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C’est un projet doublement saugrenu.
Une série d’accords. Intégrale. Une exigence. Une question posée à la musique. Et la réponse d’un compositeur improbable soutenu par l’avocat Nicolas Horvath. Voilà de quoi, en somme, c’est qu’est-ce que ça s’agit.


De la musique avant, pendant et après toute chose :
le minimalisme au défi de l’exhaustivité

Sons sans son,
sons sans silences,
minéral de son.
Veine pour abolir la différence
entre le son et le silence,
pour fonder la nouvelle acoustique
qui créera sa propre ouïe.
Roberto Juarroz[1]

En guise d’ouverture

8178 : c’est le nombre d’accords qui attend l’auditeur du Catalogue de Tom Johnson, fixé sur scène et disque par le compositeur en 1998. Il faut 8178 tentatives pour épuiser les possibilités allant de l’intervalle de deux notes (qui, doit-on le rappeler ? n’est pas considéré comme un accord par les experts spécialistes sachants gardiens du temple bon teint : pour prétendre au label d’accord, un ensemble de notes exige la superposition d’intervalles, donc la présence d’au moins trois notes) jusqu’à l’Accord Ultime, unique, de treize notes. The Chord Catalogue est donc une sorte de maxipyramide des possibles, enchaînant les accords en arche (78 – 286 – 715 – 1287 – 1716 – 1716 – 1287 – 715 – 286 – 78) et y ajoutant la queue de comète constituée par les rares accords de douze et treize notes. C’est clair, et voilà tout le problème : la clarté est trompeuse. Cette clarté-là en tout cas.
En effet, baigné par l’énumération, la quantification et l’articulation de la pièce, l’ontologie, l’identité profonde, la substantifique moelle du Chord Catalogue ne saurait échapper à notre admirable sagacité. Mathématiquement, intellectuellement, théoriquement, nous devrions être en mesure de cerner la nature de l’objet qui se prépare à entrer dans notre phonographe. Dans la mesure où il se présente sous forme de disque, où il est interprété par un interprète réputé, où il s’inscrit lui-même dans une série intitulée « 1001 notes », cet inventaire exhaustif ne peut que ressortir de la musique. Pourtant, à la réflexion, cette appellation risque de paraître oxymorique. Qu’y a-t-il de musical dans un catalogue, vertuchou, même avec du piano dedans ? Autrement dit, dans quelle mesure un catalogue peut-il être musical ? Bref, où diable se niche la musique dans l’œuvre de Tom Johnson que Nicolas Horvath a choisi d’enregistrer après An Hour for piano ?

 

1. Musicalité du catalogue

L’association entre « catalogue » et « musique » n’est pas inédite. D’une part, les catalogues raisonnés, plus ou moins complets, plus ou moins authentiques, des œuvres d’un compositeur constituent un sport très apprécié des musicologues. D’autre part, des compositeurs se sont risqués à utiliser ce terme. Hélas, l’opus le plus célèbre, le fameux Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen (1956-1958), est un contre-exemple qui ne fonctionne guère pour deux raisons.
Et d’un, il ne revendique pas l’exhaustivité à laquelle s’accroche Tom Johnson. Et de deux, le chant ornithologique est considéré en soi comme musical. À l’inverse, l’accord est fréquemment relégué au rang d’accompagnateur de la musique, comme s’il n’en était pas partie prenante, comme s’il n’en était qu’un élément potentiellement utile mais toujours secondaire. La musique-type n’est-elle pas constituée d’une mélodie – l’essentiel – et de son harmonisation – le faire-valoir accessoire ?
La proposition de Tom Johnson défie cette évidence et place l’accord au centre de sa musique, avec la même audace qu’un William Susman centrant son travail dans les Quiet Rhythms – dont Nicolas Horvath a entamé l’enregistrement intégral – sur un autre ingrédient négligé de la sauce musicale : le rythme. Par conséquent, la question de la musicalité du Chord Catalogue se joue peut-être davantage sur la question de l’accord que sur celle du catalogue, tant le principe de la suite thématique est admise comme une figure connue de la musique savante. Au fond, les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski ne sont-ils pas manière de catalogue, eux aussi ? La double différence est flagrante : pas d’exhaustivité, là non plus, et volonté de se placer dans une perspective de synesthésie artistique (la musique évoquant la peinture). Restent, chez Tom Johnson, le désir de faire musique autour de l’énumération, et la particularité de compliquer la donne en tournant obstinément autour de l’accord.

 

2. Musicalité de l’accord

Ainsi The Chord Catalogue pose-t-il la question de la musicalité intrinsèque et spécifique de l’accord.
Si l’on estime, comme nous y incite le dictionnaire Larousse, que la musique est la science des sons considérés sous le rapport de la mélodie et du rythme, alors The Chord Catalogue ne ressortit pas de cet art. Certes, le rythme régulier, à peine entrecoupé par deux types de silences (changement du nombre de notes et modification de la note supérieure), peut être considéré comme une sorte de battement dont l’obstination forme une loupe sonore. Certes, la répétitivité du procédé peut être goûtée par l’association, caractéristique d’un certain minimalisme, entre itération et faible modification du propos. Certes, enfin, le travail spectral (au sens où il déploie le spectre des possibles harmoniques) peut être considéré comme une interpellation de nos capacités d’écoute – en somme, on a l’impression que rien ne change pendant plus de trois heures mais, si l’on écoute le premier accord et l’Accord Ultime, force sera de constater que, de micro-changements en micro-changements, l’apparent statisme a, en réalité, celé une mutation profonde.
Il n’en demeure pas moins que, en termes de richesse mélodique et de séduction rythmique, Tom Johnson ne cherche pas à satisfaire nos appétits convenus. Les enchaînements d’accords n’ont rien d’inattendu. Ils ne sont pas téléguidés par l’harmonieux, le surprenant, le glorieux ou le ronflant. L’interprète n’est pas invité à en faire sonner une note précise, à les arpéger, à en souligner le charme… au contraire ! Partant, si la musicalité johnsonnienne n’est pas dans l’accord en lui-même, comme la vérité, souvent, elle doit être ailleurs. Mais où ?

 

3. Musicalité de la temporalité

La première hypothèse pourrait être macroscopique. Elle consiste à se saisir de l’œuvre dans sa globalité, et c’est l’interprète qui nous y invite. En adoptant un tempo modéré, Nicolas Horvath renonce à une exécution à la hussarde, plus conforme avec les standards musicaux de notre temps, tournant autour des 1 h 10’ de musique (on trouvera sur YouTube des interprétations par ordinateur entrant dans ce type de durée admise par les disques compacts). À cette démarche leste voire expéditive, le pianiste préfère l’exploration posée des possibles rassemblés par Tom Johnson. De la sorte, il manifeste sa confiance dans la partition et dans l’harmonie.
De fait, la partition est un pari systématiste du compositeur. Tom Johnson semble vouloir exposer les coulisses de notre musique occidentale. Peu de musique au sens où nulle mélodie et platitude rythmique ? Assurément. Or, c’est de cette pauvreté que surgit la beauté de tout le répertoire que nous autres, mélomanes, sommes tenus de chérir. Dans Chord Catalogue, il y a un côté meuble en kit dans cet étalage, avec cette particularité que ledit meuble en kit n’est point accompagné de sa notice de montage. Seule la liste des éléments disponibles a été glissée dans le carton.
Dès lors, l’exploration presque lente des différentes pièces apparaît plus minutieuse que fastidieuse. Elle pose la question du décalage entre la composition de la musique (ce qu’il y a dedans) et la composition tout court, entendue comme l’œuvre que nous aimons à écouter. Le gap paraît si conséquent que les plus de trois heures de catalogage esquissent un vertige d’autant plus fascinant. La longueur amplifie l’ambition de la geste johnsonnienne. La temporalité étirée exige, c’est évident, une disponibilité mentale et organisationnelle de l’auditeur qui n’est pas mince ; seulement, elle y associe aussi la confiance de l’interprète dans la force du pari du compositeur et la foi dans cette révélation stupéfiante que la musique n’est pas constituée de musicalité mais d’assemblages de sons et d’intervalles.

 

4. Musicalité de l’écoute

Dans cette perspective, il appert nettement que la musicalité n’est pas dans la musique. La musique n’est qu’un ensemble d’outils à la disposition des musiciens, afin de nouer une communication non verbale et de produire un effet émotionnel sur l’auditeur. The Chord Catalogue tend à démontrer que ce n’est pas l’accord ou l’intervalle qui suscite la communication ou l’émotion mais la juste sélection par le compositeur et l’hypotaxe explicative qu’il apporte pour lier ses choix. En clair (c’est un fait, la phrase précédente n’est pas aussi claire qu’elle le semblait au moment de sa formulation), sans débroussaillage harmonique – choix dans les accords et leur assemblage – et sans explication mélodique, la musique se débat dans une impasse communicationnelle.
En ce sens, The Chord Catalogue est un non-sens assumé. Pour la musique, il s’en remet aux oreilles de l’auditeur. C’est à l’auditeur de construire ce qui, d’ordinaire, lui est fourni après sélection et mise en forme ; et cette construction est évidemment autant possible qu’impossible. Possible parce qu’elle vaut d’être tentée. Impossible parce que l’objet lui-même dont est censé sourdre le sens est conçu pour se rebeller face à cette pulsion réductrice.

  • L’aporie de la totalité,
  • l’impasse de l’exhaustivité,
  • l’hybris de la maximisation

construisent, en creux, une musicalité de l’écoute, c’est-à-dire un espace où

  • le mortier artistique,
  • la vibration émotionnelle et
  • la discontinuité séduisante

relèvent

  • de la responsabilité,
  • de la créativité et
  • de l’imagination

de l’auditeur. Dès lors, le catalogue johnsonnien est minimaliste dans la mesure où, si la musique est maximaliste (elle convoque tous les possibles), la musicalité, elle, est minimale a priori. À l’auditeur, a posteriori, d’y graver la trace de son émotion.

 

5. Musicalité de l’interprétation

Pour nous aider à encaisser un tel effort, le présent disque nous donne un fameux coup de main : ce bloc, ce mur, cette falaise sont sculptés par Nicolas Horvath. Nous, auditeurs, n’affrontons pas sans assistance les 8178 coups de marteaux. Voilà un fait qui est souvent oublié dans le domaine musical minimaliste, que l’on se goberge ou que l’on s’offusque de l’apparente mécanicité de cette musique. Toute organisée et millimétrée soit-elle, une œuvre minimaliste est, comme chaque pièce du répertoire, confiée à la technique, à la sensibilité et à la singularité d’interprètes. Pascal Dusapin a traduit l’importance de l’exécutant en ces termes :

  • La liberté d’un interprète est totale dès lors qu’il respecte la partition.
  • La distance entre une partition et son interprétation peut être immense.
  • L’essentiel ne peut se noter. C’est à l’interprète de transcender cette absence.[2]

« Totale », « immense », « essentielle », « transcendante » : les vocables choisis par un compositeur peu réputé pour

  • son extravagance verbale,
  • son vibrato sémantique ou
  • son romantisme échevelé

sont sans ambiguïté quant à l’importance de l’interprétation. Nicolas Horvath en a pleinement conscience et, comme dans les précédents albums de sa collection de « découvertes », s’empare avec gourmandise d’une partition qui pourrait être considérée comme austère voire rébarbative. Catalogue ou pas, il associe la rigueur obligatoire de l’exécution et sa propre fibre artistique, manifestée notamment par

  • le travail sur le choix du tempo,
  • la pédale de sustain donc les respirations (celles-ci pouvant consister en un panel allant du silence subito au decrescendo filé),
  • les nuances (tant dans les contrastes réfléchis que dans une neutralité concentrée), et
  • les attaques jamais tout à fait égales – ce qui, au fil de l’écoute, donne un groove à la fois improbable et néanmoins certain à l’égrenage d’intervalles.

Stipulons-le : il ne s’agit pas ici de tresser des éloges niaiseux à l’endroit de l’inventeur, au sens fort, de musiques minimalistes déjà connues mais jamais rassemblées dans un projet aussi ambitieux que sa collection. Il s’agit de constater l’importance de l’interprétation dans l’exercice, tant son investissement dans l’accumulation d’accords est vitale pour l’auditeur curieux d’affronter cette aventure.

 

6. Musicalité de la musique

On l’aura pressenti, The Chord Catalogue est une pièce revêche. Elle expose le trésor de l’harmonie avec une froideur confinant à l’insolence. Tout se passe comme si le compositeur lançait, aux oreilles des mélomanes :

– Voilà, tout ce que vous aimez est là-dedans. Vous l’ignoriez, n’est-ce pas ?

La suite de son message n’est – heureusement – pas claire. Souhaite-t-il nous dire : « Maintenant, débrouillez-vous avec ça, faites de la musique puisque tout y est » ou « Vous trouvez vraiment qu’il y a de quoi s’extasier ? », c’est un mystère qui auréole les milliers de sons au programme d’une aura bienvenue.
Bien sûr, The Chord Catalogue est une provocation.
Bien sûr, dans l’urgence et la presse, elle est inécoutable.
Bien sûr, nul ne peut être d’accord avec plus de trois heures d’accords.
Et cependant…
Cependant quelle œuvre incite davantage à la réflexion sur l’essence même de la musique occidentale savante (non, même dans un monde souvent honteux de sa culture, ces trois termes associés ne sont ni un iconoclasme, ni une expression pénalement condamnable) ? Quelle pièce ose présenter, bruts et tonifiants, les outils à la disposition des compositeurs avec une telle radicalité, c’est-à-dire sans adoucissement, raccourci, mortier exogène au projet ? Quelle composition ose conter fleurette aux limites non pas de l’audible mais de l’écoutable puisque, précisément, elle exclut ce qui rend la musique écoutable – et c’est ce qui rend cette apostrophe johnsonnienne si stimulante ?
En retour, The Chord Catalogue n’en mérite pas moins de susciter des questions. Par exemple, provocation pour provocation, qu’est-ce qui la distingue d’un album où l’on collerait les images d’accords les unes à côté des autres jusqu’à tomber sur la plus rare, l’Accord Ultime ? En quoi ces intervalles, accords et clusters nous émeuvent-ils ou, pis, sont-ils censés nous émouvoir ? Quel fada peut avoir vraiment le goût d’écouter ces disques en intégrale ou même en feuilleton ?
Il faut les poser, ces questions, nom d’une pipe ! Une radicalité qui ne susciterait qu’admiration béate, intelligence intuitive et louanges benoîtes ne serait plus une radicalité. Les questions qu’elle suscite sont légitimes car elles font écho à la radicalité de l’œuvre de Tom Johnson. Et elles sont nécessaires car elles soulignent que la musique minimaliste est une musique qui peut tantôt

  • satisfaire l’oreille,
  • séduire le cœur,
  • secouer l’esprit et, c’est évidemment un signe de qualité,
  • décontenancer l’auditeur.

 

En guise de coda

Telle est peut-être l’une des quadruples qualités les plus précieuses de The Chord Catalogue :

  • nous défier,
  • nous brusquer,
  • nous expulser – momentanément, faut pas abuser – de notre confort musical, donc
  • nous donner envie de nous confronter à cette intégrale non pas en dépit de la performance que cela nécessite mais, justement, parce que la musique est exigeante.

Ceux qui préfèrent de la musique pas exigeante, du type « qui s’adresse à ceux qui logent leur cerveau dans leurs chaussettes », selon l’expression de Reinhard Mey, iront plutôt quérir leur prochaine découverte dans le florilège des disques de l’année proposée par Télérama, rayon « variétés françaises, nos coups de cœur ». Par avance, nous leur présentons nos condoléances à la fois consternées et amusées.


  1. Poésies verticales I-II-III-IV-XI, trad. Fernand Verhesen, Gallimard, « Poésie », 2021, pp. 193-195 [extrait de Poésies verticales IV, 1969].
  2. Claude-Henri Chouard, L’Oreille musicienne, Gallimard [2001], « Folio essais » [2009], 2010, p. 94.