admin

Pierre Réach au Dôme (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

En ce jeudi saint, sous le grand soleil des Batignolles, les Parisiens rigolent fort aux terrasses des cafés. Bien que je n’aie pas exprimé une grande estime pour Olivier Bellamy, j’ai rendez-vous à 15 h avec Pierre Réach, dont M. Bellamy livrette le dernier double disque et a soutenu le musicien lors de ses émissions. À 14 h 58, Pierre Réach m’envoie un Texto très signifiant : « Je suis à l’intérieur. » À l’intérieur du café, soit. Mais, plus généralement, à l’ère des m’as-tu-vu, des frétilleurs et des tourmentés de la façade, l’artiste est aussi quelqu’un à l’intérieur tout court – et il le démontre, mots à l’appui.
À l’occasion de la parution du premier double disque de son intégrale des sonates de Beethoven, en partie chroniqué ici, le pianiste, passionnant derrière un clavier ou devant un micro, nous laisse libre accès à ses secrets :

  • les dessous du projet,
  • l’importance de l’enseignement dans sa pratique artistique,
  • ses réactions face aux soubresauts de l’actualité,
  • ses projets et quelques-uns de ses rêves

habitent un entretien à bâtons rompus que vous pourrez découvrir en feuilleton sur le présent site.

 

1.
Les paradoxes d’un rêveur

 

Pierre Réach, nous allons commencer en parlant – selon vos termes – d’un « objet pas intéressant », donc de votre disque. En effet, vous avez déclaré que « le disque n’est qu’une photo de ce que vous faisiez à une époque, mais c’est fini ! Or, il y a toujours des secrets pas encore découverts dans les messages de la musique. » Pour beaucoup d’artistes, un disque est un aboutissement. Diriez-vous que, pour vous, qui en avez gravé moult, c’est le début d’une frustration esthétique ?
Je vais vous répondre de plusieurs manières qui vont peut-être vous paraître contradictoires. Oui, le disque est une photo de la manière dont joue un artiste à un moment précis. Cependant, il est souvent le fruit d’un travail très élaboré, souvent pendant plusieurs années. Wilhelm Kempff a gravé trois ou quatre intégrales des sonates de Ludwig van Beethoven. C’est bien le signe d’une tension qui se joue entre la fixation instantanée et la nécessaire évolution du musicien.

Comment caractériseriez-vous ce que contient cette « évolution » ?
Évolution n’est pas révolution. Il s’agit moins d’adopter ou d’adapter des approches radicalement opposées que de continuer à découvrir. Ce que vous appelez « frustration esthétique » est surtout un bel hommage à l’incroyable polysémie des chefs-d’œuvre sans cesse remis sur le pupitre. Les sonates de Beethoven – mais pas qu’elles ! – sont des sources inépuisables d’inspiration pour les interprètes, quelles que soient les époques. Je le dis souvent à mes élèves et à mes proches : il est incroyable que des œuvres écrites il y a 250 ans – 250 ans, rendez-vous compte ! –, comme celles de Johann Sebastian Bach, ne cessent d’être jouées et rejouées.

Cette actualisation perpétuelle contribue-t-elle à leur pérennité, ou est-ce leur caractère exceptionnel qui justifie ces interprétations incessantes ?
Incessantes, je ne sais pas : en France, Bach a longtemps été oublié. En revanche, une œuvre qui ne cesse d’être rejouée démontre qu’elle résonne avec l’environnement des différents moments où on la joue. Dire d’une œuvre qu’elle est géniale n’est donc pas la juger « très actuelle » mais la trouver « très actuelle à toute époque », ce qui n’est pas la même chose.

Dans cette diachronicité de l’interprétation, vous concevez votre disque comme une photo qui s’inscrit dans l’album (ou, feignons d’être moderne, dans le Pinterest) d’un artiste et d’une œuvre.
Oui, une photo de l’œuvre elle-même, mais aussi une photo de l’époque.

 

 

En quoi le double disque qui inaugure votre intégrale des sonates de Beethoven correspond-il à cette conception ?
En 2022, à mon âge – qui n’est pas si jeune –, j’ai fixé la façon dont je sens les sonates hic et nunc. Toutefois, aussi biscornu que cela semble, je suis à la fois pour et contre le disque. C’est même pour cette double raison que j’aspire à en graver ! Sergiu Celidibache, un de mes dieux, disait que le disque a des limites pour refléter une vision à cause de l’acoustique et de la technique. Il est vrai que rien ne peut remplacer

  • le souffle d’une salle de concert,
  • l’émotion du public et
  • la présence de l’artiste.

Ouvrons une parenthèse, si vous le voulez bien.

Allez-y ! J’aime beaucoup les parenthèses, même s’il est parfois – et parfois seulement – triste de les fermer.
J’ai eu la chance de rencontrer Arthur Rubinstein et de profiter de ses conseils lorsque j’ai gagné une médaille au concours qui porte son nom, en Israël. Il s’était intéressé à moi et m’a proposé de travailler avec lui, ce qui est effectivement arrivé pendant plusieurs années, de 1974 à 1979. Par la suite, j’ai eu le bonheur, par la suite, de compléter ses avis par ceux d’Alexis Weissenberg, de Paul Badura-Skoda et de Maria Curcio, après Yvonne Lefébure et Yvonne Loriod, au Conservatoire national de Paris. Ainsi, des artistes exceptionnels m’ont transmis une exigence de jouer de manière très authentique la musique de très grands compositeurs comme Beethoven, Bach ou Schubert, par exemple.

En d’autres termes, la photo de votre disque paru cette année est multistrates : elle porte trace de votre art du moment, mais aussi de votre expérience de plusieurs décennies comme artiste et pédagogue ET de votre appropriation des conseils donnés par de grands anciens !
En effet, et c’est ce que je voulais vous dire à travers cette apparente digression. Je ne suis pas contre le disque pour des questions d’émotion ou de technique ; je suis contre le disque dès lors qu’il est considéré comme un point final. Un enregistrement

  • se positionne par rapport à une tradition,
  • témoigne d’infléchissements et
  • illustre une personnalité.

Le double disque que je viens de publier n’a certainement pas pour ambition de livrer une version définitive des six sonates que je présente. Et pas par modestie ou insatisfaction, notez bien ; juste parce que, par définition, la musique n’est jamais terminée. En ce sens, le disque est une illusion. Il ressemble à un point final alors qu’il n’est qu’un point virgule.

Pourtant, vous arrivez aujourd’hui avec un projet triplement marmoréen, si je puis m’exprimer ici. Il y a

  • la statue du commandeur : Beethoven ;
  • le statut de l’artiste qui publie un double disque ; et
  • le Graal de toute discothèque : une intégrale.

Que de solennité, que de solidité !
Ha, mais le disque est une illusion. C’est quelque chose de très factice. Aucun disque ne résoudra jamais le mystère de Beethoven. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Beethoven est grand, d’ailleurs ! Le fait que la version gravée soit merveilleuse n’y peut mais.

Même l’une ou l’autre interprétation de Wilhelm Kempff n’est pas une perspective satisfaisante ?
Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas ! J’adore Wilhelm Kempff dans Beethoven. J’adore Rudolf Serkin. J’adore Daniel Barenboim. J’adore de très nombreuses versions…

… mais toutes demeurent insatisfaisantes à vos oreilles ?
Heureusement !

Pourquoi ?
Si, hypothèse absurde, une version était définitive, plus personne ne jouerait les sonates de Beethoven ! Cela ne signifie pas que je considère que telle ou telle version d’un grand maître a des défauts, si tant est que, à leur niveau, un défaut prétendument objectif ne puisse être interprété comme une qualité subjective ; au contraire, c’est que j’y découvre de nouvelles splendeurs qui enrichissent la beauté des œuvres et donnent des raisons supplémentaires, s’il en avait fallu, pour continuer d’explorer ces partitions – donc de les jouer et, le moment venu, de les enregistrer.

 

 

Enregistrer Beethoven tout en admirant d’autres enregistrements de Beethoven serait donc plus logique que contradictoire, voire présomptueux ?
Bien sûr que je me trouve très présomptueux d’emprunter ces chemins-là ! Cependant, la musique a ceci de particulier qu’elle n’a pas de vérité. En musique, il y a des mensonges, des faux pas, des trahisons, mais la vérité n’existe pas. Sinon, pourquoi croyez-vous que de grands maîtres réenregistrent des compositions qu’ils ont déjà magnifiquement fixées ?

Si je vous suis bien, vous êtes contre le disque en tant qu’il représenterait une version définitive, tant pour l’Histoire de la musique que pour la sensibilité d’un artiste. Est-ce à dire que vous êtes favorable au disque pour les mêmes raisons : chacun d’eux est susceptible de poser des jalons dans l’histoire des interprétations, non pas dans une perspective de progrès mais dans un élargissement du spectre herméneutique, ce qui nourrit le rayonnement d’œuvres que vous admirez ?
Soyons honnête, pas seulement. D’un point de vue concret, le disque est aussi l’occasion de partager son travail avec des amis, des proches, des mélomanes, des curieux ; c’est quand même merveilleux – d’une part parce que l’on ne travaille pas ses pièces pour le seul plaisir de les jouer pour son piano personnel ; et, d’autre part, parce que tout le monde ne peut pas venir vous écouter. N’oublions pas que, pendant la pandémie, qui n’est pas terminée, les concerts avaient même été supprimés ! La concrétisation d’un enregistrement est donc irremplaçable, quelque inaccomplie soit-elle par nature.

En somme, la réflexion de Sergiu Celidibache que vous citiez est faussement pragmatique : quand il parle de technique de captation, il ne parle pas que de technique.
Non, sa réflexion ouvre un espace quasi métaphysique qui, banalement, n’a pas été vraiment compris. Certains ont dit : « Bien sûr que l’on ne peut pas retrouver l’ambiance d’une salle de concerts dans un micro, la belle affaire ! » Or, cela va plus loin que cela. Sous une apparence de trivialité, le chef d’orchestre interrogeait l’essence même de l’interprétation. L’enregistrement d’un disque n’est pas qu’une question de technique – celle de l’ingénieur du son ou celle de l’interprète. Elle rappelle surtout que le musicien ne joue pas seul. Quand il donne un concert, il sent comment réagit le public. Celui-ci peut le stimuler comme il peut le décourager. Et ça, dans le disque, ça n’existe pas car vous êtes devant une seule personne qui s’appelle le micro.

 

 

Dans votre dialectique artistique, il est donc nécessaire et non contradictoire d’être pour et contre l’enregistrement en studio…
Je me méfie de l’opposition binaire. Elle est souvent fallacieuse. En pédagogie aussi, je puis sembler paradoxal : je suis à la fois pour et contre les concours internationaux. L’esprit de ces grands-messes est effrayant. Il m’arrive souvent de faire partie de jurys importants ; et je constate que chaque candidat pense à qui a joué avant lui et qui va lui succéder. Donc il ne pense ni à la musique, ni à lui. Comment le lui reprocher ? Aussi, sur le principe, faudrait-il déconseiller aux jeunes artistes de se frotter à cette comédie inhumaine. Sauf que, en même temps, il n’est rien de tel qu’un grand concours pour faire découvrir un artiste et permettre à des gens importants dans l’économie musicale de se laisser bluffer par son talent, puis de l’engager, etc. En musique, le pour et le contre restent complémentaires car relatifs !

Mais la relativité a des limites : si tout était vraiment relatif, vous n’auriez pas trouvé le temps, l’énergie et la folie d’entreprendre une intégrale des sonates de Beethoven !
Quand j’étais enfant, mes parents m’ont emmené à tous les concerts de Kempff et de bien d’autres génies. Très vite, en tant que pianiste, j’ai eu le rêve de graver cette intégrale. Partant, très égoïstement (mais un artiste peut-il n’être jamais égoïste ?), ce projet est un accomplissement pour moi. Maintenant, j’ai mon âge, je l’assume, et je ne veux pas laisser passer le moment d’aller au bout de ce rêve.

D’autant que vous auriez pu chercher à enregistrer ces trente-deux mastodontes avant. Vous avez préféré attendre…
Je ne sais pas si j’ai préféré. En revanche, je crois que tout vient à son heure, et je ne pense pas que, quand j’étais plus jeune, j’aurais été assez mûr pour mener à bien cette ambition. Sans arrogance, croyez que je m’en méfie, je crois que je le suis à présent.

 

À suivre !