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Femme avec poils et rats, le 12 mars 2024 à l’Opéra Bastille. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Nous avons quitté Simon Boccanegra au moment où tout allait bien pour lui, donc où la tragédie allait se nouer. Quand nous regagnons la salle, Annie Lockerbie Newton est à poils sur le rideau. Des rats lui courent dessus. Pourtant, ils ne sont pas prêts à quitter le navire, au contraire, leur morsure septicémique va commencer à produire l’effet escompté.
Dans l’immédiat, le rideau semble nous avertir que la seconde partie sera marquée par la vidéo signée Sarah Derendinger. Ainsi, tandis que le fantôme de l’amour morte marche sur le plateau tournant, on suit les évolutions pixélisées de Ludovic Tézier. De son côté, Paolo (Étienne Dupuis) fomente. Il se prépare à empoisonner l’ex-corsaire. Pour trouver du soutien, il affirme à Gabriele (Charles Castronovo) que le doge veut se taper Maria-Amelia (Nicole Car). Bingo ! Dans un long solo, Gabriele se laisse dévorer par la fake news (“La jalousie embrase mon âme, tout mon sang ne pourrait éteindre ce brasier”). Bien soutenu par le hautbois, Charles Castronovo déploie une riche palette de sentiments qui voguent

  • de la fureur
  • à la détresse
  • en passant par le doute et l’incompréhension,

et en se focalisant sur l’obsession de l’opéra italien : il faut que la chérie soit

  • vierge,
  • pure,
  • vertueuse et
  • innocente (sinon, “que je ne la voie plus !”).

Ce sera le premier air à être applaudi ce soir-là. Ô surprise ! Amelia (Nicole Car) arrive sur ces entrefaites, après avoir croisé le fantôme de sa mère – nan, rien n’a de sens, mais c’est souvent la condition sine qua non pour signer une mise en scène à Bastille. Elle confirme qu’elle est pure. Elle se balade dans les cales du bateau. Le fantôme montre ses nichons. Amelia, non, mais elle demande à Simon l’autorisation d’épouser son chéri. Problème : il appartient à une famille ennemie du doge. Simon gueule pour le principe alors que la caméra offre un gros plan sur les tétons de la fantômette. Hélas, Annie Lockerbie Newton se rhabille. Le grondement des cuivres accompagne l’empoisonnement du boss. Pour la troisième fois, Ludovic Tézier s’allonge afin de dormir. Tandis que Paolo s’enfuit, Gabriele veut profiter de la sieste du papa pour l’assassiner. Ouf, Amelia veille et l’empêche de “frapper un vieillard sans défense”. C’est l’occasion d’un grand trio où tout le monde se réconcilie moyennant négo : si Gabriele calme le peuple qui gronde à l’entrée du palais (l’occasion jubilatoire pour le chœur de vociférer), Simon lui accordera la main de sa fille qu’il l’accusait de lui avoir volé.
L’acte troisième s’ouvre sur le triomphe du doge et l’arrestation de Paolo, sur le point d’être supplicié. Le doge est au premier plan, inerte, debout. (Rappelons que c’est de l’art, on ne peut pas comprendre le génie de Calixto Bieito, sinon, on serait tout aussi génial que lui : le mystère est cette rustine que les malins collent sur leur je-m’en-foutisme pour donner aux imbéciles l’illusion de la profondeur.) Alors que Paolo se vante devant Jacopo (Mika Kares) d’avoir empoisonné Simon, il est puni par un chant nuptial permettant au chœur de murmurer après avoir craché des décibels. C’est le camouflet suprême pour le comploteur puisque celle qui se marie est celle qu’il convoitait.

 

Ludovic Tézier, le 12 mars 2024 à l’Opéra Bastille. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Tandis que Paolo est décapité avec un canif, le doge constate qu’une “flamme noire serpente dans [s]es veines”. Un ample duo avec Jacopo permet à Ludovic Tézier d’exploiter

  • la profondeur de sa voix,
  • l’expressivité de son timbre et
  • la force de son souffle,

à quoi Mika Kares répond par une recherche d’incarnation vocale qui campe son personnage passant à son tour de la fureur au chagrin en passant par la pitié. Pendant ce temps, ça crapahute à quatre pattes dans la cale de l’écorché de bateau. Dans les bras de son ex-ennemi, Simon lâche à sa fille : “Dieu m’accorde d’expirer dans tes bras.” Côté mise en scène, c’est donc la fête du slip. Il est temps que cessent ces âneries. Le doge meurt après avoir désigné son successeur (comme il est mort, il sort de scène en marchant et file vaquer sur son vaisseau fantôme), le chœur se lamente, un grand crescendo salue l’arrivée du fantôme, et ite missa est.
Gros-Jean comme devant, nous ne pouvons qu’applaudir mollement, confit dans notre désarroi. Certes, Simon Boccanegra n’est pas le plus passionnant des drames verdiens, mais il est habilement

  • tissé de dispositifs vocaux variés,
  • semé de grands airs et duos spectaculaires,
  • habillé avec savoir-faire par un orchestre bien exploité et un chœur aux couleurs multiples.

Reste que ce qui se passe et ne se passe pas sur scène ce soir-là nous dépasse et nous laisse sur le bas-côté. Tout nous paraît

  • vide
    • de théâtre,
    • de tensions,
    • d’émotions,
  • soucieux de ne pas traiter l’histoire dans
    • son immédiateté,
    • sa vigueur dramatique,
    • sa vocation émotionnelle (avouons notre vulgarité : c’est aussi pour ça qu’on vient à l’opéra…),
  • gâché par des ajouts et effets (rôle muet, vidéos soulignant la vacuité plus que ne la comblant, etc.)
    • inutiles,
    • grotesques et
    • parasites,

de sorte que l’on échoue à s’émerveiller. L’indifférence nous empêche

  • de vibrer pour Amelia ou Simon,
  • d’admirer les chanteurs,
  • de jouir de la fécondité apportée par la conjonction
    • d’un grand orchestre dirigé par Thomas Hengelbrock,
    • d’un chœur sollicité dans des fonctions multiples, et
    • de solistes qui font ce qu’ils peuvent pour que l’échec de la mise en scène affecte le moins possible leur solide prestation – tout en ayant sans doute conscience de l’effet produit par la mise en scène sur le spectateur.

 

Nicole Car, amochée, le 12 mars 2024 à l’Opéra Bastille, devant un chœur représentant Gênes au quatorzième siècle selon Ingo Krügler. Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est vaguement

  • triste,
  • révoltant,
  • écœurant – en un mot :
  • naze

d’assister à un spectacle comme en n’y étant pas ; et c’est peu de dire que, en dépit du succès de The Exterminating Angel, l’on craint le plus médiocre pour le prochain Ring programmé en ces lieux et confié à Calixto Bieito,

  • sa paresse,
  • ses clichés
    • (ah ! la nudité !
    • ah ! la vidéo !
    • ah ! l’insignifiance des costumes d’Ingo Krügler et la pauvreté du décor de Susanne Gschwender !) et
  • son hybris (ah ! la contradiction entre le texte et ce qui est demandé aux artistes !).