Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 4

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Yves Henry, le 10 mai 2023, à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers

  • une double intégrale du corpus, que l’on peut acquérir par ex. ici, et
  • un entretien-fleuve dont les deux premiers épisodes sont à retrouver ici (les valses, un succès historique), (les valses, un succès actuel) et re- (les valses un succès intégral).

 

Quatrième épisode
L’un contre l’autre, musique !

 

Yves Henry, jusqu’à présent, nous avons évoqué le plaisir lié aux valses : ce qu’il nous disait de l’époque de Chopin (premier entretien), ce qu’il nous disait de notre époque (deuxième entretien) et la manière dont on peut le susciter au disque ou au concert (troisième entretien). Dès lors, si vous l’acceptez, je voudrais que nous nous arrêtions un instant sur cette dualité, qui place au cœur de l’interprétation la question de la réception. Selon vous, l’écoute intégrale des dix-neuf valses est compatible avec la capacité d’un auditeur qui vient vous voir en concert ou qui achète votre disque. Ce nonobstant, faites-vous une différence entre ces deux réceptions auxquelles votre double disque fait écho, l’une ayant été enregistrée en public, l’autre en studio ?
Permettez-moi de préciser une chose : la version piano moderne a été enregistrée sans public ; la version sur piano ancien a été enregistrée, elle, avec public au Salon romantique du château Chanorier, à Croissy, mais pas en concert. C’était comme en studio mais avec un public dont certains membres découvrent, chemin faisant, qu’un enregistrement, c’est pas tout à fait pareil qu’un concert !

Pour vous, contrairement à ce qu’édictait Diapason dont le critique Jérôme Bastianelli qui, dans sa fatuité, jugeait qu’il était pertinent de « regretter que les versions ne s’enchaînent pas valse par valse, ce qui aurait facilité la perception de leurs différences »… avant de vous accorder sa grande récompense (cinq diapasons, mazette !), il faut écouter les deux disques intégralement, à commencer par celui sur piano ancien ancien que vous avez placé en premier.
« Il faut », comme vous y allez ! En tout cas, c’est conçu pour cela, et c’est vivement conseillé pour la version sur le Pleyel 1837. Elle nécessite de s’accoutumer à sa sonorité très particulière pour qui a dans l’oreille les pianos de concert contemporains. En 1 h 10, on a le temps de s’habituer.

 

 

 

 

Est-ce la raison pour laquelle vous n’avez pas choisi d’alterner, dans une perspective peut-être plus didactique voire bastianellique que musicale, chaque valse en version ancienne et moderne ?
C’est l’une des raisons. Une autre est que cela aurait dérangé la fluidité du récital. Mais il est certain que, en alternant les pianos à chaque valse, cela aurait rendu agressive la différence entre les deux sonorités. Cela aurait annihilé la cohérence que j’ai cherchée. Quand on change de piano, on change de diapason, cela surprend. Je crois que l’on a besoin de s’immerger dans chaque esthétique. Voilà pourquoi, pour ce projet spécifique, j’ai estimé qu’il valait mieux adopter la même approche au disque qu’au concert… avec cette nuance que, lors d’un récital, je garde l’ordre mais je ménage des pauses entre chaque série de valses pour expliquer deux-trois choses.

 

« J’ai à cœur de donner des clefs »

 

Vous l’avouerai-je, Yves Henry ? Une inquiétude terrrrible me saisit. Ne serions-nous point en train de parler de sujets passéistes voire, pire : passés ? À en croire certaines gazettes, certains responsables politiques donc certains dignitaires culturels institutionnels, aller écouter un concert de musique savante est un loisir pratiqué par très, très peu de gens ; quant à écouter un disque, l’idée fleure la naphtaline ! Comment vivez-vous, en tant que musicien appelé à enregistrer des disques et à jouer en concert, l’idée que, officiellement, vous ne vous adressez plus à personne ?
Parlons d’abord du disque, pour être concret. Si je fais abstraction du support, physique ou dématérialisé, on peut écouter le disque chez soi comme je l’ai imaginé. Combien de gens le font encore, je n’en sais rien, mais l’important est que ceux qui veulent le faire peuvent le faire. Un interprète n’est pas là pour imposer à des malheureux de l’écouter mais pour susciter l’envie et le plaisir des mélomanes chevronnés ou occasionnels.

Qu’en est-il du concert ? Dans The Great Transformation of musical Taste (Cambridge University Press, 2008), William Weber a montré combien ce rituel qui tend à sembler immuable est en réalité le reflet de mutations perpétuelles et de tensions propres à la vie politique et culturelle de son temps – par exemple entre les tenants d’une « musique classique classique » censément universelle, les férus de musique populaire en quête d’une justification intellectuelle, les tenants d’une musique avant-gardiste pour qui le critère n’est plus le plaisir mais, au contraire, la foi dans une inaccessibilité de la geste créatrice justifiée par la mathématique ou le génie du compositeur… et nous ne parlons là que du  contenu des programmes, alors que la forme elle-même ne cesse, discrètement ou non, de muter.
Pour ma part, je suis convaincu que le concert est quelque chose qui évolue en permanence. Par exemple, je pratique depuis très longtemps le concert parlé, au sens où je n’envisage plus tellement un concert au cours duquel je ne dirais pas un mot.

 

 

 

 

Cela peut déranger certains spectateurs…
Je le concède. Reste que, pour la majorité des gens, c’est quelque chose qui, d’un coup, change la manière dont ils envisagent la musique. Aujourd’hui, beaucoup de gens viennent au concert sans être des habitués. Des amis les y amènent, l’occasion se présente, que sais-je… En tout cas, ce ne sont pas des connaisseurs. Ce sont plutôt des gens qui veulent passer un moment original, peut-être étrange, pas ennuyeux et si possible plaisant. Il ne faut évidemment pas les considérer avec condescendance ou inquiétude : ils ont une attitude moins courageuse que positive puisqu’ils sont venus – quel a priori plus favorable espérer ? Alors, à eux comme aux autres, j’ai à cœur de donner quelques clefs. Oh, sans elles, on peut apprécier la musique ; mais, avec, elle est encore plus belle parce que l’on sait mieux comment l’écouter ou parce que l’on se sent en résonance avec le compositeur…

… au risque du concert pédagogique…
C’est un écueil caricatural. Il ne s’agit pas d’expliquer chaque chose ! Il s’agit de recontextualiser ou d’aider l’auditeur à se focaliser sur un détail essentiel. Tous les spectateurs avec qui j’ai pu parler après mes concerts m’ont remercié de les avoir aidés à mieux écouter.

 

« Il faut amener les spectateurs au concert »

 

Cette stratégie de la pédagogie perlée semble se répandre. Parmi les habitués de ce site, des pianistes comme Jean-Nicolas Diatkine et Vittorio Forte sont incapables de faire un concert sans parler – ne parlons pas de Cyprien Katsaris, c’est encore un cran au-dessus…
… et heureusement !

Comme une valse de Chopin sur piano ancien ou moderne, cette injection de paroles dans les notes peut être interprétée de deux façons : est-ce que les artistes ont pris conscience du niveau modérément éduqué d’une partie de leur public, un peu alla Chopin ? ou est-ce que le public a muté et est devenu incapable de supporter une heure un quart de musique sans making of ou sous-titre ? et est-ce que cette éventuelle mutation serait finalement pour partie bon signe puisqu’elle prouverait qu’il n’est pas indispensable d’être ou d’avoir été étudiant au CNSM pour apprécier un concert de musique savante ?
Ha, vous savez, j’ai été directeur de conservatoire pendant cinq ou six ans. Pour que les élèves et leurs parents aillent au concert, c’est beaucoup plus compliqué que ce que vous avez l’air d’imaginer. Par exemple, il ne faut pas croire que, parce que les profs donnent un concert, les élèves vont venir. Mais pas du tout ! En général, les élèves du conservatoire ont beaucoup de travail, donc ils ne vont pas si souvent que ça au concert. La démarche d’aller au concert doit souvent se doubler d’une démarche pour amener le concert.

Comment amène-t-on au concert ?
Ce n’est pas qu’une question de prix des billets, loin de là. L’enjeu premier est de faire prendre conscience qu’aller au concert n’est pas quelque chose qui exige une démarche très compliquée et très exclusive qui obligerait, par exemple, à se rendre dans une salle où certains ne sont jamais allés. La nouveauté du lieu et certaines caricatures, pas toujours infondées, sur « comment ça se passe, un concert ? » et « quels sont les codes à respecter ? » peuvent susciter une forme d’anxiété paralysante que chaque acteur de la musique doit avoir à cœur de dissiper avant le concert, pour susciter la curiosité et inciter les curieux à venir, et pendant le concert, pour susciter du plaisir et inciter les auditeurs à revenir.

 

 

 

 

Certains festivals n’ont-ils pas évangélisé pour votre paroisse et contrebalancé, à leur mesure, cette idée « exclusiviste » de la musique savante en rapprochant physiquement le concert de la population, sans distinction préalable de culture ?
C’est un fait, les festivals ont beaucoup démocratisé le concert en le rendant beaucoup plus accessible. Quand vous êtes sur votre lieu de vacances et que, tout à coup, vous apprenez qu’est donné un récital dans la p’tite église du village sans l’ambiance guindée des grrrrandes salles, vous pouvez prendre plus facilement le risque d’aller voir comment ça se passe. Partant, je pense que ce type d’événement est très favorable à l’évolution du concert et des concertistes.

 

« Il faut donner des espaces à la pratique instrumentale »

 

À l’époque de Chopin, trouvait-on ces mêmes problématiques presque de classe, presque au sens marxiste du terme, dissociant le public chic qui doit aller au concert parce que, à un certain niveau socioculturel, « ça se fait », et le peuple qui s’interdirait d’y aller parce que ce n’est pas pour lui ?
Il est difficile de comparer les deux époques. Toutefois, on peut dire que, dans la société parisienne, à l’époque de Chopin, il y a énormément de gens qui ont des instruments chez eux. Le succès de Pleyel est phénoménal. La pratique des amateurs est énorme. C’est ce qui a sans doute le plus changé aujourd’hui. La pratique des amateurs est beaucoup moins courante. Pensez que, dans les années soixante, ma mère, musicienne amateur, était membre de l’orchestre du théâtre de Dijon. À cette époque, dans chaque pupitre de l’orchestre, vous aviez les professeurs du conservatoire, les grands élèves et les grands amateurs. Tous ensemble, ils formaient un orchestre qui ne sonnait pas si mal ! Aujourd’hui, on aurait bien du mal à trouver les amateurs en question, je pense…

Vous regrettez cette régression.
Il ne faut pas se contenter de regretter, il faut changer ça. Il faut donner des espaces à la pratique instrumentale. On crée plein de plateformes pour tout et pour n’importe quoi. Pourquoi ne pas créer une plateforme pour que les amateurs puissent jouer ensemble ? Je suis sûr que ça marcherait !

À suivre…


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