Irakly Avaliani, Intégrale Brahms volume 1, L’art du toucher – 3/10

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Irakly Avaliani le 18 mars 2024 à la salle Cortot. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après une première ballade profonde, une deuxième synthétique, voici la troisième des quatre œuvres composant l’opus 10 de Johannes Brahms, à la fois ballade et “intermezzo”. Plus brève pièce du quatuor, elle précède la plus longue – de loin : 3’30 contre 10′. Dans le précédent épisode, nous avons montré comment, par le jeu

  • des tonalités,
  • des modes et
  • des tempi,

le compositeur a organisé ces quatre pièces en un tout cohérent, et comment, par son interprétation, Irakly Avaliani semblait en avoir tenu compte – même si nous en avons fractionné le compte-rendu pour éviter d’infliger de trop longues notules aux curieux qui nous font l’amitié de feuilleter cet espace. La troisième ballade en si mineur et 6/8 (donc à la fois ternaire et binaire puisqu’elle peut contenir deux groupes de doubles croches par mesure) est ouvertement allegro, ce que les précédentes n’étaient que par interstices. D’emblée, le pianiste travaille le contraste et la complémentarité entre

  • tonicité,
  • accent et
  • rythme.

La tonicité, c’est la capacité de rebondir à partir d’un appui. L’accent, c’est l’effet qui oriente l’écoute soit vers le temps, soit vers le contretemps. Le rythme, c’est la régularité dont le respect permet

  • de faire sourdre un balancement (notamment en ternaire),
  • d’assurer la dynamique (notamment en binaire) et
  • de laisser émerger le groove,

ce dernier étant entendu comme la capacité du musicien à irriguer la régularité de la partition avec une irrégularité intrinsèque, suscitée grâce aux effets d’attente, à la tonicité et aux accents. Tout se tient ! Ceci est certes inscrit dans la composition elle-même, mais il incombe à l’interprète d’en rendre la magie grâce à son art du toucher.
Or, sous les doigts d’Irakly Avaliani, les marteaux deviennent des pois mexicains : ça jaillit, ça pivote, ça cavalcade et s’engouffre sous le buffet du salon avant de réapparaître quand on pensait, presque soulagé, l’affaire emmaillotée dans la poussière sale et collante du temps qui passe. Une telle énergie traduit le travail brahmsien consistant, dans ce premier segment, à associer

  • ascensions légères,
  • fusées descendantes parallèles et
  • débordements de la mesure
    • (octaves accentuées sur la deuxième croche,
    • séries de deux croches répétées de part et d’autre de la barre,
    • appui grave sur le dernier temps de la mesure).

 

 

Surtout, le compositeur mêle les astuces

  • de l’itération qui permet à l’auditeur de se reconnaître (répétition

    • des motifs clairement identifiables,
    • des enchaînements entre les sections et
    • du texte, grâce à la reprise) avec
  • celles du mystère
    • (fragmentation du propos,
    • suspension du développement,
    • absence de ligne uniformisante).

Signe que quelque chose de pas net se trame,

  • la tonalité de Si se substitue à celle de si mineur,
  • le rythme balancé se clarifie nettement et
  • le propos se concentre dans l’aigu et le médium.

Le retour de l’ultra grave prépare

  • d’abord le rappel du premier segment en si mineur,
  • ensuite sa submersion par le mode majeur (cela constituera un pont avec la dernière ballade puisque la tonalité de Si majeur caractérisera le quatrième numéro de l’opus), et
  • enfin le dernier mot laissé au mystère (tenues double pianissimo, discours épuré, insaisissabilité de l’appogiature finale qui contraste avec la durée des accords).

Rendre conjointement

  • la vivacité,
  • la diversité et
  • l’ambigu mystère

de la troisième ballade : défi de taille, exécutant à la hauteur !


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