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Estelle Revaz en la résidence de l’ambassade de Suisse à Paris. Photographie : Rozenn Douerin.

 

Depuis qu’elle a été élue au Conseil national suisse sur la liste du Parti socialiste, Estelle Revaz n’est plus seulement violoncelliste, à supposer qu’elle ait jamais été réductible à cette profession. Si, dans le cadre d’une discussion, d’un entretien télévisuel ou de son autobiographie, elle aborde volontiers des sujets chers à son cœur tels que

  • le statut des acteurs culturels et leur place dans la cité,
  • la spécificité de la posture féminine dans la musique savante,
  • l’importance et le danger de s’engager

c’est cependant de musique que l’artiste-qui-défend-les-artistes nous entretenait, le 10 décembre 2022, au café Wepler (Paris 18), pendant la finale de la Coupe du monde de football. De musique, donc de vie, donc de stress, de cœur qui bat et d’espoir qui s’entête. Bienvenue aux curieux pour cette saga en six épisodes !


La set-list
1. Être violoncelliste
2. Accueillir le public
3. Construire un programme

4.
Varier  les plaisirs
5.
Être bien accompagnée
6.
Devenir soi


4.
Varier les plaisirs

 

Après nous avoir expliqué que, contrairement aux pianistes, vous, violoncellistes, disposez d’un répertoire limité, vous avez montré que ces limites étaient plutôt extensibles. Pourriez-vous nous éclairer sur l’art de jongler avec des projets très différents où les époques peuvent être décloisonnées ? Parfois, vous jouez même deux ou trois programmes distincts dans une même semaine…
Bah, pour moi, ce n’est pas très difficile d’alterner les styles musicaux. Ça ne l’a jamais été, sans doute parce que j’ai été éduqué ainsi au long de mon parcours d’études. Dès que j’ai eu dix ans, mes profs m’ont donné à travailler un Bach, un truc contemporain et un mouvement de concerto romantique. Ce mélange fait partie de mon quotidien, puisque j’ai toujours travaillé des styles musicaux différents.

Qu’est-ce qui ancre votre jeu et transforme cet éclectisme de bon aloi en une proposition signifiante ?
Je suis ancrée dans le propos que je veux formuler à travers les pièces que j’ai choisies. Donc, même si je passe d’un programme donné à un autre qui n’a rien à voir d’un point de vue esthétique, chacun est assez cloisonné, si bien que je peux switcher sans souci. Ce ne sont pas les mêmes réflexes qui sont en jeu, ce n’est pas le même chant intérieur.

 

« J’ai joué cinq concerti différents la même semaine »

 

Vous présentez cette souplesse comme une évidence lisse. Cela a-t-il toujours été le cas ?
Non, je l’admets. Il y a eu une petite période transitoire liée à deux choses. La première est la qualité du son. Quand je joue du Bach, j’essaye d’avoir le son le plus pur possible, sans sifflante ; quand, juste après, je dois jouer des pièces exigeant de faire siffler l’instrument avec des sonorités extrêmes, pas centrées sur le noyau du son, ça, il faut arriver à jongler et, en quelque sorte, à apprendre à l’instrument à le faire.

 

 

Diable ! Votre instrument serait moins souple que vous (signalons que vous donnez sporadiquement des cours d’assouplissement voire de musculation pour instrumentiste sur Facebook) ?
Disons que, quand il s’est aperçu qu’il pouvait siffler, il peut se mettre en tête de siffler quand on lui demande exactement le contraire !

Vous avez évoqué deux difficultés. Quelle était la seconde ?
Le rapport au rythme. C’est vrai que la première fois que j’ai joué le Bach & friends, je voyais bien que Bach et la musique contemporaine s’influençaient.

Cette porosité n’était-elle pas sous-tendue par le projet ?
Elle n’était pas prévue, mais elle était peut-être prévisible. Partant, j’ai appris à accepter cette influence réciproque, surtout dans un programme où le but est de mélanger les deux. Je trouve ça aussi intéressant pour le public pour qui le mélange est aussi une réalité. L’oreille des spectateurs passe d’un style à l’autre. Pourquoi ceux qui viennent m’écouter ne seraient-ils pas inspirés tant par l’un que par l’autre, comme je le suis ? Au quotidien, ce va-et-vient ne me pose pas de problème. Ce qui peut me poser un peu plus de problème, c’est que j’ai un très gros répertoire à jouer en peu de temps. Je ne suis pas avare en différenciation de programme. Cette semaine, par exemple, j’ai joué deux concerti et un programme de récital… avec une pianiste avec qui je n’avais jamais travaillé, ce qui impliquait des séances de répétition spécifiques. Début 2022, j’ai même joué cinq concerti différents la même semaine.

 

« Il faut que j’apprenne à dire non »

 

Et ça, c’est facile ?
Non, c’est plus problématique parce que le volume de musique à apprendre est énorme. C’est le revers de la médaille. Quand on se spécialise dans un répertoire bien borné, par exemple quand on dit : « Cette année, je joue les concerti de Joseph Haydn, de Robert Schumann et d’Antonín Dvořák, point barre », c’est déjà conséquent mais la gestion au quotidien est plus simple. Mieux : quand on fait une tournée comme j’ai fait en Chine avec un programme unique, c’est hyper cool ! Tous les jours, on joue les mêmes pièces. Loin de s’ennuyer, on peut laisser libre cours à son perfectionnisme pour essayer de s’améliorer. Alors que, quand on fait la même tournée mais en claquant cinq programmes différents, il peut arriver ce qui m’est arrivé un soir avant d’entrer sur scène : devant moi, j’avais une pile de partitions et je ne savais pas ce que je devais jouer. J’ai regardé la pianiste. J’étais perdue. C’est elle qui m’a dit ce qu’on allait jouer. Là, je me suis rendu compte que j’avais surfé avec les limites. Pour l’instant, j’ai la chance de n’être jamais allée au-delà, mais j’admets que, parfois, j’ai eu un peu chaud.

 

 

Ces défis extrêmes étaient- ils consécutifs aux reports post-Covid ou symptomatiques de votre incapacité à refuser des projets excitants ?
J’adore le côté aventureux. J’adore repousser mes limites. Donc je pense que je cherche ça. J’aime me mettre musicalement au défi. Cependant, les cinq concerti dans la même semaine, c’était un report. Personne ne m’a demandé mon avis. J’ai reçu les plannings déjà constitués. J’ai halluciné parce que cela se passait avec le même orchestre. Autant dire que le staff aurait dû se rendre compte que cinq concerti dans la même semaine, y avait comme un p’tit problème. Mais les gens sont habitués à ce que, en concert, je joue deux ou trois concerti depuis mon premier disque, Cantique. On avait fait une tournée avec l’orchestre Musique des Lumières dirigé par Facundo Agudin. Je jouais Schelomo d’Ernest Bloch et Pitture, une création qu’Andreas Pflüger a écrite pour moi. Total : environ une heure et quart. Ça ne s’était jamais fait. On pouvait même se demander si c’était possible.

Comment se prépare-t-on à pareil défi ?
En allant à la salle de fitness pour augmenter sa résistance physique ! J’ai eu raison car je l’ai fait en me disant : « Si tu peux te préparer en amont, ça marche », et ce genre de performance est devenu un peu ma spécialité. On s’est dit : « Hé, mais si elle peut faire ça, elle peut bien faire trois concerti de Carl Philip Emmanuel Bach ou les deux Haydn ! » Dans une certaine mesure, ça me convient. Il arrive que je sois meilleure dans des formats longs. Parfois, en termes de concentration et de présence scénique, je suis meilleure si je joue trois CPE Bach plutôt qu’un seul ; mais je sais qu’il y a des limites physiques, organisationnelles et émotionnelles aussi. Il faut que j’apprenne à dire non, mais il faut aussi que, du côté des organisateurs, des orchestres ou des programmateurs, il y ait une certaine conscience de la masse de travail que cela représente. Sinon, il arrive que l’on me dise : « Bah, t’as d’jà joué ça ! » Peut-être, mais quand c’est des trucs que, en effet, j’ai joué six mois plus tôt, je dois reprendre les partitions et les retravailler…

 

« La catastrophe, c’est quand j’ai eu un jour de repos »

 

Beaucoup de musiciens rêvent de pouvoir dire oui. Vous qui passez votre vie entre scènes et studio, faute de savoir dire non, avez-vous encore le temps de vivre ?
Je n’opposerais pas la musique et la vie, quoique il y ait des circonstances où la vie se rappelle à moi. Par exemple, j’ai dû enregistrer les onze Caprices de Joseph Dall’Abaco que je n’avais jamais joués. Il m’a fallu les apprendre en six mois au milieu de tous les autres programmes. Ça m’a fait rigoler parce que je me suis dit : « Ben ma pauvre, t’as plus quinze ans [NDLR : en effet, Estelle Revaz est vieille, elle est née en 1989] ! » Quand on a quinze ans, on fait dix, douze heures de violoncelle, et tout va bien, c’est la norme. Là, j’ai dû forcer la machine. D’un autre côté, j’étais hypercontente de l’avoir fait. Être poussée dans mes retranchements m’a obligée à apprendre ces Caprices. Je ne l’aurais pas fait de ma propre volonté, si je m’étais contentée de me dire : « Bon, quand tu auras le temps de les apprendre, quand tu les sauras, alors tu les joueras et tu les enregistreras ». Il y a des avantages et des inconvénients à se retrouver sous pression !

Sur FB, en concert, en entretien, vous avez l’air épanouie et, pourtant, on ne peut pas éviter la question : ce rythme musicalement trépidant est-il facile à vivre au quotidien ?
« Facile » ? Vous rigolez ? Franchement, non. Je passe ma vie à repousser mes limites. D’un côté, je vous l’ai dit, j’adore ça, je le cherche un peu. De l’autre, jouer quand on a une supergrippe avec 40° de fièvre, je m’y suis astreinte mais je ne prétendrai pas que c’est recommandable, plaisant ou génial. Quand on me rétorque que j’exagère, je pense : « J’aimerais bien te voir dans cette situation ! »

J’imagine que cela a dû vous arriver…
Avant le Covid, je suis allée en Amérique du Sud. À l’aller, dans l’avion, j’ai chopé un virus. Je devais jouer les fameux cinq programmes différents – des suites de Bach, deux programmes de récital avec piano, de la musique de chambre, un programme avec orchestre –, un par soir, et donner des masterclass toute la journée ; sur mon planning, y avait aussi des tournages de clips et des shootings ; et je finissais la tournée avec le concerto de Dvořák, rien que ça. Sur place, un médecin me donne un remède qui, un temps, apaise les symptômes du virus. Autour de moi, tout le monde tombe malade pendant que je survis… jusqu’à la catastrophe. En fin de tournée, nous avions un jour de repos. Ç’a été le couperet ! Mon corps s’est relâché. Je suis tombée vraiment malade, mais quelque chose de carabiné. Je me suis retrouvée le jour du dernier concert où j’étais incapable de sortir du lit. J’avais 40° de fièvre. Ce n’est pas une image : j’avais vraiment 40° de fièvre. Je n’avais rien de grave, OK, juste un virus tout bête qui avait dégénéré au fil du temps et de la fatigue. Problème : la Philharmonie était pleine ; il était trop tard pour trouver un remplaçant ; le concerto de Dvořák, c’est 45’, donc la moitié du programme ; si je ne jouais pas, le concert était annulé.

Vous ne pouviez pas vous lever mais vous ne pouviez pas ne pas vous lever non plus.
J’embarque trop de monde dans cette histoire. Les musiciens. Les trois mille spectateurs. L’enjeu financier est considérable. Au final, on appelle le SOS Médecin uruguayen, j’ai droit à ma piqûre de cortisone, et j’y vais.

 

« Comment savoir où est la limite si on la repousse toujours ? »

 

Avec le recul, vous en ressentez plus de fierté que de déception, j’imagine.
Honnêtement, je ne le recommande pas. C’était hyper dur.

 

 

Avez-vous regretté d’être « simplement » malade au lieu d’avoir fait une mauvaise chute de ski et d’avoir eu un bras cassé, même si ça fait super mal ?
Disons que j’étais plus ou moins en état de fonctionner. Donc je me devais de jouer par respect pour les autres. D’un certain point de vue, si on se casse le bras, c’est vrai, y a pas de discussion. Si on ne se casse pas le bras, c’est difficile de trouver où est la limite, cette fameuse limite que nous passons notre vie à repousser. C’est pour ça que c’est difficile de savoir où elle est, la limite. Par exemple, je ne pensais pas que je serais capable de jouer cinq concerti dans la même semaine. Je l’ai fait mais, il y a quelques jours, j’en ai joué deux. « Que » deux, en quelque sorte. Je me suis demandé comment j’avais réussi à en interpréter cinq en une semaine. Or, j’y suis parvenue, et bien, je crois. Donc c’est possible. Peut-être faut-il être confrontée au défi, essayer le plus sincèrement possible, et advienne que pourra !

Cela exige aussi une grande confiance en soi…
Une grande connaissance de soi, plutôt. On ne peut pas espérer être un bon musicien si l’on ne se connaît pas.


À suivre…