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Pierre Réach au Dôme (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Attention, cet homme normal fait des choses anormales. Cet artiste raisonnable se lance dans des projets déraisonnables. À l’occasion de la publication du premier jalon de son intégrale des sonates beethovéniennes, Pierre Réach explore avec nous l’art d’articuler une intégrale tout en nous donnant à penser ce qu’une telle entreprise signifie pour un pianiste, voire malaxe dans le cerveau d’un artiste. Fulgurant et sincère.

 


Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument


 

3.
La passion du génie

 

Pierre Réach, après avoir évoqué l’interprétation et le rôle du texte, il est temps d’aborder l’art de construire une intégrale. Les organistes rusent avec Bach, en proposant des pièces par temps liturgique, par genre ou par type d’instrument, par exemple. Votre proposition pour Beethoven ne consiste pas davantage à proposer un déroulement chronologique des sonates. En témoigne ce double disque où vous rapprochez l’opus 31 des dernières sonates. Ce choix du contraste prélude-t-il à une poétique de la friction, ou a-t-il vocation à rester exceptionnel ?
Je n’ai pas une posture systémique. Chaque double disque sera construit spécifiquement. Ce sera le seul système que j’utiliserai ! Pour le premier double disque, je suis parti d’une évidence : je veux enregistrer les trois dernières sonates depuis toujours. Cette trilogie sublime était ma priorité. Or, nous vivons dans un monde où rien n’est acquis. J’en ai conclu que si jamais – ce qu’à Dieu ne plaise – la marque de disque ne pouvait pas m’emmener au bout de l’aventure, au moins, j’aurais enregistré les sonates que je préfère.

Vous les avez associées aux trois opus 31.
Pour la même raison : je les adore depuis toujours, notamment « La tempête », mais aussi celle que l’on appelle « La caille », une étiquette que je déteste, et celle que l’on appelle « La boiteuse », autant de titres qui ne sont évidemment pas de Beethoven. Cependant, ouvrons une parenthèse : cette question des titres charrie des histoires très drôles. Ainsi de la vingt-et-unième sonate dite « Waldstein », op. 53. En France, on l’appelle « L’aurore ». Je me rappelle que, quand j’étais petit, j’avais des disques de ce très grand pianiste français que fut Yves Nat, et où figurait cette sonate. J’ai retrouvé tantôt le programme d’un concert sublime de Wilhelm Kempff qui mentionnait également la sonate sous ce nom. Et Romain Rolland, que j’adore et qui a écrit des pages merveilleuses sur Beethoven, explique que, sous prétexte que le thème pouvait paraître décrire un lever de soleil, les Français ont adopté ce titre qu’ils croyaient allemand. En réalité, certains contemporains germaniques avaient dit : « Diese Sonate ist einen Horror », ce qui n’a pas exactement le même sens !

En attendant la Waldstein, vous offrez un paquet incluant les trois dernières et les trois opus 31. Pourquoi ?
Le couplage ne me paraît pas inintéressant. Les trois opus 31 ont un côté dramatique voire enjoué, surtout le troisième. Ils se tiennent, comme les trois dernières sonates se tiennent.

  • L’opus 109 a un éclairage très particulier, parfois même un peu féminin sans jamais être efféminé, empreint de poésie et de tendresse, à même de laisser beaucoup d’interrogations (sauf le deuxième mouvement) ;
  • l’opus 110, c’est la générosité à l’état pur, avec le cœur qui bat dans les arioso avant les fugues ; et
  • l’opus 111, c’est le sphinx, avec un diptyque associant la volonté farouche à l’éternité de l’arietta.

Quelles sonates pour leur succéder ?
La prochaine session d’enregistrement, si tout va bien, aura lieu entre le 20 et le 30 juin. J’articulerai un programme en apparence peut-être un peu plus décousu, mais autour de sonates qui ont un double point commun : d’une part, je les adore ; d’autre part, je pense qu’elles sont prêtes. Il y aura

  • la toute première, qui annonce l’Appassionata et pas seulement parce qu’elle est écrite dans la même tonalité ;
  • la quatrième, une merveille en Mi bémol et en quatre mouvements qui, à mon avis, est la première des grandes sonates et ouvre la voie aux sonates romantiques ;
  • la septième, qui inclut le célèbre et sublime Largo ;
  • la huitième dite « Pathétique » ;
  • la dixième, en Sol, que l’on ne joue pas si souvent, en dépit de sa douceur et de sa poésie ;
  • la douzième, connue notamment pour sa marche funèbre, qui était la sonate préférée de Chopin ;
  • la quatorzième dite « Clair de lune », encore un titre qui me laisse pantois ;
  • la quinzième dite « Pastorale » ;
  • l’Appassionata et
  • la sonate dite « à Thérèse », dédiée à Thérèse de Brunswick,

l’une des candidates au titre d’« immortelle bien-aimée », même si Paul Badura-Skoda refusait de trancher ce qu’il qualifiait d’enquête policière ! Toutefois, on sait que cette « immortelle » était à Prague en même temps que Beethoven, qu’elle était déjà mariée et qu’elle était d’un rang social beaucoup trop élevé pour que le compositeur pût espérer quoi que ce fût. Le mystère qui entoure son identité ajoute sans doute de la beauté à cette histoire…

 

 

Puisque la captation du deuxième double disque s’approche à grands pas, il est temps de poser une question désagréable mais peut-être pas si fielleuse qu’il y paraît : pourquoi une nouvelle intégrale ?
Je ne pourrai jamais résoudre cette question. Que dire ? Peut-être que je porte en moi ce projet comme une nécessité, et que, plus je grandis en âge, plus je suis convaincant que, ce qui compte le plus, dans la vie en général et dans l’art en particulier, c’est la sincérité. Si vous n’êtes pas sincère dans ce que vous faites ou dans ce que vous êtes, ça ne passera pas. La sincérité ne suffit pas, mais elle porte ce que vous faites et ce que vous êtes. Quand je joue Beethoven, je suis sincère.

Que signifie « être sincère dans Beethoven » ?
Quand je dis que je suis sincère dans Beethoven, c’est que, d’abord, j’aime profondément cette musique. Je ne la joue pas par obligation, je la joue par nécessité, vous sentez la nuance ? Ensuite, quand j’interprète une sonate, je crois accéder à une espèce de vérité. Si je ne suis pas vrai à ce moment, ma vie n’a aucun sens. Ça ne sert à rien que j’existe. Quand je mourrai, j’aurai eu une inexistence inutile. En revanche, si je parviens à partager cette sincérité à travers mes interprétations, je n’aurai pas vécu en vain.

Reste l’Everest à gravir et à justifier : à la difficulté technique, à la complexité musicale, à l’équation économique complexe – bref, aux problèmes que pose tout projet ambitieux, qui plus est quand certains grands décideurs se gobergent de la « crise du disque » pour justifier des options cheap, puputes ou ressortissant du copier-coller ronronnant, s’ajoute le drame (ou, moins sûrement, la chance) de n’être pas le premier à escalader cet à-pic !
Bien sûr, j’ai conscience que l’ascension est exigeante. Elle exige d’être raisonnablement fou. Raisonnablement, parce qu’il faut avoir conscience de sa folie. Fou, parce que, bien que conscient de sa folie, on ose se glisser dans la voie tracée par de nombreux prédécesseurs. Par conséquent, si votre question est : « Est-ce que les Fnac ont besoin d’une nouvelle intégrale, alors qu’il y en a plein et que Pierre Réach est moins connu que des stars comme Lang Lang ? », elle n’est pas sans pertinence. Cependant, il y a plus fort que ce réalisme : le sentiment qui m’habite et qui me pousse à le faire, ne serait-ce que pour mes enfants, mes proches, mes amis et pour les musiciens qui m’ont compris. Je veux leur laisser quelque chose. Oui, je veux laisser quelque chose.

Un artiste ne tient-il pas ce genre de propos systématiquement, dès qu’il sort un disque ou présente un nouveau récital ?
Mais heureusement ! Heureusement que, quand nous montons des projets, quand nous suons sang et eau pour maîtriser et creuser les beautés d’une partition, quand nous mettons en avant les programmes que nous choisissons de porter au disque ou sur la scène, heureusement que nous sommes convaincus que nous ne jouons pas seulement du piano : nous jouons notre vie ! C’est tellement d’investissement, de travail, d’émotions et d’espoirs que la tiédeur routinière n’a pas sa place – ou ne devrait pas l’avoir !

 

 

Cependant, la récurrence des mêmes éléments de langage, quelque sincères soient-ils, ne risquent-ils pas de dévaluer les mots ? En termes moins choisis, à force de dire qu’il se donne toujours « à fond », un artiste ne banalise-t-il pas son engagement ?
Je ne sais pas si je dis toujours que je suis « à fond », selon vos termes ; mais un artiste qui jouerait Beethoven sans être « à fond » ne mériterait pas d’être un artiste ! Je vous parle simplement, à ma façon, avec ma sincérité, de ce que je ressens à l’idée d’enregistrer l’intégrale de Beethoven. Pour être honnête, je pourrais – vous avez raison sur ce point – tenir le même langage pour les Variations Goldberg [début à 1’14 sur la vidéo ci-dessus]. Même si, en termes de durée, l’œuvre est moins spectaculaire qu’une somme de trente-deux sonates, pour moi, les enjeux sont proches : un chef-d’œuvre, une pièce que j’adore, et un répertoire ultra enregistré, y compris par les plus grands. Pourquoi capter les Variations encore alors que Glenn Gould, ou alors que Murray Perahia, par exemple ? Eh bien, je les ai enregistrées deux fois. Parce que je les adooore depuis toujours. C’est l’une de mes grandes passions dans la musique. Je continue à les travailler régulièrement car elles me servent de gymnastique cérébrale et m’aident à muscler mes réflexes. Donc, presque toutes les semaines, je les joue une ou deux fois.

Effectivement, les Variations sont un tube déjà souventes fois entonné – sur ces petites pages, nous en avons évoqué une production pianistique en disque et en concert, ainsi qu’une proposition organistique. On en revient donc à la tension entre feu intérieur et apparence de présomption superfétatoire.
Ce n’est pas une apparence : enregistrer une intégrale des sonates de Beethoven, c’est présomptueux. Déjà à l’échelle musicale, mais imaginez à l’échelle du monde ! Est-ce que la première chose dont l’humanité a besoin, c’est de l’intégrale des sonates de Beethoven par Pierre Réach ? Non, non, trois fois non, j’en ai pleinement conscience. Cependant, cet état d’esprit est malsain. J’y vois un prétexte à la paresse. Si on écoute ce genre de discours, on ne fait rien. Jamais.

Est-ce à dire que la dimension déraisonnable de ce projet, loin d’être un frein, est un stimulant qui vous convainc que vous êtes dans le vrai ?
Dans le vrai, je ne sais pas, mais qu’il faut le faire, oui. J’ai toujours pensé comme ça. J’aime tenter des choses hors de ma portée. J’aime vivre au-dessus de mes moyens. Ça m’est arrivé fréquemment. Je ne suis pas une exception. On est beaucoup, parfois, à faire des bêtises voire des folies. A posteriori, quand on analyse son comportement, on se dit : « Mais c’est du grand n’importe quoi ! »

Pourtant, quand on vous voit, on croit avoir affaire à quelqu’un de raisonnable !
L’un n’empêche pas l’autre ! Globalement, je suis quelqu’un de raisonnable, au sens où je ne crois pas avoir posé des actes parce que mon ego était hypertrophié. Je le reconnais, il m’est arrivé de commettre des erreurs – qui n’en a pas commis ? Du moins les ai-je commises avec sincérité. Je reconnais très facilement mes sottises et mes fautes, et j’adore me remettre en question. Par exemple, il m’est arrivé de travailler des œuvres avec certains grands artistes qui ont réussi à me donner à comprendre que j’étais à côté de la plaque. À chaque fois, je n’ai pas hésité à défier les convictions que j’avais bien ancrées en moi. C’est cela, pour moi, progresser. Cette attitude est indispensable, dans la musique ; et je rends grâces à mes élèves qui m’ont beaucoup appris, dans ce domaine. Ils m’ont souvent amené à me remettre en question tant dans le domaine de l’interprétation que dans ma manière de leur parler, de les traiter et de les considérer.

 

 

Alors posons la question de l’intégrale d’un point de vue musicologique, après l’avoir posée d’un point de vue personnel. Certains « sachants » affirment que, parmi les trente-deux sonates,

  • certaines sont passionnantes,
  • beaucoup très intéressantes et
  • quelques-unes tout à fait inutiles,

ne devant leur survie qu’à cet étrange goût du marché musical pour l’exhaustivité. Dans cette perspective, un florilège des sonates n’est-il pas plus raisonnable qu’une intégrale ?
Je me méfie du concept de « raisonnable », pour les raisons, précisément, que nous venons d’évoquer. Néanmoins, je vais, pour une fois, vous répondre très directement. Comme vous, j’ai lu dans tel ou tel traité voire telle ou telle Histoire de la musique, que certaines sonates – comme certaines symphonies – de Beethoven, sont jugées « moins bonnes » que d’autres. Si vous m’en croyez, à part pour une sonate – en l’espèce l’opus 79, qui succède à celle pour Thérèse et n’est pas aussi géniale que les autres –, je suis convaincu que les trente-et-une autres sont exceptionnelles ; et, même si je n’ai pas encore eu le temps de m’y coller, j’ai l’intention, puisque tout se passe sur les réseaux sociaux, avec mon p’tit iPhone, de me filmer en commentant, exemples à l’appui, chaque sonate que je porte en moi avec passion, afin de convaincre, en trois ou quatre minutes, qu’il n’y a pas quatre ou cinq sonates de géniales dans le corpus beethovénien, mais trente-et-une.

Vous pensez que le nombre des sonates amène à douter que Beethoven ait pu être génial à chaque fois ou presque ?
Je crois que l’important, comme pour la question du raisonnable, est de s’entendre sur la notion de « génie ». Suis-je en train de dire que toutes les sonates ont cette intensité coruscante de l’Appassionata ou de la « Clair de lune » ? Évidemment que non. Toutefois, je veux mettre en garde contre deux dangers :

  • la paresse qui consiste à préférer réentendre qu’écouter ; et
  • la foi dans la doxa qui considère que, fors l’Appassionata, point de génie !

L’Appassionata est géniale mais elle finit par tuer d’autres sonates tout aussi belles. Vous savez que, mon premier disque, pressé par RCA, était consacré à la sonate de Charles-Valentin Alkan, grand compositeur injustement oublié – peut-être parce qu’assez inégal – et grand ami de Chopin. Reste que sa sonate sur les quatre âges de la vie m’a ouvert des portes. Je l’ai fait découvrir à beaucoup, et c’est ce que j’aime : donner à découvrir. Tant de compositeurs ne sont pas reconnus à leur juste valeur ! Même chez Schubert, de nombreuses œuvres sont négligées, parce que ce ne sont pas celles que les programmateurs attendent… ou parce que les interprètes préfèrent aller au plus connu, les deux hypothèses étant complémentaires.

Votre petit côté provocateur semble prendre le dessus : avec cette intégrale, vous affirmez maintenant que vous aspirez à faire découvrir Beethoven !
Mais bien sûr ! Si, avec cette intégrale, je permettais aux mélomanes de découvrir des sonates inattendues, à côté des plus fréquentées, je n’aurais pas perdu mon temps. Tenez, il y a une sonate sublime et souvent mise de côté, c’est la « Pastorale »…

… qui arrive dans votre deuxième double volume…
C’est l’une des plus belles. Chaque fois que je joue les sonates en les travaillant, puisque, maintenant, je les ai dans les doigts, mon inclination pour elle se renouvelle. Ce genre de surprise me prend aussi chez d’autres compositeurs. Par exemple, je joue Chopin. J’adooore jouer Chopin. J’adore jouer Bach, aussi, c’est le plus grand ! Et que dire de Schumann ? Vient un moment où un classement, fût-il pseudo objectif, ne peut advenir. Le génie musical n’est pas l’exclusivité d’un compositeur, pas plus qu’il ne s’exprime dans une seule œuvre. Le génie musical est comme un ciel où brillent des étoiles innombrables qui nous attirent plus ou moins selon notre cœur, notre sentiment du moment, notre vie, nos habitudes, aussi. Les étoiles qui nous attirent moins n’en sont pas moins étoiles que les étoiles qui nous attirent plus.

 

À suivre !