Vittorio Forte joue Schubert, Brahms et Rachmaninov, Showroom Kawai, 17 février 2022 (2/2)
La seconde partie du récital de Vittorio Forte, rodé à Pamiers quelques jours avant de débarouler à Paris, s’articule selon le même principe que la première, évoquée tantôt : un cycle suivi d’un bouquet de mélodies transcrites pour piano seul.
Cette fois, le cycle est constitué des Quatre ballades op. 10 de Johannes Brahms. Dès les premières notes de l’Andante en ré mineur, supposément inspiré par une ballade de Johann Gottfried von Herder, le pianiste marque son territoire en clarifiant ses intentions. Il ne fuira ni la solennité ni les abysses interrogatives qui siphonnent la pièce, pas plus qu’il ne confondra, dans les passages agités, le tonique avec le tonitruant.
L’Andante en Ré trahit la souplesse de l’artiste, chantre d’une interprétation sans maniérisme ni systématisme. Cette ductilité sied à une musique oscillant entre un certain hiératisme et une envie
- de secouer le cocotier,
- d’en découdre avec les marteaux et
- de défier une certaine bienséance propre sur elle.
La qualité première que l’on perçoit est la capacité du musicien à restituer
- la houle et la vaguelette,
- la bourrasque et la bise,
- le bouillonnement des notes hâtives et le frémissement ému des passages plus retenus.
L’Intermezzo en si mineur affronte la percussion de l’agitato. Vittorio Forte esquive la tentation du bruit, notamment grâce
- à une large palette de nuances médianes,
- à la variété des touchers et
- à l’usage raisonné de la pédale de sustain.
On salue la capacité du musicien à maîtriser sur l’ensemble des registres son piano du soir, un SK EX de 2,78 mètres dont le prix de vente caresse, tutoie et frôle les 150 000 €. La troisième ballade l’exige ! La quatrième s’appuie sur un balancement ternaire qui semble détendre le public, soudain prompt à dégainer les portables pour un max de photos in situ. Le pianiste, lui, ne relâche ni la tension ni l’attention, haha, nimbant son discours
- de résonances,
- de suspensions et
- de nuances indécises.
Au brillant et au bruyant, Vittorio Forte a préféré oser un Brahms introspectif. Décevons-le : parce que ce n’est pas bruyant, c’est brillant !
L’affaire se conclut par quatre mélodies de Sergueï Rachmaninov transcrites pour piano seul par Earl Wild (pour lire la critique du disque où l’on trouve ces mélodies et le florilège des textes qu’elles mettent en musique, cliquer ici). L’éloge du “Rêve” (op. 38 n°5) associent trois merveilles :
- la poésie du compositeur,
- la pensée pianistique de l’arrangeur et
- le sens de l’introspection rêveuse de l’interprète.
Au programme : richesse des harmonies, virtuosité tranquille et musicalité polymorphe.
“Chagrin de printemps” (op. 21 n°12) ajoute dans la besace le lyrisme du désespoir bien russe, qu’amplifie la science américaine d’Earl Wild :
- foisonnement de couleurs,
- générosité des épanchements,
- association entre riche accompagnement et mélodie lisible.
Courent les petits doigts dans le splendide “Oh, ne pleure pas” (op. 14 n°8) ; or, néanmoins, Vittorio Forte laisse s’envoler la mélodie au soprano et au ténor, forte ou piano. Le spectre
- des dynamiques,
- des intensités et
- des atmosphères,
rend justice d’une musique qui sait être à la fois spectaculaire et poignante.
Avec les “Flots du printemps” (op. 14 n°11), intelligemment gardé en dernière position, y a d’l’action sur le clavier. Toutefois, l’exécutant veille à laisser le thème bien en évidence nonobstant l’extraversion printanière. Ce souci de garder le sens ne contrevient pas à la fougue indispensable ; en revanche, il permet à la musicalité de l’emporter sur le show off, résumant ainsi l’art de Vittorio Forte.
En bis, la “Frühlingsnacht” [Nuit de printemps] de Robert Schumann, dans la transcription de Franz Liszt – cette fameuse mélodie qui a tant inspiré Marguerite Monnot pour “L’Hymne à l’amour”. Dans la VO, écrite par Joseph von Eichendorff, nature et cosmos chantent au narrateur : “Elle est à toi !” Avec ce tube, Vittorio Forte rend joliment hommage au piano Kawai bien réglé – de nombreuses notes répétées l’exigent – jusque dans le registre suraigu.
Pas mécontente, la marque invitante finit la soirée en offrant aux spectateurs un verre de prosecco en compagnie de l’artiste. Lequel, ayant osé le sous-pull contre le sacro-saint combo chemise – nœud papillon, semblait parfaitement à l’aise, en dépit d’une modestie bien peu italienne, lorsqu’il lui revenait de discuter avec fans ou curieux, francophones et italianophones. Parmi les buveurs, un œil extralucide aurait pu repérer quelqu’un qui, n’avait pas envie de venir, qui avait tort, qui le savait, qui est donc venu, et qui a eu – avec une humilité touchante – raison, tant Vittorio Forte is someone else. La lutte contre le pouvoir épuisant de la fatigue et de la paresse a encore été largement récompensée par une belle victoire, ce mardi soir !
Prochain concert au salon d’exposition Kawai : le 14 mars à 19 h 30, avec des élèves du CNSM de Lyon.
Prochain rendez-vous pour les curieux et fidèles franciliens de Vittorio : le 2 avril, à 19 h, à Paris. Rens. et billetterie ici.
Retrouver les précédents articles sur Vittorio Forte
- Les concerts
- Concert du 23 janvier 2020 à la mairie de Paris 17
- Concert du 23 octobre 2018 à l’institut Goethe (Paris 16)
- Le disque Earl Wild