Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 1

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Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Comment analyser, comprendre et expliquer le succès jamais démenti des valses de Frédéric Chopin ? À l’heure de la crise du disque et de la remise en cause des projets les plus ambitieux, Yves Henry renverse la table et propose une double intégrale du corpus que l’on peut acquérir par ex. ici. Il était donc l’interlocuteur idéal pour

  • nous exposer la spécificité de ces pièces,
  • nous aider à en décrypter la pérennité,
  • nous guider dans l’art d’exécuter ces valses aujourd’hui et
  • stimuler notre réflexion sur ce que ces miniatures et l’écho qu’elles rencontrent disent de nous autres, humains.

Tel est l’objet de l’entretien-fleuve qu’il nous a accordé le 10 mai 2023, et dont vous retrouverez les propos sur ce site, égrenés au fil du temps.

 

Premier épisode
Pour le plaisir

Yves Henry, vous n’avez pas peur du paradoxe. Vous publiez une double intégrale des valses de Chopin en commençant par reconnaître que les valses, ça n’était pas la passion du compositeur. Vous les opposez aux mazurkas, symbole d’un nationalisme intérieur, aux polonaises, représentantes d’un nationalisme extérieur, aux études, sorte d’exploration des possibles offerts par la virtuosité, etc. En revanche, les valses…
Pour les valses, mon sentiment est que leur nature est différente. Par exemple, j’ai enregistré les mazurkas, donc j’ai étudié les écrits de Chopin et j’ai vu combien, à ses yeux, ces pièces-là étaient importantes, dans le contexte de l’époque, afin d’améliorer la connaissance que pouvaient avoir les gens de la musique polonaise.

 

 

Selon Chopin, elle avait été travestie par ses prédécesseurs.
Oui, d’autres compositeurs polonais s’étaient installés à Paris avant lui mais, à l’en croire, ils n’avaient pas suffisamment de compétences musicales pour rendre raison de cette tradition. Aussi avaient-ils donné une image réduite et réductrice de ce répertoire ; lui a voulu corriger le tir. Il le dit avec une immodestie assumée mais, vu le résultat, on peut conclure que son immodestie était aussi du réalisme !

Va donc pour des mazurkas. Avec les valses, on change de projet : si les unes étaient un hommage à la Pologne, les autres témoignent davantage du goût du jour parisien.
En effet, les valses n’ont pas du tout la même destination que les mazurkas. Elles naissent des circonstances culturelles dans lesquelles Chopin évolue, en l’espèce : le salon. Dans sa vie parisienne nocturne, il y a le salon où il se produit et rencontre des gens, le concert où il se produit très rarement, et le concert (ou l’opéra) où il va en tant que spectateur. Le salon exige de jouer en général des pièces assez courtes visant à faire plaisir aux auditeurs. S’il y joue quelques préludes et une mazurka ou deux, Chopin veut d’abord jouer des œuvres que les gens puissent comprendre, donc des œuvres sans complication ou sophistication extrême. Des pièces que chacun puisse aimer spontanément.

 

« Un chef-d’œuvre peut être simple »

 

Vous vous référez à une dichotomie qui oppose, dans une certaine mythologie de la musique savante, la musique de qualité à la musique qui « fait plaisir », celle que l’on peut comprendre sans se prendre la tête et que l’on peut apprécier comme on goûterait aujourd’hui de la popinette ou de l’easy listening.
En tout cas, il y a cette idée que, s’il s’agit de jouer une musique divertissante, la valse est idéale dans le cadre du salon. Puisque c’est ce qu’attendent les gens qui fréquentent les cénacles où se produit l’artiste, pourquoi leur refuser ce plaisir ?

 

 

Est-ce à dire que l’intérêt des valses de Chopin sourd de cette tension entre, d’une part, l’obligation de jouer une miniature qui corresponde en tout point aux goûts d’une époque et, d’autre part, l’aspiration du compositeur à écrire sa musique – aspiration dont on trouve trace même dans ces séquences  ?
Cette tension existe, mais pas seulement dans les valses ! L’exemple le plus connu est sans doute le nocturne posthume en ut dièse mineur. C’est l’un des plus simples qui soit. Tous les amateurs peuvent le jouer. Il est constitué d’une mélodie à la main droite, toute simple, avec un accompagnement tout aussi simple constitué d’accords eux-mêmes hyper simples. La pièce était destinée par le compositeur à sa sœur, même si on la joue encore aujourd’hui, y compris en concert. Ce nocturne est très différent des nocturnes ultra polyphoniques et recherchés qui ont contribué à la renommé du corpus. Pourtant, il touche ses auditeurs au plus profond d’eux-mêmes. Il ne s’agit donc pas d’une sous-œuvre. Ce n’est pas parce qu’une partition est accessible techniquement qu’elle n’est pas un chef-d’œuvre.

À présent, voilà que vous démontez un autre topos de la musique savante : en sus du « si c’est pas au moins un peu ennuyeux et bizarre, c’est pas de la grande musique », il y a le « si c’est pas compliqué à jouer, c’est pas terrible »…
Le nocturne posthume en Ut dièse mineur en est la preuve irréfutable : il est simple, et c’est un chef-d’œuvre.

 

« La pérennité du plaisir est un signe de génie »

 

À l’instar de ce nocturne, vous sous-entendez – et c’est logique pour qui publie une double intégrale des valses ! – que ce n’est pas parce que toutes les valses ne sont pas tarabiscotées, difficiles à jouer et réservées aux experts musicologues qu’elles ne sont pas des œuvres dignes d’intérêt.
Je ne le sous-entends pas, je l’affirme ! Les valses remettent en cause un critère d’évaluation de la musique très répandu : la sophistication. Plus une œuvre serait sophistiquée, plus elle serait digne d’intérêt. Alors, posons la question : toutes les valses sont-elles d’une grrrande sophistication ? Non. Mais une partie du miracle se niche dans cette non-sophistication ! Malgré elle, ou derrière elle, ou grâce à elle, il reste toujours, dans chaque valse, la patte de Chopin, son inspiration géniale, cette spécificité qui fait que, même quand une valse est très simple et, je veux insister sur ce point, très facile à comprendre par le public, elle peut toucher l’audience, donc accrocher l’intérêt de chacun.

 

 

Vous décrivez le processus de composition chez Chopin comme un équilibre modulable entre une geste personnelle, fondamentale, et une conscience du public, plus ou moins ancrée dans les pièces, qui nécessite de lui offrir quelque chose (une mélodie, une harmonisation, un rythme familier…) afin de faire passer, en quelque sorte, le projet plus intime présidant à l’écriture.
Nul ne contestera que Chopin avait conscience de son public. Il offrait des valses à telle ou telle de ses connaissances, au point que de nombreuses pièces sont restées à l’état de feuillets d’album sans jamais être éditées et ne sont apparues qu’au fil du temps.

Au reste, elles sont peu nombreuses à avoir été éditées du vivant du compositeur.
Cela constitue une partie de leur spécificité. Les valses émergent de la nécessité de produire au salon quelque chose qui soit facile à appréhender du public lequel, lors de ces moments mondains, n’est pas une assistance sophistiquée venue spécifiquement écouter un concert. Pour autant, elles ne sont pas écrites avec négligence. D’ailleurs, on le voit bien : ces œuvres qui sont écrites pour plaire, on a beau les connaître sous toutes les coutures, elles nous plaisent toujours quand nous les entendons. Nous ne nous en lassons pas. La pérennité du plaisir démontre que chaque valse cèle quelque chose de profond et de génial.

Même si Claude Debussy écrivait que « la musique est là, d’abord, pour faire plaisir », vous rappelez que cette idée de « plaisir » est à la fois relative et éphémère. Le plaisir musical change selon les époques. Cela justifie même, pour certains compositeurs, de se moquer totalement de plaire à leurs auditeurs… voire de faire  du déplaisir un critère de qualité ou de génie ! Est-ce ainsi qu’il faut penser aux valses de Chopin : des pièces « pour faire plaisir mais pas que » ?
Il faut assumer l’évidence, Chopin a écrit ces valses pour satisfaire son public. Toutefois, beaucoup d’autres œuvres que les valses, de beaucoup d’autres compositeurs que Chopin, ont beaucoup plu à leur auditoire à une certaine époque mais, si on les joue aujourd’hui, le temps a passé, le goût a changé, de sorte qu’elles nous paraissent, disons-le poliment, dénuées d’intérêt.

 

« La simplicité, c’est réjouissant ! »

 

Pourquoi, d’après vous, les valses de Chopin ont résisté à l’épreuve du temps ?
Pour une raison à la fois insondable et très simple : Chopin combine un trait de génie (qui, souvent, peut sembler lié à une idée musicale) et une structure quasi immuable, très claire, immédiatement perceptible. En effet, les valses, comme les mazurkas, respectent une carrure très précise, très régulière, avec des éléments récurrents qui facilitent aussi l’accueil du public.

 

 

À vous écouter, on a presque l’impression que, tel que l’investit Chopin, le genre de la valse, grâce au refrain, au leitmotiv et à la clarté de la structure, offre paradoxalement la quintessence de l’art du compositeur ou, formulé de manière moins provocante, met à nu la spécificité de sa musique, débarrassée de ce que vous appelez avec admiration sa « sophistication » ?
Une chose est sûre, dans ses valses, Chopin ne laisse pas sa musique étouffer sous les conventions. Néanmoins, on aurait pu imaginer que, pour parvenir à cet exploit, il écrive des pièces ultrasophistiquées pour contrebalancer l’aspect convenu du genre. Or, pas du tout : Chopin écrit bien des valses pour plaire, il ne triche pas, ne déroge pas au projet de plaisir consubstantiel à ce type de musique et, pour autant, il ne sophistique pas à outrance.

Pouvez-vous donner un exemple de cette (relative) simplicité ?
Songez qu’il n’y a pas d’indication très précise de pédalisation. Les rares qui sont présentes sont beaucoup moins complexes que celles que l’on trouve dans les mazurkas, pour nous en tenir à ce parallèle. De même, la polyphonie est beaucoup moins déployée dans les valses que dans les mazurkas. Si bien que les valses sont plus simples, plus basiques, pour l’interprète comme pour ses auditeurs… et c’est réjouissant !

Un compositeur au service de son public, c’était fréquent, à l’époque de Chopin ; un compositeur au service de son public qui reste immensément connu 174 ans après sa mort, c’est presque une curiosité…
Peut-être parce que Chopin avait les deux : le génie intérieur et la conscience de son auditoire. Grâce au salon et à ses élèves, Chopin a pu constater de manière très fine l’état de son public. N’oublions pas que c’est le seul musicien de son époque qui soit à la fois compositeur, pianiste (quoique donnant peu de concerts) et surtout professeur. Autrement dit, il est confronté toute la journée, car il donne des cours toute la journée, à des gens issus de milieux élevés, ces mêmes milieux qu’il fréquente au salon, et il voit bien chez ses élèves les connaissances donc les ignorances musicales dudit milieu.

 

« Une partition peut être une photographie sociologique d’une époque »

 

En somme, alors même que la musique avait une place importante dans la sociabilité des riches, le niveau de culture musicale des élèves de Chopin n’était, à ses yeux, pas très élevé…
On pourrait le dire de façon encore moins amène sans déformer la vérité ! Cet effarement du professeur a contribué, me semble-t-il, à conduire le compositeur à être quasi maniaque, obsessionnel, ultra pointilleux dans les indications dont il a inondé nombre de ses partitions : pédales, nuances de chaque main, annotations… Il paraît vouloir tout expliquer, comme si, finalement, ceux qui devaient jouer sa musique étaient incapables de deviner le sens de ce qu’il a écrit.

 

 

Les valses, elles, ne sont pas souvent fournies avec leur mode d’emploi. Pourquoi ? Parce que Chopin était le seul à les jouer ? ou parce que, ce type de musique étant (parfois) plus simple et bien référencé dans l’oreille des auditeurs-interprètes, les précisions étaient moins utiles ?
Pour une raison pratique que nous avons évoquée rapidement. Songez que Chopin n’a édité que sept valses. Or, c’est quand il édite quelque chose qu’il pousse le manuscrit au maximum de ses possibilités, afin que le futur lecteur de la partition puisse ou doive tout comprendre. La plupart de ses valses, Chopin les joue lui-même et ne les destine pas à la publication. Donc il ne consent pas cet effort, important, de minutie et d’explicitation. J’y ai beaucoup réfléchi, depuis que je pratique Chopin donc depuis un p’tit moment ! Selon moi, ce rôle des indications est une photographie sociologique de ses élèves dont très peu étaient réellement formés ; et leur nombre limité sur l’ensemble des valses traduit aussi leur usage dans la pratique de compositeur et d’interprète de Chopin.

À suivre…


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