a tout à apprendre de la vie. J’ai composé jusqu’à mes trente ans, et j’assume de dire que c’était une période très noire de ma vie. Je ne vois pas pourquoi je le cacherais : j’étais en dépression, au sens clinique du terme ; et cette période extrêmement noire s’est terminée avec la mort de quelqu’un.

 

 

 

 

« Ma musique n’est pas une thérapie »

 

On en revient aux paradoxes que l’on évoquait dans le premier épisode de cet entretien comme te caractérisant : si je comprends bien, c’est la mort qui t’a remis sur le chemin de la vie.
Oui, je voyais ça ainsi, quand c’est arrivé.

Ce qui a précédé – et contribué à inspirer tes compositions –, c’est pour partie ton impression d’avoir déchu. Tu étais bien installé à Monaco…
J’étais même une petite star locale. Je jouais pour tout le monde. J’étais de tous les concerts. Je jouais devant tous les princes. Et tu sais quoi ? Je m’étais habitué à être une coqueluche. On s’habitue bien à ce genre de statut. Sauf que, en venant à Paris, je me suis pris une belle claque. Aujourd’hui, je peux dire que c’était bénéfique voire vital. N’empêche, sur le moment, quelle violence ! Quelle humiliation quand tu tombes de ton piédestal !

Avec le recul, tu estimes que cette « belle claque » a sauvé ta vie artistique ?
Oui, elle l’a sauvée doublement. D’une part, elle m’a inspiré ma musique et, d’autre part, elle m’a fait passer un cap indispensable par rapport au piano. Tu sais, dans les petites villes, on peut facilement devenir le roi d’un petit domaine, d’une cour riquiqui. C’est même pas que tu ne veux pas te rendre compte que tu règnes sur un timbre-poste, c’est plus grave : tu ne t’en rends pas compte. Tu n’as pas besoin de vouloir. Tu te berces d’illusions. C’est une chanson douce, lénifiante, hypnotisante, une berceuse très efficace, et je défie quiconque de ne pas aimer qu’on la lui fredonne. Néanmoins, c’est aussi une chanson incroyablement dangereuse. Le réveil est terrible. Quand tu croyais être au sommet et que tu découvres la réalité du niveau mondial, tu te rends compte illico que tu as intérêt de bosser.

Et pourtant, pendant un moment, bosser ne t’a pas suffi.
Malheureusement, j’étais très mal entouré. J’ai fréquenté les mauvaises personnes, du genre qui promettent la Lune et tiennent le caniveau. Bref, du genre qui t’humilie. Ça m’a marqué durablement. Même si ça ne change rien sur le moment, je savais que c’était d’une banalité crasse. On est beaucoup à s’être retrouvés fragilisés, donc à avoir été encore plus fragilisés par des personnes qui flairent ta fragilité et en profitent pour te rabaisser plus bas que terre. On est tous ou presque passés par là !

Comment, toi, t’en es-tu sorti ?
Il m’a fallu du temps. Déjà, j’ai dû accepter de faire un travail sur moi et, pour ça, accepter d’affronter un sentiment de gâchis. Ce n’est pas simple. Après, j’ai dû aussi accepter que j’avais de grandes failles que je devais comprendre. En effet, on ne guérit pas de ses failles, ce serait trop simple ; en revanche, on peut les intégrer pour vivre avec elles… à condition de les avoir comprises. Tant que tu ne les as pas comprises, tu peux partir dans beaucoup de directions, des mauvaises comme des bonnes, mais tu n’avances pas.

 

 

 

 

« À la longue, le vertige du vide devient rassurant »

 

Ta musique vise à saisir ce désarroi, cette ligne de crête entre constat de fractures et espérance de cautériser les béances ?
Ma musique n’est pas une thérapie, mais elle est composée à vif. Elle naît dans le contexte que je viens de décrire, donc elle se nourrit d’un moment où rien n’allait.

Pour toi, composer était une manière de faire quelque chose de positif avec un sentiment de vide ?
Non, c’était juste une manière de traduire en musique que rien n’allait. Pourtant, à cette époque, j’avais énormément d’élèves. Une année, j’en avais même quarante-huit – quarante-huit, tu te rends compte ? Quarante-huit élèves en cours particuliers, c’est beaucoup, ça fait des semaines trrrès longues, d’autant que ce n’était pas mon objectif ou ma fierté.

Ce succès pédagogique n’était-il pas satisfaisant ?
Il l’était d’autant moins que, en musique, il est rare que le quantitatif soit un critère valable.

Cette saturation ne t’a pas détourné de la pédagogie…
Non, mais le prof que je suis a retenu la leçon : maintenant, j’ai beaucoup moins d’élèves mais je suis plus heureux dans ma vie. In-com-pa-ra-ble-ment.

Quelle relation entretiens-tu donc, aujourd’hui, avec cette musique des jours sombres ?
Je la perçois comme une photographie sonore de ce qui me parlait à l’époque. Je reviens sur tes propos : ce n’est pas une musique qui cherche à effrayer l’auditeur. En revanche, elle parle de la façon dont je voyais le monde au moment où je l’ai composée.

Tes Préludes seraient une forme d’autofiction, mais sans fiction ?
Ils manifestent une réaction immédiate à ce que je vivais. Immédiate au sens fort : sans médiation. L’électro-acoustique s’y prête car c’est finalement un domaine très proche de l’art brut. Dans un premier temps, il n’y a pas de filtre. Après, le filtre, c’est la composition elle-même, la structuration – voilà ce qui distingue cette musique de l’art brut. Toutefois, le filtre que je pose a posteriori n’ôte rien au geste original ; et celui-ci, non, n’est rien d’autre qu’une mise à nu de mon moi de cette époque-là.

Peut-on rapprocher la récurrence de types de sons (métal, liquide, cloche…), au long des dix-sept préludes, d’un autoportrait en ondes ?
Il est certain que les sons récurrents contribuent à me définir, disons : à inscrire le compositeur dans la composition. Les sons qui reviennent de préludes en préludes sont ceux qui me parlaient le plus, qui étaient le plus en phase avec mes vibrations du moment… et avec celles que j’absorbais en écoutant les collègues. En effet, la scène expérimentale, que j’écoutais énormément, se caractérisait par un usage abondant de sons très stridents mimant l’aspiration vers le noir et le néant. J’étais complètement dans cette mouvance. Foisonnaient alors des projets bizarres, du type musique de Carpenter XXL, en mille fois plus dépressif ! Le danger, quand tu as mis l’oreille là-dedans, c’est l’escalade. Plus tu sens le vide, plus le vide te happe, plus tu crains le plein. Le vertige du vide est destructeur mais bizarrement rassurant et plaisant.

Par conséquent, ta musique n’est pas une astuce pour combler le vide ou ralentir la chute ?
Non, à cette époque, je n’avais aucune intention de m’extirper du puits sans fond. La musique disait ma chute, elle l’accompagnait. Si elle l’éclairait, c’était avec cette lumière noire que revendiquent les préludes. En physique, la lumière noire est celle qui absorbe les rayons lumineux. C’est une anti-lumière.

 

 

 

 

« Grâce à Glass, j’ai compris les rivières souterraines de l’inspiration »

 

À défaut de pouvoir voir cette lumière, comment faut-il écouter ta musique : d’un bloc, si on en a le temps, ou par petits bouts ? En définissant puis redéfinissant l’ordre des pièces, as-tu pensé aux deux formes de réception envisageables ?
Clairement – tu vois, tout n’est pas noir ! –, depuis la nouvelle version des Dix-sept préludes, j’ai pensé le tout comme un flux continu. Ça ne veut pas dire qu’il faut les écouter à la file : simplement que l’on peut risquer cette aventure. Normalement, ça ne devrait pas être trop ennuyeux. J’ai essayé d’y bosser. Ce nonobstant, chaque prélude peut s’écouter de façon séparée. D’une part parce que c’est ainsi qu’ils ont été composés : à la base, je n’avais pas un plan d’ensemble figé ; celui-ci s’est construit chemin faisant. D’autre part parce que ceux qui ont bénéficié d’une création radiophonique ont été diffusés seuls. Donc ce n’est pas une hérésie de choisir d’écouter l’un ou l’autre au gré du temps d’oreilles disponible… ou des envies aléatoires !

Certains préludes ont-ils été composés en contraste ou par opposition ?
Hum, les trois-quarts ont été composés de manière indépendante. Après, quand je les ai intégrés dans le cycle, ils ont pu subir quelques modifications pour que l’ensemble gagne en cohérence. Mais la cohérence peut venir non pas d’une volonté a priori (comme quand on compose une pièce en réponse ou en écho à un autre prélude) ou a posteriori (comme quand je retravaille une pièce pour l’insérer mieux dans le cycle) ; elle peut venir, simplement, d’une affinité que j’ai repérée entre deux ou trois œuvres. C’était le cas, par exemple, quand je sentais que des éléments étaient proches entre deux préludes. J’étais même surpris de découvrir ces similitudes car, quand j’étais dans la phase de composition, ça m’échappait à 100 %. Philip Glass a très bien expliqué le phénomène : il appelle ça les rivières souterraines de l’inspiration. C’est une très belle réponse à ceux qui disent avec une ironie pincée que du Philip Glass, ça ressemble beaucoup à du Philip Glass. Incontestablement, certaines pièces sont proches parentes, et le réflexe de nombreux critiques est de dire : « Ça va, il s’est pas trop foulé, sur le coup ! » Philip Glass ne nie pas ces similitudes. Il se contente d’expliquer que son auto-influence est accidentelle.

On parlait tantôt des récurrences sonores ou formelles qui constituent ta patte. Là, tu vas plus loin en suggérant que, comme Philip a pondu du Glass, Nicolas a pu composer du Horvath sans s’en rendre compte. Est-ce quelque chose que tu as été amené à moduler lors de la finalisation du cycle pour éviter la lassitude d’un auditeur vite rasé ?
En réalité, tu poses la question de l’équilibre. Que ces préludes ressortissent d’un même style global, c’est une évidence. Ils racontent la même histoire, ils ont été écrits par le même bonhomme, en proie aux mêmes tourments. Mais ils ne doivent pas la dire avec les mêmes mots. Il faut que les chapitres soient différents. Donc non aux « trucs » systématiques, et oui aux parentés – en constatant la proximité entre certains préludes du cycle et d’autres pièces que je n’avais pas incluses dans le lot, j’ai même décidé d’en intégrer certaines dans le cycle, précisément parce que je constatais qu’elles sonnaient bien ensemble… et qu’elles apportaient un autre éclairage l’une à l’autre. La connexité, la similitude, la proximité, ce n’est pas une question binaire qui affirmerait, d’un côté, que cela permet de définir le style du musicien ou que, de l’autre, c’est moyen parce que ça sent le copié-collé, la redondance, la facilité. Le travail de finalisation d’un cycle ressortit d’une précision, d’une finesse et d’une exigence qui subsument ce distingo sommaire. C’est une partie délicate de la composition, et j’espère ne pas l’avoir trop ratée !

 

 

 

 

« J’ai aimé composer une musique abstraite »

 

En somme, dans l’architecture finale de tes Dix-sept préludes, tu as tâché de concilier à la fois une double volonté de cohérence – que, parfois, tu es peut-être le seul à entendre, l’auditeur étant presque libre d’en définir d’autres – et de complémentarité.
Oui ! On ne peut pas présenter trois fois le même plat à l’auditeur. Une fois, c’est cool ; deux fois, t’as compris ; trois fois, woh, ça va bien aller !

C’est cette exigence qui te laisse penser que le cycle peut être abordé dans son intégralité et au détail.
En effet, je pense même qu’une partie de l’intérêt d’un ensemble d’ 1 h 13’ est de permettre cette double lecture, globale ou à l’unité. L’auditeur a le choix. Soit il prend le temps d’écouter les dix-sept pistes, soit il pioche dans le disque à sa guise.

D’ailleurs, autant tes œuvres témoignent d’une réflexion intense sur les différentes formes de narrativité, ainsi que cela a été évoqué, autant ton cycle se dérobe à toute forme de méta-narrativité, au sens où il ne raconte pas une histoire dans une perspective aristotélicienne, avec un début, un milieu et une fin. Par exemple, le début des Préludes n’est pas un début typique (on n’est pas dans le Triptych d’Éliane Radigue, par exemple), et la fin n’a pas la fougue cataclysmique des fins topiques (on n’est pas dans les Four walls full of sound de Phill Niblock que l’Opening Performance Orchestra a récemment publié chez Sub Rosa, avec le crescendo hénaurme qui ne débouche sur rien).
Exact. Pour ce cycle, je ne voulais pas fabriquer une cohérence comme j’en avais créé une pour Acedia ou pour Aceldama. Dans ces deux cas, l’œuvre est construite sur une vraie logique début-fin, avec une narration plus articulée, car j’avais composé ces musiques dans la perspective d’un album. Or, ce que j’aimais bien, tandis que je travaillais sur les Préludes, c’est qu’ils étaient beaucoup plus abstraits. Quand on se dégage des conventions narratives, il est possible que l’effort d’écoute exigé de l’auditeur soit plus important ; et, cependant, on récompense davantage l’écoute car le champ des possibles devient plus large. Pour cette raison aussi, n’écouter qu’un prélude n’est pas iconoclaste. On ne prend pas une phrase au milieu pour l’abandonner avant sa conclusion. Bref, on ne commet pas de crime de lèse-compositeur !

 

 

 

 

À suivre…