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Figus à l’orgue Kern de Gerstheim. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis sa célèbre inspection des deux grandes orgues de la ville de Namur, Figus, expert organier en granularité sonore, lutte contre sa réputation de spécialiste des orgues du Norrrrd. Après avoir prouvé que les orgues du Sud (de Paris) étaient un terrain pour le moins adapté à son savoir-faire, voici que le partner historique de la firme Sleepy & Partners (onze membres de la confrérie sont recensés à cette heure) a décidé de faire le voyage de l’Est. C’est lui qui a été désigné par ses pairs pour scruter le dernier orgue siglé Kern.
À l’occasion du concert orgue et saxophone programmé en l’église Saint-Denis de Gerstheim par l’association qui s’échine ambitieusement pour valoriser sa Bête, l’expert parisien est descendu en Alsace pour examiner cette fameuse granularité sonore dont sa confrérie s’est fait une spécialité. Comme de coutume, le résultat de ses investigations sur cette console mobile agrémentée de tuyaux en nid d’hirondelle est extrêmement confidentiel. Même quand il sera achevé, le rapport ne pourra être divulgué sur ce site. Tout juste avons-nous pu arracher quelques bribes d’appréciation au spécialiste, selon lequel “la structure de l’appréciation phonique doit être pensée comme une globalité perçue et non comme une réalité directement provoquée par une action du musicien”. En effet,

l’orgue, peut-être plus qu’aucun autre instrument, est un ensemble intégrant l’instrument, l’architecture, le projet musical, l’effet et la gestion du rapport entre suscitation du son et perception.

D’où l’importance vitale de la granularité sonore – et de la question qui lui est consubstantielle : qu’est-ce que la granularité sonore ?

 

Photo : Bertrand Ferrier

 

En dépit de sa concentration, le sachant accepte de prendre au sérieux notre question sempiternelle. Après un soupir, il nous propose une analogie : “Prenez le biopouvoir…”

Michel Foucault pose que le pouvoir sur la vie s’est développé au long des siècles : d’une part, le biopouvoir du corps-machine, qu’il s’agit de dresser et d’optimiser ; d’autre part, le biopouvoir du corps-espèce, qui s’intéresse à la prolifération des corps (et, soit dit en passant, les problématiques sanitaires actuellement si politisées semblent tenter une inquiétante synthèse de ces deux pôles). Pardon de rappeler ces évidences que nous connaissons tous – les plus jeunes d’entre nous qui, sous prétexte qu’ils ne sont qu’en CE1 n’auraient pas encore lu cette minisomme, lui préférant un maxisomme, gagneront à se reporter à la douzième page de l’édition “Folio plus” initialement parue en 2006, trente ans après l’édition originale, comme nous le savons tous. Or, il appert que la logique du son – en tant que son, évidemment – n’est pas si différente. Cela n’étonnera que les benêts oublieux de l’ontologie vivante du son. Le son peut être conçu comme une machine qu’il s’agit de dresser et d’optimiser. Il s’agit alors d’obtenir un beau ou un grand son. Mais le son peut aussi être conçu comme une espèce dont il s’agit de gérer la prolifération et, si je puis m’exprimer de la sorte, la cohabitation. Penser la granularité sonore, c’est donc essentiellement creuser la jointure entre la machine et l’espèce, et réfléchir sur l’art de cocréer l’être dans, avec, contre, malgré et pour l’être-autre du son – que ce son soit, puisse être ou ne puisse être, cela va de soi.

Aussi l’expert semble-t-il moins chercher à cerner le son qu’à le mentaliser dans l’espace du possible, en tant que cet espace est une résonance de ce qui adviendrait si ce qui pouvait advenir était une entité susceptible d’être, ce qui, comme chacun sait, est loin d’être le cas.

 

Photo : Bertrand Ferrier

En dépit de sa discrétion qu’il stipule contractuelle, l’expert admet être lui-même sujet à certaines inclinations. Pour autant, il affirme pouvoir tenir à distance ses goûts afin de ciseler l’objectivation contenue dans ses observations, nous assène-t-il peu ou prou. Aussitôt, la référence qu’affectionnent les partners fuse : Husserl, encore et toujours.

Nous n’avons qu’une façon de nous tourner vers les choses : c’est en les saisissant. Il en est de même de toutes les objectivités justiciables d’une représentation simple : se tourner vers elles (serait-ce même en imagination), c’est ipso facto les saisir, les observer. Mais, dans l’acte d’évaluer, nous sommes tournés vers la valeur. (…) L’objet (…), ce qui est évalué, devient un objet-que-l’on-saisit à la faveur d’une conversion originale qui l’objective.
(Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Paul Ricœur, Gallimard [1950], “Tel” [1985], 1993, p. 119)

Or, nous précise le savant en finissant ses relevés, la question de la granularité sonore est celle de l’objectivation de la perception d’une ondulation spatiale. Tout, évidemment, sauf évident.

 

Figus en pause à Gerstheim. Photo : Bertrand Ferrier.

 

D’où la nécessité de la pause – au chaud, surtout quand la température intérieure de l’église est inférieure à 10°, panne de chauffage oblige. Mais quitte-t-on jamais ses réflexes d’expert, fût-ce devant un kouglehopf ou une bretzel ?
Sans se départir de son sérieux, l’expert proteste devant le simplisme de notre question : “Il n’y a pas de réflexes d’expert, il y a un être-là, qui implique un étant à la fois dans la présence et dans l’absence. L’instant de l’expertise, dans sa concentration et sa dilatation, est une présence apparente. L’après-expertise est une absence apparente. Le terme de réflexe se réfère à une synchronicité utopique. Il faut du temps pour penser. Comme écrivait Bernard Noël dans Extraits du corps ([2002], Gallimard, “Poésie”, 2006, p. 130), au cœur d’un poème qui ne siérait peut-être pas aux plus pudibonds d’entre nous,

comprendre, c’est décréer
– le regard est acide

Et d’ajouter : “La granularité sonore décante le réel. Elle ne s’arrête pas sur le seuil de la maison-sacristie… ni en sirotant une flûte de champagne devant un hérisson !”
Nous croyions à une facétie. Loin s’en faut : quelques temps après la prophétie de Figus, nous avons bien siroté une flûte de champagne avec un expert en granularité sonore et un bébé nérisson. Comme si, à notre rythme, nous aussi avions décanté le réel grâce à l’acidité de la granularité sonore. Non, je suis pas sûr ce que ça veut dire, mais ça valait la peine.

 

Avec Pierre-Marie Bonafos, Figus et un bébé zérisson autochtone. Photo : Hélène Fritsch.

 


Retrouver les aventures de Sleepy & Partners…

  1. … aux grandes orgues de la collégiale de Montmorency.
  2. … à l’église Saint-Marcel (Paris 13).
  3. … à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Domont.
  4. … à l’église Saint-Martin de Groslay.
  5. … à l’église Saint-Louis de Vincennes.
  6. … à l’église Saint-Joseph d’Enghien-les-Bains.
  7. … sur l’orgue provisoire loué par Notre-Dame de Vincennes.
  8. … aux grandes orgues de la cathédrale de Gap.
  9. … aux grandes orgues de Sainte-Julienne de Namur puis de la cathédrale de Namur.
  10. … à l’église Notre-Dame de Beauchamp.
  11. … sur l’harmonium du temple protestant du Saint-Esprit (Paris 8).
  12. … à l’église de Taverny et à l’église de Bessancourt.
  13. … à l’église du Raincy.
  14. … à l’église de Notre-Dame du Rosaire.
  15. … aux grandes orgues de l’église Sainte-Marie des Batignolles (Paris 17).
  16. … aux grandes orgues de la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5).
  17. … aux grandes orgues de la basilique d’Argenteuil.
  18. … sur l’orgue Cattin de Notre-Dame de Vincennes.
  19. … sur l’orgue Mutin-Cavaillé-Coll de Saint-Georges de la Villette (Paris 19).
  20. … sur l’orgue Merklin de Saint-Dominique (Paris 14), une fois ou deux.
  21. … sur l’orgue Delmotte de Saint-André de l’Europe (Paris 8).
  22. … aux grandes orgues de la collégiale Saint-Jean de Pézenas.
  23. … aux orgues de l’Immaculée Conception (Paris 12).
  24. … sur l’orgue de l’église Sainte-Claire (Paris 19).