Les grands entretiens – Pierre Réach 2

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Pierre Réach au Dôme (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Pierre Réach est un homme dangereux : à l’ère

  • de l’à-quoi-bonisme mollasson,
  • de l’indifférenciation culturelle et
  • de la confusion revendiquée par tant d’élus et de décideurs entre
    • beauté savante et
    • élitisme excluant,

il a entamé une intégrale des sonates pour piano de Ludwig van Beethoven. Aussi incroyable que cela semble, il fait pis : il le revendique, l’explique, l’étaye. Après un premier épisode sur l’éventail des possibilités d’interprétation, voici la suite de notre entretien avec une figure du piano qui, face aux aléas de la vie musicale et sanitaire, sait être à la fois ambitieux, humble, pédagogue… et passionnant.

 

2.
L’homme derrière le monument

 

Pierre Réach, quand on décide d’enregistrer une intégrale des sonates de Beethoven, on pense forcément au texte avant même de penser à son interprétation.
Le texte, c’est l’essentiel. Plus le temps passe, plus je suis convaincu qu’il ne faut rien ajouter à ce que Beethoven a écrit.

Pour reprendre l’expression de Jean-Marc Luisada…
… qui est un de mes grands amis…
 

… interrogé par vos soins après son concert à Piano-Pic en août 2021, les sonates de Beethoven sont-elles  le “bœuf bourguignon” (à 4’25 de la vidéo infra), id est le plat de résistance de tout pianiste ?
Bien sûr, au même titre que le Clavier bien tempéré ou les Variations Goldberg – que je joue beaucoup – de Bach. Les trente-deux sonates de Beethoven sont une sorte de Bible.

Vraiment ?
Bon, l’appellation est un peu facile, pour un pianiste. Mais votre question interroge ce qu’il y a dans cette musique et, comme dans la Bible, il y a tout. J’ajouterai que, ce qui est très curieux, c’est que je m’en suis rendu compte pendant la pandémie. En effet, pour moi comme pour beaucoup de musiciens, l’arrêt des concerts a été un désastre. Les vedettes et les moins-vedettes qui, à mon instar, avaient moins de projets mais en avaient de trrrès beaux, notamment en Extrême-Orient, en Chine et au Japon où j’allais trois fois par an, nous nous sommes retrouvés sans un seul projet pour 2020 et 2021.

Cet arrêt total vous a-t-il paru sain ou scandaleux ?
Ni l’un ni l’autre. Je l’ai pris comme un fait. C’était comme ça, je n’y pouvais rien changer.

En avril 2022, j’imagine que ça repart…
Il y a des frémissements en Chine et au Japon, mais la question de la quarantaine pose des problèmes évidents.

 

 

 

 

Êtes-vous de ces artistes qui ont trouvé profit à la pandémie ?
Profit alors que tant de gens mouraient ou souffraient, dans leur corps et dans leur âme ? Certainement pas, vous êtes fou ! En revanche, pendant ce que j’ai ressenti comme une punition puisque, du jour au lendemain, on nous a dit que nous ne jouerions plus, nous dont la vie consistait à jouer, j’ai senti comme tout le monde – vous me parliez de Jean-Marc, dont je suis très proche, mais d’autres pairs me disaient quelque chose d’assez similaire – le danger de la dépression. Pour les pianistes, le confinement signifiait : “Remets-toi devant ton piano mais abandonne ici tout espoir.”

En dehors de la déception liée aux annulations, n’avez-vous pas éprouvé un certain soulagement en étant contraint de souffler un peu ?
Au contraire ! Figurez-vous que, après des années de récital, je me suis rendu compte de ce que signifiait tout ce qui est autour du concert. Je n’avais pas conscience, ou pas autant conscience, de l’excitation que représentait l’envie, l’exigence, la nécessité que tout soit prêt, que tout soit bien pour une date. Je n’avais pas conscience de la merveilleuse envie que l’on va voyager. Je n’avais pas conscience, ou pas à ce point, de l’incroyable énergie qui habite le fait d’être dans une loge, de s’habiller et de se préparer. Pourtant, tout ça faisait partie du concert. Tout ça faisait partie de notre métier…

… et tout ça a disparu.
Oui. Il n’y avait plus que la partition. Rendez-vous compte ! Tous mes concerts avaient disparu. Le concert, ça n’existait plus. Je me suis retrouvé uniquement devant mes partitions. Alors, je vais le dire avec honte, parce que je suis conscient que, pendant que je me gobergeais de Beethoven, des gens périssaient à l’hôpital, mais, moi, cette situation d’enfermement m’a appris beaucoup de choses. Désormais, je crois que je travaille mieux, et je ne pense pas avoir été le seul musicien à changer ma manière de travailler.

Sauriez-vous dire pourquoi ?
Parce que l’interdiction des concerts nous a confrontés à la musique et a effacé le reste. Les musiciens ont été exemptés de tout ce qui n’est pas la musique elle-même. Pour ma part, je le dis avec modestie, je crois avoir progressé.

 

 

 

 

Un artiste multireconnu, un virtuose adulé, un prof d’élite, peut-il réellement progresser ou aspirer à progresser ?
Évidemment. Tenez, un exemple : je me suis rendu compte, pour parler des sonates de Beethoven particulièrement, que le respect du texte était essentiel.

N’en aviez-vous pas eu conscience avant ?
Pas à ce point. Quand on est pris dans l’urgence habituelle, on n’a pas forcément conscience de tout ce que le compositeur a indiqué.

Pourquoi ?
Mais parce que c’est énorme ! Il y a tant d’indications, de détails voulus et même demandés par le compositeur… Regardez la question du tempo. Chacun peut avoir sa conception du tempo. Il n’y aura jamais de réponse définitive, encore moins en valeur absolue. Aussi nous faut-il penser le tempo d’un point de vue relatif, c’est-à-dire par rapport au texte et chacun par rapport à l’autre.

Donc les tempi restent un mystère. Avez-vous percé l’énigme des nuances ?
J’y ai beaucoup réfléchi même si, quand on parle de nuances, il faut aussi parler de la dynamique et, comme pour les tempi, penser moins de façon absolue que de façon relative en ménageant – parce que c’est ce qu’exige le compositeur – des contrastes permanents. Et puis, les nuances sont un ensemble. Pour les évoquer, il faut aussi parler de la valeur des silences et de ce que l’on appelle tout simplement « jouer en mesure ». Il n’est pas question du moindre rubato, hors ce que Beethoven a marqué. Par exemple, dans “La Tempête”…

… qui figure dans le premier double disque de votre intégrale…
… les ritenuti sont nombreux et précis. Nous devons les respecter absolument et rigoureusement. Ces élargissements ne sont pas laissés à la discrétion de l’interprète. Il n’est pas question de se permettre quoi que ce soit. Il-faut-res-pec-ter-le-texte, rien d’autre.

Le confinement a donc dopé votre rigueur.
Oui, peut-être parce que je l’ai d’abord vécu – et je n’ai pas été le seul dans ce cas – à la manière d’une punition. Quelqu’un que l’on punit, ce n’est pas quelqu’un que l’on tue. On ne lui ôte pas la vie. On le remet sur un supposé bon chemin. Eh bien, la pandémie en général et le confinement en particulier ont été une punition pour moi, et je crois que cette punition m’a remis sur le droit chemin, en l’espèce celui qui suit la volonté explicite de quelqu’un comme Beethoven.

Cette rigueur, conçue ici comme la conscience aiguë d’exécuter à la lettre le testament d’un compositeur, vous a-t-elle donné l’impulsion dont vous aviez besoin pour franchir le Rubicon et osé, enfin, de vous attaquer à l’intéGraal du pianiste : enregistrer les trente-deux sonates, tel un organiste d’une certaine envergure qui doit graver l’intégrale Bach ?
Quand on envisage d’enregistrer une intégrale, il faut se demander ce qu’elle apporte de plus qu’un florilège. Or, vous savez, Beethoven et les sonates pour piano, c’est très particulier. Beethoven n’avait pas grand-chose à voir avec un Mozart, lequel écrivait parfaitement dès son plus jeune âge. Beethoven, lui, a composé ses premières sonates alors qu’il approchait de la trentaine. À titre de comparaison, Chopin avait composé ses deux sublimes concerti à l’âge de dix-neuf ans ! À l’inverse, l’opus 111, qui clôt la série, n’est pas du tout une de ses dernières œuvres pour piano. L’opus 126 est consacré aux Bagatelles. Les grands quatuors, la Missa solemnis, la Neuvième symphonie, tout ça, c’est après. Donc enregistrer les trente-deux sonates exige de renoncer à l’idée d’un panorama biographique de Beethoven.

D’autant que le côté biographique, vous vous en fichez – contrairement à un Jean-Nicolas Diatkine, par exemple…
Oui, la vie du compositeur, je m’en fiche complètement, c’est l’art qui m’intéresse. Partant, enregistrer l’ensemble des sonates de Beethoven, même si elles ne couvrent pas l’ensemble de la vie du compositeur, c’est exprimer l’essentiel de son art.

 

 

 

 

Comment caractériseriez-vous cet « essentiel » ?
Il y a ce côté de défi juvénile, une énergie incroyable, comme une explosion que l’on sent dès la première sonate, très impressionnante de personnalité, de contraste, de brio car elle exige une grande virtuosité ; et, dans la Hammerklavier comme dans les trois dernières sonates, il y a ce côté métaphysique, généreux, presque fraternel, qui est proprement inouï. En somme, enregistrer les trente-deux sonates, c’est décrire ce parcours passant de l’élan à la passion (songez à l’Appassionata, bien sûr, même à la Sonate au clair de lune écrite avant !) pour aboutir à une réflexion sur la condition humaine, finalement. Par conséquent, pour répondre à votre question, c’est bien la rigueur qui me pousse à enregistrer une intégrale. Pas l’ivresse de graver une Intégrale, avec un I majuscule : l’exigence de tout enregistrer parce que ce tout forme un tout. Les trente-deux sonates, par-delà leur diversité, forment un monde qui se tient.

Prouvez-le-nous, de grâce !
Regardez la sonate op. 111. Elle n’a que deux mouvements. Le premier décrit une sorte de lutte incroyable, non pas agressive mais violente. Suit une arietta en forme de méditation philosophique très douce qui s’achève sur un silence qui préfigure l’éternité. Anton Felix Schindler, un contemporain du compositeur, le poursuivait en s’étonnant : “Mais vous avez oublié d’écrire le troisième mouvement !” alors que l’on ne peut rien écrire après le second mouvement. Et Beethoven de finir par lui répondre : “Je n’avais pas le temps.”

Envisager une intégrale, est-ce pas osciller entre la tentation de l’unification (montrer que le tout est un tout) et celle de l’ultracaractérisation (montrer que, par-delà l’étiquette « intégrale », chaque partie est spécifique) ?
Il est possible que cette tension participe de l’intérêt du projet, pour l’auditeur comme pour l’interprète.

Vous-même, êtes-vous sensible à la dimension monumentale du projet artistique que sous-tend cette idée d’intégrale ?
Non et oui. Non parce que, pour être honnête, je n’aime pas tellement les intégrales précisément parce qu’elles sont rarement géniales du début à la fin. Il est parfois préférable, selon moi, de se constituer soi-même une intégrale idéale, sans considérer que l’ensemble doit être joué par le même interprète. Mais oui, je suis sensible à cette dimension monumentale parce que, évidemment, je suis fier de porter un tel projet. Il est sûr que, pour moi, c’est le projet de ma vie, une sorte d’accomplissement qui m’habite complètement… et qui vient juste de commencer puisque deux disques sont parus sur la dizaine qui est prévue.

 

À suivre !