Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 5 – Messe de la Pentecôte

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Il s’est écoulé dix ans entre Les Corps glorieux et la Messe de la Pentecôte. En 1950, le sérialisme semble avoir pris une partie du pouvoir sur la musique en vogue chez les compositeurs bien en cour. Olivier Messiaen, que l’aventure des séries intéresse en tant que prof de compo mais ne passionne pas en tant que créateur, se penche sur la tradition organistique de la messe en tant que suite de pièces destinées à s’insérer dans une célébration religieuse – je vous parle d’un temps que les moins de cent ans environ ne peuvent pas connaître, quand la place de l’orgue solo dans la liturgie n’était pas réduite à l’introduction, le terme est bon, je trouve, du chant d’entrée et au BRAOUM final pour faire fuir, après l’impatientant cantique de sortie et ses dix-huit couplets, les paroissiens empêchant le sacristain de boucler l’église par peur des pilleurs de tronc, des migrants ou des gens en général, cette dernière explication étant somme toute parfaitement raisonnable. Médiateurs engagés à Toul par Pascal Vigneron, trois étudiants dénichés dans la classe d’orgue du CNSM de Paris succèdent à leurs collègues choisis pour L’Ascension.
Nicola Procaccini raconte le cœur visible de la Pentecôte. En effet, lui revient l’Entrée, intitulée “Les langues de feu”, évoquant la descente de l’Esprit Saint, au cinquantième jour après Pâques (pentêkostê signifie cinquantième) sous forme de langues donnant aux apôtres la possibilité d’être compris de tous. Sur un tempo modéré, le compositeur sculpte des “rythmes grecs traités en valeurs irrationnelles”. En clair,

  • rythmiquement, c’est pas simple ;
  • harmoniquement, pas beaucoup plus ; et,
  • organistiquement, guère davantage (ainsi du clairon 4′ qui transforme le pédalier en un clavier presque comme un autre).

Avec habileté et rigueur, l’interprète parvient néanmoins à

  • esquisser une cohérence de l’instable,
  • capter l’oreille dans un propos désarçonnant,
  • suggérer que l’universalité du langage de l’Esprit Saint n’efface pas la complexité du monde – elle aurait même plutôt tendance à la mettre en lumière !

Alexis Grizard prend les commandes pour un offertoire d’une douzaine de minutes dont le titre, “Les choses visibles et invisibles”, est emprunté au symbole de Nicée. À l’ambiance ténébreuse des deux premières mesures, avec cette étrange pédale en 4′ déjà ouïe lors du premier mouvement en version claironnante, répond l’étrange association entre un 16′ et un 2′ dans un échange “bien modéré” qui se poursuit avant de laisser place à une monodie escarpée qu’Alexis Grizard veille à phraser conformément à la partition, puis de se diriger vers un sombre climat fragmenté troué de fulgurances, d’un basson de 16′ grave et ombrageux, d’ouvertures animées par un cornet, d’accords allant et venant dans un chromatisme qui s’enrichit d’un crescendo partiel donc troublant.

  • Les appogiatures de la pédale,
  • l’association entre arythmie et régularité,
  • les recherches moins de timbres que d’associations de timbre (ainsi de cette goutte d’eau bâtardisant le nasard ou de ce mélange entre quintaton de 16, fond de 8′ et tierce, contre quoi frotte le redoutable Ut1 de l’anche de 16′),
  • les unissons sporadiques entre pédale et main gauche,
  • les changements de couleurs,
  • les récurrences (rappel du dialogue initial à l’approche de la fin) et
  • les multiples traitements du son
    • (brefs traits,
    • tenues,
    • détachés
    • sautes de septièmes répétées,
    • séries d’accord…)

suscitent l’intérêt, d’autant qu’ils sont bien servis par

  • une exécution attentive,
  • une registration pertinente et
  • un orgue remarquablement adapté au texte.

Alma Bettencourt prend le relais pour les deux pièces suivantes. Pour la consécration, “Le don de sagesse” est souvent cité comme un exemplum de l’art messiaenique de la synthèse, mêlant réminiscences grégoriennes “adaptés au quatrième mode” et rythmes indiens dévolus au pédalier (à nouveau livré au “clairon 4 seul”, les manuels lui servant de résonance harmonique). Les indications de la partition ne laissent aucun doute sur le sujet : au “rythme hindou simkavikrama” succèdent des “neumes plain-chantesques”. L’harmonisation secoue à dessein l’oreille. Disons-le franco : ça racle et ça crisse un tantinet. Voilà le béotien, même bien disposé, appelé à se raccrocher aux formules récurrentes qui, au fil des trois minutes, le familiarisent un tantinet avec un langage abrupt et, pour ainsi dire, radical.
À Alma Bettencourt aussi échoit le morceau destiné à la communion, “Les oiseaux et les sources” demandant aux sources et aux oiseaux de bénir le Seigneur. Le hautbois, figurant un oiseau, chante au fond de la boîte expressive. De lents accords ondulants – sans doute les sources – lui répondent – superbes registres de l’orgue de Toul – et semblent recevoir le salut d’un coucou, sinon l’inverse (chez Messiaen, ce n’est pas si absurde).

  • Effets d’écho en monodie,
  • multiples changements de registration,
  • duo aux rythmes complexes,
  • chants d’oiseau spécifiques (le merle est censé pépier à 2’12, par exemple) et
  • accélérations aux degrés d’emballement variés

précèdent le retour des sources ondulantes qui font chanter lentement le coucou.

  • La variété des registres donc des couleurs,
  • l’attention portée par l’exécutante aux respirations donc aux phrasés requis par le compositeur,
  • les trouvailles harmoniques (4’53, dont un écho revient à trois mesures de la fin),
  • l’aspiration à une résolution paisible propice à une louange intérieure (le triple piano se pare d’une symbolique clignotante mais efficace en mixant le céleste suraigu du jeu de 1′, quasi insupportable, au Ut1 plus abyssal que tellurique de la pédale de 32′, amplifiée par la soubasse de 16’et le bourdon de 8′ du récit en tirasse comme pour envelopper l’ensemble de l’humanité à travers l’aérien ornithologique et le souterrain des rus)

soutiennent l’intérêt avant que Nicola Procaccini ne vienne conclure le travail qu’il a commencé en claquant la sortie, intitulée “Le vent de l’esprit”. Particularité du mouvement : c’est le seul indiqué “Très vif” au début. Manualiter, l’orgue gronde entre triple et double forte. L’exploration du spectre des nuances puissantes passe par celle des registres (hauteur des notes) et des rythmes. Le recours à un brio de toccata n’empêche pas les alouettes de chanter en chœur (0’48). Un swing ornithologique substitue au triomphe la vivifiante liberté des petits oiseaux du moutier, via notes répétées, effets d’étirement ou de resserrement, décalages de rythmes entre le chant de la main droite, l’harmonisation de la main gauche et les tenues variables de la pédale. La main gauche qui s’emporte dans les suraigus semble conduire à un ralenti pré-tutti. Cependant, l’entrée des anches au côté de mixtures et de fonds reste staccato et “un peu lente”, deux indications privilégiant l’expression d’une solennité intermédiaire et provisoire. Un finale de toccata guette, en effet, tous accouplements et tirasses enclenchés, avec claviers en unisson octavié et pédale en lead. Une cadence emportée conduit à un dernier accord tonitruant – chute un brin banale, non par la puissance obligatoire qu’elle respecte, mais par sa narrativité limitée et abrupte.
Reste une Messe de la Pentecôte solidement interprétée, chaque étudiant s’attachant à rendre la poésie propre à chaque partie – et, donc, à rendre hommage tant à la partition qu’à l’instrument qui la sublime. De quoi donner du cœur à l’ouvrage pour aborder, dans une prochaine notule, l’imposant Livre d’orgue créé cinq ans plus tard par le compositeur lui-même…


Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité
4 – Les Corps glorieux