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Après un premier épisode ébouriffant, qui nous rappelle si nécessaire que les vedettes médiatiques du piano ne sont pas les seules à maîtriser le clavier, parfois au contraire, nous partons sur les ailes de la « Danse des quatre cygnes » de Piotr Ilitch Tchaïkovsky, extraite du Lac, où l’on suit ces quatre oiseaux qui sont en fait des jeunes filles victimes d’une méchante belle-mère (double pléonasme ?). Le toucher léger de l’interprète profite de cette redoutable transcription pour sublimer son Bechstein D 282, idéalement réactif. En forme, nous filons « Au milieu d’un bal bruyant », extrait des Six romances, op. 38 n°3.
Le poème d’Alexis Tolstoï y évoque, dans la solitude nocturne qui a suivi, le coup de foudre éprouvé pour des yeux tristes et un rire éclatant. Après une introduction d’Earl Wild, le thème est d’abord énoncé à l’octave inférieure avant de s’enrichir de fioritures témoignant de l’émotion animant ce lied. Point d’explosion cependant, car le poème se termine sur la question suspendue : « Est-ce que je t’aime ? Je ne sais pas, mais cela se pourrait bien. » Un dernier trait wildien termine le travail, réservant la suite de l’histoire à ceux qui voudront bien y rêver.

 

 

Nous, nous avons encore du chemin : 35’ de George Gershwin nous attendent. La première étape de cette nouvelle embardée est constituée par les Sept études virtuoses sur des chansons populaires inspirées à Earl Wild par des transcriptions de certaines de ses mélodies que GG avait réalisées lui-même, tout en affirmant que ces transcriptions étaient hypersimples afin de se vendre en masse – la livrettiste nous assure que, déjà, cette première étape était pas super, super simple (mais, pour avoir vu des artistes dire : “Avant que toi qui connais les gens importants propose mon travail aux éditeurs, je vais quand même le simplifier sa mère », on comprend mieux le problème économique).
« Liza », écrit par Gus Khan et Ira Gershwin, extrait de Show Girl, est un éloge météorologique de l’héroïne éponyme : quand il fait gris, il suffit que Liza sourie ou se contente d’être là, et tous les nuages se dissipent. Dans une ambiance où le classique s’acoquine finement avec des éléments de langage jazzistique (harmonies, envolées interrompues dans l’aigu, traits semblant perpétuels même quand ils ne durent que cinq secondes, voir à 2’23), Wild semble tremper Gershwin dans la marmite de Kapustin, nous laissant augurer un brillant et joyeux voyage.
« Somebody Loves Me », écrit par Buddy De Sylva et Ballard MacDonald, traduit le désarroi optimiste de celui qui est sûr qu’une nana a un crush pour lui, mais laquelle, mystère. On part donc sur un midtempo troublé par des traits techniques et habité par des harmonies riches qui se répartissent sur l’ensemble du clavier. « The Man I love », écrit par Ira Gershwin, réécrit le profil du rince charmant, ce mec capable de construire « une petite maison faite seulement pour deux », mec qu’il serait possible de rencontrer ce dimanche, ce lundi ou, à défaut, mardi. Charles Ingalls, sans doute. Devant ce vaste projet, le piano prend le temps de rêver en pivotant autour d’un doux chromatisme qui s’étend peu à peu du suraigu au grave, par gouttelettes précises et précieuses. Ça s’excite (avec même bruit de live vers 1’23 – faut toujours feindre que l’on a vraiment écouté le disque), puis le thème se réaffirme pour une dernière exposition dramatisée grâce aux octaves de la main droite et aux trilles de la coda.

 

Photo : Bertrand Ferrier

 

Hénaurme standard du jazz, ici traité par Earl Wild d’une manière très peu jazzy, « Embraceable you » rappelle que l’essentiel, c’est quand même de serrer quelqu’un contre soi jusqu’à faire jaillir le « gypsy » que l’on celait – je simplifie the meaning of life ais, qui sait, pas tant que ça. Des guirlandes de notes enrubannent et volettent autour de la mélodie en crépitant, jusqu’à esquisser le rêve de douceur final. « Oh, lady, be good », écrit par Ira Gershwin, évoque un malaimé – techniquement un « lonesome babe in the wood » – qui demande juste un peu de tendresse (je synthétise, mais bon, comprenez-moi, aussi). Malaxant le médium et les graves, l’incipit maintient le mystère derrière le swing (rythmé à 1’ – faut toujours feindre que l’on a vraiment écouté, etc.) avant que les accents n’aillent chercher les suraigus, élargissant le terrain de jeu du ploum-ploumiste. Vittorio Forte rend les différents esprits de la partition, entre

  • accents,
  • appogiatures,
  • suspensions,
  • résonances et
  • richesses harmoniques.

Dans « I got rhythm », Ira Gershwin pose que, quand elle a le groove, les bons sons et un mec, une femme est comblée et ne peut rien demander de plus. En tout cas, il en faut, du rythme pour se sortir de ce standard, ici proposé dans une version pyrotechnique – façon Volodos remixant Mozart. Pourtant, l’interprète y semble parfaitement à l’aise, sachant faire sonner la mélodie et ses contrefeux, contrerythmes comme contrechants. Impressionnant et délectable ! Ce parcours s’achève sur « Fascintaing Rhythm », l’histoire – contée par Ira Gershwin – d’un mec possédé par un rythme qui ne le lâche jamais. « Tout est histoire d’accents » expliquait George Gershwin à propos de cette tune. Avec légèreté, Vittorio Forte se joue de l’injouabilité du bouzin pour en tirer une euphorisante virgule conclusive.

 

 

L’Improvisation sous la forme d’un thème et de trois variations part de la mélodie « Someone to watch over me », où Ira Gershwin rappelle que l’amour, parfois, c’est rêver d’être un petit agneau avec une jolie bergère pour veiller sur soi. Le thème est présenté en pointillés, comme suspendu par une harmonisation séduisante et une virtuosité cachée. Un premier développement ternaire en forme de barcarolle, fait écho au rêve choupinet d’amour façon pastorale. S’ensuit un passage aux notes répétées où Earl Wild s’amuse à la jouer napolitaine puis italienne : « O sole mio » arrive à 3’23, aussitôt relayé par des intertextes opératiques – ainsi, « O mio babbino caro » lance la fête à 3’53.
On est d’autant plus étonné que le compositeur n’ait jamais joué en public cette farce (même si la fin laisse penser à un projet inabouti), au sens où le thème original est farci avec des intertextes ultraconnus que le public doit adorer reconnaître – grâce à un Américain, Vittorio Forte rejoint ainsi le goût italien pour le fonds opératique de la Botte, dont Andrea Griminalli fournissait tantôt un exemple sur ce site. L’humeur change brusquement à 5’25, avec un développement aux consonances argentines, cette fois. Ça tangue, et ça souligne à quel point Earl Wild connaissait et son piano virtuose, et son harmonie, et son monde intérieur créatif, au-delà de l’excellent hommage piazzollien (6’39) et, in fine, de « l’intégration de la Sarabande de la Deuxième partita en Ut de Bach » revendiquée dans le livret. Vittorio Forte est un incroyable interprète kaléidoscopique d’une partition folle dont il arrive à esquisser une unité plus dynamique que thématique qui donne l’impression d’une œuvre laissée en jachère, avec les regrets qui vont avec, et la joie qu’un artiste de cet acabit s’en empare.

 

 

En bis, Vittorio Forte offre une transcription annoncée comme improvisée du Solfeggio Wot. 117/2 de Carl Philip Emanuel Bach, compositeur qu’il admire et défend contre ceux qui le considèrent comme un sous-Mozart. D’improvisation sur ce Presto, on ne trouvera trace audible. On parlera plutôt de virtuosiation sans complexe, ce qui n’étonne guère vus les moyens du zozo. le résultat est ébaubissant, cohérent, puissant, malin, pêchu et d’une tonicité aussi incroyable que musicale, partant à l’aune d’un disque qui  qui, si une logique musicale existait, imposerait sur les scènes interdites un musicien du clavier qui ajoute une technique superlative à un sens exceptionnel du beau et du fin.
Bien sûr, nous sommes soudoyé : Vittorio nous a offert et son disque, et des vidéos où il joue. Mais, ayant à mon aune assez prouvé mon indépendance, je conclus quand même que ce disque est un truc de foufou, de virtuose et de musicien. Par sa tonicité, il peut plaire à tous ; par sa technicité, il fascinera les pianistes de base que nous sommes ; par sa musicalité et sa variété, il éblouira les auditeurs, mélomanes ou “occasionnels ». Pour le reste, que chacun kiffe selon son bon désir !

 

 


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