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Détail du principal élément de décor de “Simon Boccanegra” par Susanne Gschwender. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Le casting est solide : Giuseppe Verdi à la compo, Ludovic Tézier et Nicole Car en têtes d’affiche, Thomas Hengelbrock – que nous avions plutôt apprécié jadis dans Carl Maria von Weber – à la baguette, une prod déjà tournée cinq ans plus tôt et Calixto Bieito dont la toute récente création ici même nous avait convenu, what else? Pourtant, d’emblée, une mauvaise intuition nous saisit, avec cette idée triste que nous risquons de ne pas être déçu en bien.
Pour le prologue de ce Simon Boccanegra-ci, la scène est vide. Seul domine un écorché de navire qui tourne. En avant-scène, Simon (Ludovic Tézier), un corsaire vedette, ronque. Sur le bateau, des néons dégoulinent du pont aux cales. Dans la fosse, le prélude sublimissime est exécuté sans sentimentalisme – bien que nous soyons souvent en admiration devant l’orchestre, la froideur de ce moment magique nous désenchante quelque peu. Sur scène, devant le mec qui dort, Paolo (Étienne Dupuis) et Pietro (Alejandro Baliñas Vieites) manigancent pour élire ce bad boy moyennant “puissance” et “honneurs”. Paolo propose donc à Simon, pourvu d’une montre, de devenir doge, offrant la première crotte de nez de la mise en scène – Simon est couché et reste immobile mais dit quand même, c’est bien aimable, “Viens dans mes bras”, cela n’a aucun sens. L’éclairage disons, très économe de Michael Bauer permet sans doute aux premiers rangs du parterre d’être émus – du fond du premier balcon, on n’y voit presque goutte (ha ! cette passion de sous-éclairer pour être très beaucoup profond, ha !).
Après avoir fait sa fine bouche, Simon accepte d’être duc dans l’espoir de retrouver Maria (Annie Lockerbie Newton, rôle muet inventé, on y reviendra), qu’il a engrossée et que Jacopo Fiesco, son père (Mika Kares), depuis l’enfantement, garde prisonnière. Paolo le résume au chœur – en effet, l’on peine à se passionner pour l’inventivité de l’écriture, mais l’on ne peut qu’être séduit devant la multiplicité des dispositifs verdiens. Simon, lui, apprend la nouvelle à Fiesco en personne. Le barbon est furieux d’être limogé au profit du détourneur de minette. Dans la version de Calixto Bieito, le père traîne sa fille sur une bâche où elle se contorsionne avant de s’immobiliser (ha ! cette passion pour les personnages muets et inutiles, ha !) (tiens, on y ou on en est déjà revenu). Le palais, version Susanne Gschwender, est bien sûr une scène vide et le doge, costumé par Ingo Krügler, est en costard trois pièces + cravate, où diable les fournisseurs de fringue vont-ils chercher une telle créativité ? Après qu’Étienne Dupuis a déployé son souffle devant les choristes, Mika Kares dégaine ses graves avec les mêmes en off, cet espace où beaucoup se passe dans Simon. Pour occuper un rien les acteurs, le metteur en scène propose une première forme en arche, qui consiste à dévêtir ses personnages (veston, cravate, bras de chemise…) puis à les revêtir (bras de chemise, cravate, veston). Admettons que ces mouvements spectaculaires et passionnants nous passionnent modérément voire nous agacent un tantinet tant leur intérêt dramatique nous échappe tandis qu’ils parasitent les échanges par de vaines péripéties textiles.
Reste l’essentiel : Simon est effondré d’avoir perdu l’amour de sa vie. Carrément chiffon, Ludovic Tézier exprime alors sa détresse par le truchement de

  • ses tenues spectaculaires,
  • ses graves charnus et de
  • son expressivité d’acteur,

préparant un contraste caricatural mais saisissant avec le triomphe éclatant que lui réserve un peuple, soumis – comme il se doit – à ce qu’ont ordonné les grands prêtres politiques du moment. Ce pourrait être la fin du prélude, mais Calixto Bieito ajoute une scène semi-muette, pendant laquelle le chœur aux tenues aussi chamarrées que grotesques reflue, laissant Simon pleurer bruyamment. Soudain, quelle émotion, silence ! Ludovic Tézier se relève, met des lunettes (un peu comme s’il s’était posé une couronne sur la tête, suppute-t-on) et commence à se coiffer, ce qu’il fera pendant de longues minutes. Maria-la-morte rajuste sa bâche, la replie et commence ses pérégrinations de fantôme. Maria aka Amelia (Nicole Car), la fille disparue de Simon et Maria, apparaît dans les cales du bateau à néon. Elle chante son amour en jouissant

  • des couleurs chatoyantes,
  • des phrasés au cordeau et
  • des aigus éclatants

de sa porte-voix revêtue, c’est probablement très symbolique, d’un imper jaune – sera-ce pour la rattacher au passé marin de son père ou juste pour rentabiliser un accessoire qui traînait dans une friperie de luxe, mystère. Gabriele (Charles Castronovo), son chéri, cingle vers elle toute voix dehors, animé par ses pulsions érotiques et ses projets complotistes. L’orchestre ploum-ploume son accompagnement fonctionnel qui l’amène à s’effacer pour laisser s’ébattre les amoureux. Ça chante, ça fait le job mais, faute

  • de poésie,
  • de scénographie convaincante,
  • de dramaturgie envoûtante,

on rechigne à décoller.
Fiesco, devenu Andrea, informe Gabriele que sa dulcinée n’est pas la fille des puissants Grimaldi, qui l’ont adoptée pour remplacer leur fille décédée. Gabriele s’en fiche, il ne veut pas le fric mais la fille. Andrea qui “veille sur elle comme un père” la lui accorde. De notre côté, on donne le max pour s’accrocher à l’histoire mais les néons cintrant le bateau nous vrillent les yeux. Quatre rangs devant nous, un connard cesse de lutter et allume son cellulaire pour consulter ses messages.
Pourtant, sur scène, ça bouge. En effet, Simon voulait marier Amelia à Paolo, mais il découvre qu’elle est sa fille et renonce donc à la marier contre son gré. C’est alors moins l’émotion que la partition qui met Nicole Car à l’épreuve. Les notes médium lui échappent en partie. Cependant, la cantatrice ne s’efface pas devant la difficulté, dévoilant ainsi un aspect de son personnage plus humain, moins papier glacé, lui qui était jusque-là écrasé sous les stéréotypes de la petite niaiseuse. Pour fêter ça, Ludovic Tézier tombe les lunettes et la cravate ; Nicole Car se libère de son imper. Après avoir ôté son dernier veston, Simon s’allonge et Amelia caresse le décor.
Heureusement, Paolo vient faire du foin. Furieux, il organise l’enlèvement de son ex-promise. Sur le bateau, le chœur tonitrue. On milite pour la mort du doge, que Gabriele accuse d’avoir enlevé Amelia. Ouf, elle arrive, sanguinolente, et, grâce à la stratégie de la pleurniche que ne transcende certes pas la mise en scène, elle calme les esprits. Simon claque un monologue larmoyant où il plaide pour la paix et l’amour. Le peuple mord à l’hameçon et vibre en chantant la patrie et le ciel. Malgré la triple performance

  • d’un Ludovic Tézier magistral en pantalon à bretelles,
  • d’un orchestre qui s’efforce avec art de suivre les chanteurs et de les soutenir par sa polymorphie, et
  • d’un chœur qui sait tonner quand il le faut,

ce qui n’est certes pas rien, nous constatons, consterné de nous-même, que nous nous ennuyons un brin voire une botte.

  • Livret fade et mal ficelé,
  • musique au kilomètre où la science de l’orchestration ne compense pas une inventivité en berne,
  • mise en scène affligeante,

tout nous pousse, résigné, à attendre la fin de l’acte. Alors, Gabriele redescend d’un ton, restitue l’arme qu’il n’a pas mais qu’il tend quand même à Simon (ha ! cette sublimité de la mise en scène quand elle ne suit ni les didascalies, ni le texte !), et Paolo, qui a tout manigancé, est obligé de maudire celui qui a tout manigancé donc de se placer sous les terribles auspices d’une magnifique clarinette basse. Le drame est enfin noué, c’est donc la mi-temps.

 

À suivre…