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Estelle Revaz au Wepler (Paris 18), le 10 décembre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis qu’elle a été élue au Conseil national suisse sur la liste du Parti socialiste, Estelle Revaz n’est plus seulement violoncelliste, à supposer qu’elle ait jamais été réductible à cette profession. Si, dans le cadre d’une discussion, d’un entretien télévisuel ou de son autobiographie, elle aborde volontiers des sujets chers à son cœur tels que

  • le statut des acteurs culturels et leur place dans la cité,
  • la spécificité de la posture féminine dans la musique savante,
  • l’importance et le danger de s’engager

c’est cependant de musique que l’artiste-qui-défend-les-artistes nous entretenait, le 10 décembre 2022, au café Wepler (Paris 18), pendant la finale de la Coupe du monde de football. De musique, donc de vie, donc de stress, de cœur qui bat et d’espoir qui s’entête. Bienvenue aux curieux pour cette saga en six épisodes !


La set-list
1. Être violoncelliste
2. Accueillir le public
3.
Construire un programme
4.
Varier  les plaisirs
5.
Être bien accompagnée
6.
Devenir soi


3.
Construire un programme

 

Le public qui vous suit apprécie, forcément, votre goût pour un répertoire éclectique. Néanmoins, initialement, ce choix de varier les écritures interprétées était-il lié à une volonté de sortir le violoncelle du carcan des œuvres iconiques (des suites de Bach au concerto de Schumann), à un phénomène générationnel qui pousserait les jeunes violoncellistes à ajouter aux codes du soliste classique d’autres codes du défricheur ou du valorisateur de répertoires peu fréquentés, à un désir de liberté par-delà les obligations consubstantielles au concept de « violoncelliste classique », à une aspiration à ne pas résumer la vie d’une virtuose à la confrontation aux gravures des Grands Interprètes sur les Passages Obligés, à une envie de renverser la table en prouvant sa pertinence dans des styles très différents – ce qui est, par exemple, plus ou moins interdit aux pianistes, même si certains n’en ont cure : un pianiste reconnu pour ses qualités lisztiennes ne serait pas forcément le bienvenu dans Mozart ou Boulez ?
Violoncelliste, c’est très différent de pianiste. La quantité de répertoire n’est pas le même. Pour un pianiste, à un moment, ça devient un p’tit peu compliqué de vouloir tout jouer, simplement par manque de temps de préparation. Le violoncelle dispose d’un répertoire un peu plus restreint. Toutefois, les circonstances font que, depuis le plus jeune âge, on est amenés à découvrir des compositeurs un peu moins connus et des contrées musicales plus spécifiques ou moins défendues.

 

« Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer des pièces »

 

Pour autant, même si de jeunes virtuoses comme le Vénézuélien Emmanuel Acurero, revendiquent une passion tant pour Bach que pour Pintscher, l’éclectisme n’est pas le sport préféré des violoncellistes en vue.
C’est vraiment mon choix de proposer au public des pièces sous un regard un peu différent. Par exemple, on peut tout à fait jouer trois suites de Bach lors d’un concert et, quand on me le demande, je le fais avec plaisir parce que cette musique est magnifique et parce que j’estime que, peut-être, le regard que je porte sur elle est un peu particulier.

 

 

En quoi votre vision est-elle « un peu particulière » ?
Moi, je vois le rapport très intime des suites avec la danse baroque que j’ai apprise. Donc ça, c’est mon approche, même si je joue avec des cordes en métal et en 442. Je braque cette lumière-ci sur ces pièces ; d’autres choisiront d’autres projecteurs et d’autres angles, et c’est très bien ainsi.

N’empêche, reconnaissez que des violoncellistes qui mix’n’matchent Bach et musique contemporaine ne sont pas légion…
Nous ne sommes pas nombreux, c’est vrai, à vouloir établir le lien entre tradition et modernité. Beaucoup de violoncellistes m’ont demandé comment j’avais fait. J’ai révélé mon dealer : je suis allée à la Flûte de Pan, à Paris, bien que je sois Suisse ; j’ai expliqué au vendeur du rayon cordes ma démarche ; il m’a sorti des piles de partitions d’œuvres contemporaines courtes ; et j’ai pris deux ans pour élaborer le programme.

Deux ans, c’est long ou c’est bon ?
J’adore construire un programme. Partant, je ne me limite pas dans l’époque. Ce qui m’intéresse, c’est de faire dialoguer les pièces.

 

 

Toutes proportions gardées, la démarche se retrouve aussi dans votre disque Inspiration populaire où, à défaut de faire dans la facilité et le préfabriqué, vous proposez un projet singulier qui dénote avec une certaine mollesse ambiante…
Ce programme n’est pas né d’une réaction contre d’autres façons de pratiquer la musique. Il est parti de la sonate d’Alberto Ginastera…

… une œuvre qui, longtemps surprotégée, n’est pas si fréquentée…
J’étais en Argentine, j’avais joué la « Pampeana », j’ai appris qu’il y avait une sonate de ce compositeur que j’adore, et je me suis dit : « Mais c’est tellement en rapport avec ce que je vois, dans la pampa, avec les gauchos et la mentalité argentine ! » De plus, Ginastera a fui la dictature pour emménager à Genève, ça renforçait notre lien… Je connais plein de mélomanes très avertis qui ont connu le compositeur et qui ont côtoyé sa femme, c’est hyper passionnant !

 

« Il n’y a pas de barrière fixe entre musique savante et musique populaire »

 

Le lien avec Leoš Janáček, que vous avez noué, restait à inventer.
Pohádka, très peu de gens la jouent parce qu’elle est très, très délicate. En termes de durée, aussi, son exécution se réfléchit car il faut mettre l’œuvre en valeur dans un programme ad hoc. Jouer Janáček avant ou après deux sonates de Brahms, c’est pas super.

Vous préférez frotter Janáček aux 5 Stücke im Volkston op. 102 de Robert Schumann. Pour ceux qui associent inspiration populaire et, mettons, Bartók ou Berio version Folk Songs, par exemple, cela peut surprendre, et cela ne doit pas être pour vous déplaire.
Les Volkston de Robert Schumann apportent quelque chose au programme. Cette suite, c’est vrai, tout le monde la joue parce que c’est beau ; mais, moi, je trouve que ça sonne mieux si c’est en contexte, et encore mieux si, en quelques mots, on peut contextualiser les miniatures auprès du public en disant : « OK, Schumann a écrit ces cinq pièces et, finalement, ce sont les œuvres les plus stylisées de tout le programme. Plus que de Falla, plus que Janáček : Schumann, lui, écrit du Schumann avec un parfum d’air populaire. »

La dichotomie entre « musique populaire » versus « musique savante » reste une légende urbaine quasi irréfragable…
Pourtant, il n’y a pas de barrière fixe entre musique savante et musique populaire. Les deux peuvent s’imprégner l’une l’autre.

 

 

C’est l’objectif d’Inspiration populaire ?
Je ne sais pas s’il y a un objectif ; en revanche, j’espère que le résultat, c’est le public sort du concert en s’étant ouvert à une dimension autre que si Anaïs Crestin et moi nous étions contentées de jouer des pièces belles de nature qui vont plus ou moins ensemble.

Par exemple ?
Une sonate de Beethoven, une sonate de Brahms et un dernier complément de programme – le genre de programme très standard qui reproduit souvent un disque. Pour moi, c’est un peu la même chose, et on se demande pourquoi aller au concert, dans ce cas ?

 

« L’égalité d’inspiration fait partie du projet »

 

Telle est votre obsession : que le disque soit le passeport pour le concert.
Tous mes disques, toujours, partent d’un programme de concert. Pour Inspiration populaire, j’ai pensé que si je ne jouais que Ginastera et de la musique de cette période, ça pourrait être un p’tit peu difficile pour le public. Tout le monde ne va pas s’y retrouver. Aussi voulais-je présenter différents styles, à la manière d’un voyage, ce qui nous correspond, à Anaïs et à moi, puisque nous étions en Argentine quand nous avons commencé à en parler. Le premier programme que nous avions concocté, quand elle habitait en Argentine, nous a conduites à jouer Janáček, la « Pampeana » et un truc qui n’avait rien à voir – je crois qu’il s’agissait d’une sonate de Rachmaninov. La fois suivante, on joue d’autres trucs qui, chemin faisant, développent notre connivence musicale. Or, elle a gagné le concours Ginastera en Argentine, et elle m’a révélé l’existence de la sonate. Quand elle m’a demandé si j’avais envie de l’apprendre, j’ai repensé au Janáček et à mon premier master, celui que j’ai soutenu en Allemagne, sur l’inspiration populaire, même si j’avais alors joué la sonate de Chostakovitch.

 

 

Vous auriez pu la choisir pour votre enregistrement.
Non, elle aurait pris presque la moitié du disque. Je voulais qu’il y ait plus d’étapes dans le voyage du public à travers diverses inspirations populaires. L’idée était de donner une vision un peu plus globale. Jouer Grieg et Chostakovitch, puis dire : « Voilà, c’est ça l’inspiration populaire », ça se défend mais, à mon sens, ce n’est pas aussi riche et fort que d’aller un peu plus loin et d’essayer de mettre en valeur la sonate de Ginastera, une œuvre de 20’, riche mais concise.

On retrouve votre souci de la proportion qui animait déjà Bach & friends.
Oui ! Si l’on regarde entre de Falla, Janáček, Schumann et Ginastera, c’est quasiment quatre parties de durée similaire. Pas une ne vampirise les autres. Cette égalité d’inspiration faisait partie du projet.


À suivre…