Ali Hirèche joue Schubert et Liszt – 3/3

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Après une sonate de Schubert et trois lieder de Schubert transcrits par Liszt, voici que la sonate de Franz Liszt en si mineur se glisse sous les doigts d’Ali Hirèche en conclusion de son disque paru ce tout tantôt chez Bion. Le monument, d’un seul bloc, pèse plus d’une demi-heure, s’articule en trois mouvements et un bitouniou, et est essentiellement griffé Allegro energico.
Il commence pourtant par un bref Lento assai tout de gravité habillé. Dès que les lions sont lâchés,

  • l’explosivité des octaves,
  • l’efficacité des nuances,
  • l’habile rendu de l’association entre
    • cohérence du propos
      • (motif obsédant,
      • vitalité des surgissements,
      • investissement de l’ensemble des registres instrumentaux) et
    • cahots voire chaos organisé
      • (silences,
      • agogique,
      • modulations), ainsi que
  • la distinction des plans sonores permettant d’extraire la musicalité tant de l’agilité des doubles croches que de la virtuosité octaviante

signalent un musicien en mesure de nous faire vibrer au gré des foucades du monstre lisztien.

 

 

Dans le délicieux inconfort des secousses ménagées par le texte, l’on savoure – et la prise de son de Clémence Fabre n’y est pas pour rien – tant

  • les notes répétées à l’efficacité redoutable que
  • l’usage gouleyant de l’ultragrave et
  • les mutations maîtrisées (tonalité et mesure) jusqu’à la première explosion d’un grandioso éclairé par ses échos wagnériens, dans
    • son emphase,
    • ses retenues,
    • ses changements de tonalité et
    • son exploitation des leitmotivs.

Tour à tour puissant, mystérieux et élégiaque, le piano d’Ali Hirèche développe une vision maximaliste du premier mouvement. En effet, par opposition à un désir d’unification gommant ou la virtuosité ou la poésie des suspensions pour renforcer une cohérence putative, l’interprète assume la radicalité exacerbée d’une partition peignant à la fois

  • le ronronnement du feu intérieur prêt à s’échapper de l’âtre,
  • les escarbilles de la passion promptes à s’émanciper du cœur du foyer et
  • les brûlures charbonneuses qu’un incendie, fût-il circonscrit, peut laisser quand il a léché ce qui tombait sous les langues du brasier.

Où que l’on donne de l’oreille, l’on est tour à tour – et parfois simultanément – emporté par

  • l’élégance des triolets,
  • le lyrisme du développement,
  • le juste usage des “effets” inscrits dans la partition,
  • la largeur du spectre d’intensités et de touchers,
  • la musicalité de l’impressionnante aisance technique toujours moins circassienne que narrative, et
  • le sens de la diégèse donc des contrastes
    • (variété des attaques,
    • gestion du tempo mesuré,
    • présentation des modulations, et
    • respirations clarifiant le “bruit” auquel des fats comme Clara Schumann ont parfois cru juste de réduire cette écriture pour un piano total).

 

 

L’arrivée de l’andante sostenuto, mutant pourtant de tonalité et de battue, est d’une délicatesse à faire pâlir un carré de soie. Alors que tout semble presque apaisé dans ce Fa# à trois temps, voici que, bientôt, changent

  • le tempo,
  • la tonalité et
  • la mesure.

Ali Hirèche excelle à rendre l’instabilité dans la stabilité, choisissant cette fois moins le contraste que le changement de couleurs auquel incite un mouvement loin de s’ankyloser dans la mollesse d’une partie centrale destinée à faire frémir les permanentes des grands-mères abonnées au Figaro que tous ceux qui ont dansé un slow sont sans doute restés un peu, quel que soit leur sexe. L’andante-adagio est une parfaite illustration sonore du terme “ductilité”, lequel désigne la capacité d’un matériau à se déformer sans se rompre. Ainsi, quand la méditation évolue, mute même, semble sur le point de s’interrompre ou de s’enliser, entraînée par de longues guirlandes descendantes, le retour du thème et des notes répétées semble apporter une piste de développement qui, en réalité, se délite paisiblement dans l’obscurité des graves où le dernier fa#, abyssal, ouvre la voie au sol bémol du deuxième Allegro energico – mixé à la dernière piste – mutant de Fa# à Sol bémol.

 

 

La réexposition du thème déchiqueté ouvre la voie à un fugato

  • d’une densité,
  • d’une efficacité et
  • d’un swing

aussi remarquables d’écriture que d’exécution.

  • Détaché,
  • lisibilité de la polyphonie,
  • puissance des percussions,
  • science du rythme,
  • habileté autant impressionnante que réjouissante des doigts d’un pianiste incandescent

rendent hommage à l’inventivité du compositeur. Désormais, l’obsession thématique donc rythmique tourne au vertige. Le chant wagnérien propose une respiration “grandiosa” qui s’interrompt rapidement pour débarouler sur un Si majeur lyrique qui ne tarde point à s’animer à son tour. Peu impressionné par la difficulté, Ali Hirèche prend le temps de savourer tant les points de bascule que la folie du quasi presto puis du presto puis du prestissimo que l’on pourrait imaginer être la péroraison. Pourtant, malheur à celui qui applaudirait trop tôt ! Un andante sostenuto ternaire laisse haleter l’auditeur. L’allegro moderato suivant menace même d’un nouveau départ d’incendie… avant qu’un lento assai ne conclue définitivement l’affaire en martelant en douceur l’inaltérabilité du soleil majeur et l’ambiguïté de toute note (puisque l’affaire s’achève sur un si solo, donc entre majeur et mineur).
Dès lors, ce disque ne saurait être considéré comme une énième exécution sidérante d’œuvres à la fois puissantes et virtuoses. Au contraire, il s’affirme comme le renouvellement revigorant

  • d’une démonstration éblouissante des possibles pianistiques,
  • d’un éloge de la rencontre entre savoir-faire technique et don artistique, et
  • d’une invitation à penser tant la musique à travers nos vies que nos vies à travers la musique.

En effet, Schubert et Liszt permettent à leurs plus roués interprètes de traduire, concert après disque, cette interaction entre le pragmatisme de ce que nous vivons (les petites émotions, les grands désespoirs si minuscules à l’échelle du réel, les soubresauts de l’existence et l’inéluctabilité de la mort) et la fixation géniale qu’en ont faite certains compositeurs. Inutile d’essayer de nous leurrer, nous ne sommes ni Schubert, ni Liszt, mais, grâce à des interprétations aussi vibrantes que celles d’Ali Hirèche, nous sommes aussi Schubert et Liszt. Vu d’où nous partons, sérieux, c’est pas rien.