Olivier Messiaen, Intégrale de l’œuvre d’orgue, Forlane – 4 – Les Corps glorieux

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Dans l’intégrale fomentée par Pascal Vigneron sur le grand orgue de la cathédrale de Toul, trois étudiants du CNSM de Lyon se partagent Les Corps glorieux, un cycle composé par Olivier Messiaen à l’été 1939, juste avant la Seconde Guerre mondiale et créé, selon les légendes, en 1945 à Chaillot (Vigneron/Forlane) ou le 15 novembre 1943 à la Trinité (Deutsche Grammophon/Latry, Regis/Bate). Selon les sources, on y trouve “une évolution dans le langage musical avec l’assimilation de la musique indienne et du plain-chant grégorien” (Vigneron/Forlane) mais d’autres affirment que “Messiaen n’a pas fondamentalement changé son langage musical” même si “l’expression y est moins romantique et davantage placée sous le signe de la tradition organistique française que Messiaen connaissait si bien” (Tanke/Brillant).
Dans cette bataille musicologique, évidemment un brin schématisée pour cette notule, laissons les notices techniques aux spécialistes, et contentons-nous de kiffer la vibe… du moins après avoir fait un détour obligé chez d’autres spécialistes pour comprendre ou presque la notion de “corps glorieux”. Par excellence, comme chacun sait, l’expression désigne le corps de Jésus après sa résurrection. Plus généralement, le terme désigne “l’état où seront les corps des bienheureux” après la résurrection de la chair, au sens où Paul dit que “le Christ transfigurera notre corps pour le rendre semblable à son corps de gloire”. Bien sûr, le problème de la religion, c’est que après l’explication, c’est pas forcément plus clair qu’avant ; qu’importe, on essaye et, après, on sait que, comme le chantait Véronique Sanson, pourtant peu connue pour ses sommes théologiques, “il nous restera la musique”.
La transfiguration messiaenique, créée au palais de Chaillot, s’ouvre sur trois pièces confiées à Charlotte Dumas. “Subtilité des corps glorieux” évoque la purification nécessaire aux corps pour que, d’animaux, ils deviennent spirituels. Un puissant cornet solo lance la fête. Le tempo est décidé, sans précipitation. Le rythme est posé, swingué avec assurance. L’étrange cantilène profite de la résonance de la cathédrale et des effets d’écho nuançant son propos aussi mystérieux que son sujet. Après cette monodie obstinée, “Les Eaux de la Grâce” guident les ressuscités, au premier chef le Christ, vers la source des “eaux de la vie” dont cause l’Apocalypse. En effet, tel sera le binôme prévu entremêlé par Olivier Messiaen dans ce cycle à sept temps :

  • l’état des corps ressuscités,
  • l’environnement céleste et, au milieu, eh bien,
  • le milieu, dont nous parlerons au milieu.

Va donc pour l’environnement céleste qui s’ouvre sur un clapotement éthérique à souhait. Là encore,

  • la régularité inaltérable,
  • l’équilibre des riches registrations et
  • la constance des phrasés

happent l’auditeur qui apprécie, en prime, le respect du silence – ni trop long, ni trop bref – au premier puis au deuxième tiers témoigne peut-être, dans l’interstice de la musique à programme, de l’indicible ou de la part d’insaisissable que préserve toute révélation un peu cossue.
Deux fois plus long, “L’Ange aux parfums” s’inspire de la prière des saints qui monte jusqu’à Dieu comme un parfum. Une anche lance et répète un motif monodique, tantôt déchiqueté, tantôt tournoyant, tantôt constitué de notes répétitives. Une harmonisation rendue onirique par la registration prolonge cette longue présentation du motif matriciel. Si l’on manque de mysticisme, il faut prendre l’œuvre pour

  • une expérience sonore rare,
  • une exploration d’assemblages quasi inouïe,
  • une construction par blocs d’un outil aussi bien instrumental que compositionnel imaginé par Olivier Messiaen.

Une coda en duo coule avec fluidité, sur deux registrations distinctes et séduisantes, confirmant

  • la dextérité toujours musicale de Charlotte Dumas et
  • l’intérêt de l’instrument qu’elle manie.

Nous voici au milieu, et c’est Antoine Thomas qui prend le manche pour “Combat de la Mort de la Vie”, un cycle dans le cycle pesant près de vingt minutes. Dans des pièces aussi massivespeut-être plus qu’ailleurs, les tempi reflètent probablement la personnalité artistique des interprètes… ou les chapelles où ils versent leur denier. Quand Jennifer Bate met 15’23 pour jouer l’œuvre à Saint-Pierre de Beauvais, Thiry l’exécute en 16’25 (ces deux interprètes ont reçu les plus chaudes félicitations du compositeur quant à leurs exécutions), Latry en 19′ et Tanke en 21’20. Les 18’20 de Thomas évoquent une certaine sagesse qui n’enlève rien à l’audace de se confronter à une pièce aussi ambitieuse.
L‘incipit “modérément vif” fait vibrer avec l’étrangeté qui sied manière de basson de 16′ avant le déluge d’accords en doubles croches dont les résonances nous évoquent curieusement, par interstices, les ondes Martenot. Le dialogue entre les anches et les mixtures lance sur des bases élevées le “stupéfiant combat” entre l’Auteur de la vie et la Mort.

  • Séquences successives,
  • superpositions aux allures d’altercation virulente,
  • confrontations entre clusters et pédale rageuse,
  • decrescendo sans résolution préalable,
  • variations sur des registrations proches, surgissement paradoxal d’une hénaurme séquence méditative (12′ sur 18′)

marquent cette pièce qui exige donc de son jeune porte-voix

  • dextérité,
  • vista et
  • sensibilité.

En dépit de la capacité d’Antoine Thomas à

  • installer un climat,
  • ne jamais précipiter sans pour autant traînasser,
  • poser le texte avec un sérieux et une attention irréprochables (l’usage des boîtes expressives, fût-il un peu prompt à notre goût, témoigne d’un souci nécessaire de finasser),

l’œuvre elle-même peine à retenir notre attention sur la durée, ce qui n’enlève rien aux promesses d’un jeune organiste à la maturité patente.
Fanny Cousseau prend le relais pour les trois dernières pièces du cycle, à commencer par “Force et agilité des corps glorieux”.

  • Traits,
  • pleins jeux,
  • notes répétées,
  • figures arythmiques :

la tension monodique est rendue avec un sens du rythme et du phrasé qui saisit de bout en bout malgré le ressassement – voire grâce à lui – jusqu’au soulagement de l’harmonisation puis de la longue tenue finale.
“Joie et clarté des corps glorieux” installe un rythme, boîte fermée, sur lequel se déroule, par bribes, un motif plus en avant. Ensuite, sur les fonds, des jeux solistes (manière de cornet, sorte de nazard…) poursuivent différemment le segment, qui rejaillit bientôt.

  • L’assurance,
  • les doigts déliés et
  • la qualité des registrations

flattent l’oreille et la titillent au long de la structure ABABA. Dès lors, ceux qui s’attendraient à un finale grandiose pour “Mystère de la sainte Trinité” seraient évidemment déçus. La partition – pour partie en trio  est constamment “lointaine” afin, subodore-t-on, de matérialiser dans l’immatériel du son ce dogme de “l’unité non d’une seule personne” mais “d’une seule substance”. Fanny Cousseau en propose une interprétation empreinte

  • d’intériorité et non de langueur,
  • de clarté et non de légèreté,
  • de délicatesse et non de componction.

La registration juste permet à l’auditeur, fût-il mécréant, de se plonger dans une coda étrange que l’orgue et sa maîtresse du moment dotent d’un charme certain.
Comme pour le précédent disque, Forlane ajoute à la troisième galette le début de la Messe de la Pentecôte. Proposition curieuse dont le manque de cohérence ne nous convainc toujours pas, ni par son côté pratique (le disque suivant, comme celui-ci, pèse soixante-deux minutes, il était donc possible ou de mettre toute la messe sur le même disque ou, a minima, de mettre plus que 3′ de ladite messe sur le CD 3) ni par son éventuel côté teasing. Cette posture se renouvellera pour le prochain disque, qui exclut les “soixante-quatre durées” du Livre d’orgue alors qu’elles avaient le temps de se glisser dans le disque quatrième. Parfois, les mystères ne sont pas que divins : les mystères éditoriaux existent aussi, même si Pascal Vigneron nous explique que certains appareils sont susceptibles de ne pas lire les disques dépassant les soixante-dix minutes…
Quant à nous, insensible au gringue d’un cycle commençant à peine à la fin d’un disque, nous réserverons l’écoute de ladite Messe pour la prochaine notule. Non mais !


Épisodes précédents
1 – Pièces diverses
2 – L’Ascension
3 – La Nativité