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Pierre Réach au Dôme (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Artiste, pédagogue, juré : Pierre Réach est un pianiste trois-en-un. Nous découvrirons bientôt d’autres tiroirs de cette commode bonhomme, et réciproquement, mais cet épisode approfondit déjà ce qui est au cœur de la réflexion du soliste : l’articulation entre sa voix singulière d’interprète et l’impératif de transmission qu’il ressent – grâce à la pédagogie ou à travers la valorisation des jeunes pousses.
Pour rythmer cet extrait de l’entretien, accordé à l’occasion de la parution du premier double album de l’intégrale des sonates de Beethoven, trois prestations d’un jeune protégé de Jean-Marc Luisada. Pourquoi ? Gageons que ceux qui aiment Pierre Réach le découvriront d’ici la fin du post.


Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté


7.
La possibilité du sublime

 

Pierre Réach, nous avons évoqué quelques-unes des spécificités qui habitent votre art de l’interprétation donc votre art de l’enseignement, les deux étant difficilement dissociables. Toutefois, nous avons omis de pointer l’une de vos originalités pédagogiques. Contrairement à de nombreux enseignants, vous plaidez pour un professorat partagé. La faute à votre expérience : vous avez constaté combien la multiplicité des guides éclairés vous a aidé à trouver votre voie propre. Cette conviction n’est pas majoritaire dans la sphère française. Beaucoup de vos confrères exigent l’exclusivité auprès de leurs meilleurs éléments – pas forcément par hybris, du reste, aussi pour éviter de « confuser » leur précieux élément. Comment aidez-vous vos élèves à synthétiser des avis possiblement contradictoires ?
J’aime beaucoup évoquer la contradiction avec mes élèves. Il n’est pas question d’en faire un tabou. Certains élèves me disent parfois qu’ils sont allés à un concert où ils ont entendu un grand artiste interpréter une œuvre que j’adore… mais qu’il joue d’une manière très différente de moi. Je connais des professeurs qui se ferment en constatant que leur omniscience est remise en question. Cette attitude m’est très étrangère. Cela dit, votre question me rappelle un souvenir. J’étais encore en culottes courtes ou, du moins, au lycée, quand mes parents m’ont emmené prendre une première leçon privée chez Yvonne Lefébure. Je me rappelle comme si c’était hier que mon père lui a dit : « Il faut que nous vous avouions que nous aimons beaucoup Wilhelm Kempff. Ses disques tournent tous les dimanches à la maison, et Pierre en raffole. » Aussitôt, j’ai senti ma nouvelle prof exaspérée. Très. Elle a fini par nous faire comprendre que Kempff, oui, soit, c’était pas mal, mais une artiste comptait avant tous les autres.

Elle ?
Bingo. Peut-être était-ce l’héritage d’une certaine école voire d’une certaine époque, j’en accepte l’augure. Toutefois, avec le recul, les années qui ont passé, je trouve ça très décevant. À mon sens, c’est au contraire une chance d’avoir plusieurs visions d’une même œuvre, ne serait-ce que parce qu’un professeur, ce n’est pas quelqu’un qui vous enseigne une illusoire vérité. C’est quelqu’un qui vous aide à trouver votre chemin. On a besoin de quelqu’un pour avancer sur les questions techniques, mécaniques ou physiques ; mais on n’a pas besoin de quelqu’un qui dise : « Regarde ce que je fais, moi. » Un professeur doit montrer la voie et proposer de parcourir le chemin ensemble. Il mettra en garde contre certaines directions menant tout droit au mauvais goût, par exemple. Cependant, si un grand artiste propose d’autres perspectives que celles évoquées par le professeur, le professeur comme l’élève doivent être émerveillés. J’ai accompagné certains élèves au concert.

Vous n’aviez pas peur que cela remette en cause votre enseignement voire votre prestige ?
En aucune manière, voyons ! Il faut profiter de la merveille ensemble. Tant pis si la phrase qui vient peut être mal interprétée, il faut jouir ensemble. C’est assez poser que je ne comprends pas la démarche « exclusiviste » de certains de mes pairs. Je déteste ce qui est exclusif. Ce qui est exclusif est petit.

 

 

À l’opposé, vous louez la générosité et l’exigence des professeurs qui vous ont marqué ; et vous ajoutez à l’endroit de l’un d’eux un compliment qui eût pu passer pour une critique voire du mépris : « Je travaillais avec lui parce qu’il ne me gênait pas. » Comment, dans le creuset de votre enseignement, travaillez-vous l’alchimie entre la liberté laissée à la créativité ou à la personnalité de l’élève, votre propre modestie qui se méfie de la vérité unique ou absolue, et l’absolue nécessité voire l’obligation redoutable de le guider afin d’éviter qu’il ne se fourvoie ?
Votre question est large car, au fond, elle interroge l’essence de la valeur artistique propre à chaque musicien. Au-delà de ses capacités techniques, indispensables, évalue-t-on un musicien en fonction de la beauté voire de la puissance de son interprétation, ou l’évalue-t-on en fonction de sa similitude avec une vision de l’œuvre que l’on estime la seule intéressante ? Chez les jeunes pianistes, la question est encore plus cruciale. Je rêve d’un concours d’entrée au conservatoire qui ne s’arrêterait pas à l’évaluation du don manuel des candidats. Ce critère est important, certes, mais combien de fois ai-je pas entendu des candidats ayant à l’évidence tant de choses à nous dire… et que l’on va mettre de côté parce que les malheureux ont lâché une fausse note ou trébuché sur un trait ?

Vous êtes souvent appelé à siéger dans des jurys de concours – c’est un sujet que nous avons aussi abordé avec le violoniste Augustin Dumay, convaincu qu’il vaut mieux faire juger des violonistes par des pianistes que par des violonistes ! Selon vous, qui coconstruisez les palmarès à certains beaux concours français comme aux impressionnantes compétitions de Rio ou d’Istanbul (entre autres…), que serait un concours juste ?
La notion de concours est polysémique. Elle recoupe notamment les concours d’entrée et les compétitions nationales voire internationales. Pour les concours d’entrée, ma réponse est simple : la recherche du potentiel doit primer. Un potentiel physique – une petite main, c’est rédhibitoire ! – et un potentiel musical. Pour les concours internationaux, ma réponse n’est pas beaucoup plus compliquée à formuler : il faut évaluer sa capacité à nous transporter par son interprétation et sa singularité.

Comment cerner ce potentiel et cette capacité ?
L’expérience suffit. Parfois, lors d’un concours d’entrée, il n’est pas besoin de plus d’une minute dans une sonate plutôt commune pour que l’on pense : « Là, il a dit quelque chose, je trouve qu’il doit entrer. » De même, lors d’un concours international, quelques notes, une nuance, un legato, une respiration, une présence peuvent d’emblée vous happer et vous laisser penser que ce gars-là (ou cette fille, évidemment), a quelque chose à nous dire.

Si vous l’acceptez, attardons-nous sur ce concept de « dire quelque chose », qui peut paraître un tantinet nébuleux à ceux qui n’ont pas votre background
Je vais essayer d’être plus précis. Un concours d’entrée évalue au premier chef le niveau technique général d’un impétrant. Néanmoins, il devrait aussi s’intéresser, presque à égalité, à sa capacité à faire de la musique en plus de jouer des notes. S’il joue bien quoique imparfaitement des notes, cela ne m’effraie pas. Il veut entrer dans une école pour apprendre. Donc, ce que je cherche, moi, y compris quand je suis juré pour les concours internationaux, c’est le potentiel de musicalité.

Dès lors, ne peut-on s’étonner de votre goût pour l’exercice du jury ? Dans les concours internationaux, vous ne devez pas souvent être satisfait des palmarès !
Il m’arrive de ne pas être d’accord par ce que la majorité a décidé. Inquiets des rumeurs, beaucoup de mes collègues s’offusquent des petits arrangements qui truqueraient les résultats. Moi, ce qui me chagrine le plus, c’est que, souvent, on prime la perfection absolue. Une défaillance digitale, même minime, paraît irrémédiable. Notre époque veut ça. Avec les disques en studio, avec les vidéos sur Internet, montées à l’envi, on érige en critère suprême l’absence de fausse note, alors que l’on sait très bien deux choses : un, elle est souvent fausse (il a fallu plusieurs prises pour arriver à ce lissé admirable) ; deux, elle est toujours limitante.

On ne peut parler des concours internationaux sans creuser un chouïa la question des injustices, qui ne sont pas toujours qu’affaires de goût et d’esthétique…
Vous faites allusion aux conflits d’intérêts ? Sachez que de plus en plus d’organisations demandent aux jurés de signer des attestations solennelles affirmant qu’ils n’ont pas d’élèves parmi les candidats.

 

 

Alors mettons les pieds dans le plat : certains candidats ne sont-ils pas protégés ?
Il est normal que, si vous avez fait travailler un artiste, vous vous sentiez plus en adéquation avec la proposition qu’il présente. Ce n’est pas pour recevoir un prix par contumace que vous poussez un candidat, c’est parce que ce qu’il joue correspond à ce que vous aimez entendre. Toutefois, ici comme ailleurs, les fantasmes ne sont pas à la hauteur de la réalité : je ne crois pas avoir constaté tant que ça d’injustices absolument flagrantes.

En somme, vous vous méfiez et de l’objectivité, et du complotisme.
Disons que je crois aux coups de chance.

Pardon d’insister, mais il est de notoriété publique que certains de ces coups de chance ne sont pas donnés exclusivement par Dame Fortune.
Peut-être.

Accusé Pierre Réach, dites-nous ce que vous avez sur le cœur.
Ma foi, je l’ai fait.

Bien. Et si vous évoquiez le concours Chopin 2021, dans ce cas ?
C’est vrai, en octobre dernier, j’ai avoué sur Facebook que j’étais en colère. Un jeune Japonais avait délivré une prestation sublime. Il a été éliminé après le troisième tour. C’est immonde.

Le fait que ce soit l’élève de votre grand ami Jean-Marc Luisada n’impacte-t-il pas votre jugement ?
Écoutez ses prestations, vous verrez bien que non.

Pour être précis, le 17 octobre 2021, vous avez écrit :

Honte au concours international Frédéric Chopin de Varsovie, qui vient d’éliminer Hayato Sumino, jeune artiste d’un talent exceptionnel qui a donné des versions idéales et si émouvantes notamment de la Sonate funèbre, des Mazurkas, de la Polonaise-Fantaisie, des 1er et 3èmescherzi. Le prestigieux jury a-t il ainsi perdu toute simple conscience pour renvoyer de la sorte un de ceux qui ont su faire vibrer dans toute la salle l’âme unique de Chopin et qui ne figure pas parmi les 12 finalistes ? Un véritable scandale et surtout une grande tristesse. Il faut absolument écouter ou réécouter sur le site du concours les trois premières épreuves de ce jeune pianiste d’une inspiration et d’une perfection qui resteront un des grands moments de ce concours depuis qu’il existe.

Je ne me suis pas fait que des amis, sur ce coup…

… même si vous avez récolté des centaines de likes !
Ça ne change rien au fait qu’ils ont éliminé ce jeune homme et l’ont empêché de passer en finale, préférant refiler des prix à d’autres Japonais, notamment à Kyohei Sorita, second prix ex aequo, pianiste sérieux sans doute mais qui n’arrive pas à la cheville artistiques de son compatriote éjecté.

Donc il existe des injustices !
Que voulez-vous y faire ? C’est comme ça. J’espère que la suite donnera raison à ceux qui se sont outrés ; et j’espère contribuer à exprimer ma sensibilité dans les concours qui m’invitent à leur jury.

 

 

En dehors des arrangements et des stratégies, dont on peut craindre qu’ils soient exacerbés dans les compétitions les plus importantes, un jugement, aussi « sincère » soit-il, pour reprendre un terme qui vous est cher, ne doit-il pas être partagé entre un présupposé (à ce niveau, tout doit être nickel) et une aspiration (en plus de la nickelitude, j’espère un p’tit quelque chose de bouleversifiant) ?
Il m’est arrivé maintes et maintes fois, lors de ces fameux concours internationaux, d’ouïr de vrais artistes qui avaient sublimé l’œuvre imposée… mais avaient eu une petite défaillance. La balance entre le sublime et la faute de doigt me paraît plutôt peser en faveur du sublime ; cependant, je ne suis pas sûr que mes arguments soient toujours entendus.

Ça ne vous empêche pas de persister et signer.
J’imagine que, si l’on m’invite fréquemment dans des jurys importants, c’est parce que l’on a conscience que, pour le dire de façon binaire donc caricaturale, le clan de la perfection froide et glacée doit être confronté au clan de l’émotion inspirante. Ma conviction est que si quelqu’un a réussi à montrer sa singularité, sa personnalité, son originalité d’interprète, nous autres, les artistes confirmés, nous devons en tenir compte.

Cela rejoint votre réflexion pédagogique – preuve que l’interprétation et l’enseignement ne font qu’un, selon vous.
Oui, en tant que pédagogues, nous devons travailler là-dessus aussi. Si vous vous rendez compte qu’un élève arrive à porter la profondeur de Bach, par exemple, plutôt que la poésie ou l’impressionnisme d’un Debussy, il faut l’encourager dans la voie qui est la sienne.

Vous n’êtes pas favorable aux pianistes à large répertoire ?
En dépit d’exceptions notables, donc exceptionnelles, comme l’indique leur nom, je crains que, à un certain niveau, il soit compliqué de tout jouer. Quand on étudie, c’est différent. Il faut tout connaître. Arrive néanmoins un moment où l’élève doit être guidé par rapport à ce qu’il aime lui. Voilà l’une des missions qui incombe au professeur : trouver dans quel répertoire l’étincelle que l’on a perçu en lui trouvera de quoi devenir flamme. Chercher ce qui permettra à l’élève d’épanouir au mieux sa sensibilité est un projet très différent de celui qui consiste à imposer une manière de jouer, fût-ce en pensant sincèrement agir pour le bien de l’élève. Enseigner, c’est aider l’élève à se trouver lui-même et à s’aventurer sur son chemin. On l’aide mais, le chemin, c’est lui qui le prend.

 

À suivre !