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À l’occasion de la sortie de 1919, le disque ébouriffant chroniqué tantôt, Marion Leleu nous a accordé une interviouve tonique et décapante. Nous ne l’avions jamais publiée d’un seul coup d’un seul. Voici donc l’intégrale ! Accrochez vos ceintures, ceignez vos bandanas, gominez votre permanente : l’altiste bretonne presque allemande désormais est sur les starting-blocks pour nous parler virtuosité, direction, pédagogie, psychologie et, pas accessoirement, musique.

 

Premier épisode
L’alto comme un marathon

 

La boule d’énergie Marion Leleu débarque avec sa valise et son smile. La veille, elle a joué le programme qu’elle a récemment enregistré dans son disque 1919. Ce jour-là, elle repart vers sa vie d’altiste et d’artiste breizho-allemande. Avant d’attraper son train à la volée, elle accepte de répondre à quelques questions, et même à certaines que nous n’avons pas posée. Bienvenue dans le bouillonnement Leleu !

Marion, il est presque tôt et, pourtant, tu as l’air épanouie.
Et pour cause ! Hier, j’étais à ma place. En concert à Saint-Merry…

… une église à l’orgue merveilleux mais honteusement handicapé…
Pour nous, qui n’utilisions pas l’orgue, ça s’est bien passé. J’étais heureuse de faire ce que j’aime faire : jouer une musique que j’aime, avec Bertrand Giraud, un partenaire que j’apprécie infiniment… même si, je dois le reconnaître, il faisait extrêmement froid !

Bienvenue dans les églises parisiennes ! Toutefois, tu soulignes que, par ce concert parisien dans un lieu prestigieux, tu remets au centre de ton activité le cœur de ta vie : le métier d’altiste.
Oui. Qui consiste aussi à se faire critiquer pour le livret en français de ses disques, mais pas principalement.

 

« L’alto, c’est de la médiation »

 

Altiste, c’est un métier méconnu. En gros, il peut désigner une personne

  • qui joue de l’alto dans un orchestre (dans le rang ou comme soliste),
  • qui fait de la musique de chambre,
  • qui joue pour elle ou qui suscite des projets que, a priori, personne n’attend, etc.

Toi, comment définirais-tu ta spécificité d’altiste ?
Si tu me demandes « c’est quoi, être altiste ? », je vais être claire : pour moi, l’alto, c’est de la médiation. C’est une charnière entre les parties instrumentales. Dans un quatuor, je suis une charnière. Et pas charnière entre le violon 2 et le violoncelle : je suis charnière entre quatre personnes. Dans un grand ensemble, je peux être charnière entre le chef, le groupe d’altos et le reste de l’orchestre. Et je peux passer du statut de charnière à celui de levier quand je m’occupe d’un grand élève.

Charnière, levier et… musicienne ?
Musicienne parce que charnière et levier. Honnêtement, je m’attache plus à la musique que je fais qu’à la position dans laquelle je la fais. Peut-être que, l’âge venant, j’essaye d’être de plus en plus un levier. Pour les autres et peut-être pour moi aussi !

Tu as toujours exercé la profession d’altiste, mais tu n’as pas toujours exercé le même métier.
Pas vraiment, non. Par exemple, aujourd’hui, je ne joue plus dans un orchestre sous la direction de je ne sais qui et sans savoir de ce que ça donnera. Ce type d’activité m’a formée en partie, mais ça ne m’intéresse plus.

D’autant que tu diriges des groupes d’altos, des ensembles de cordes et des orchestres symphoniques
… et je me suis rendu compte, quand un musicien devient chef, son rapport au travail du chef évolue. Dorénavant, soit le chef est extraordinaire, et mon ego se dissout dans celui du chef ou, mieux, je mets le mien à son service et, ensemble, on produit quelque chose de plus beau que ce que j’aurais produit seule ; soit il est bof, et je m’occupe ailleurs.

 

 

Un chef, ça se méfie des chefs ?
Les chefs, Bertrand, c’est comme les politiciens : y en a pas tant que ça des bons, c’est-à-dire des qui sont utiles aux autres ! Avec une particularité en musique : c’est pas sa faute, au chef, c’est plutôt la faute des compositeurs.

Ben voyons…
Jusqu’au vingtième siècle, d’un point de vue technique, on n’a pas beaucoup besoin de chef, à part sur des énormes trucs… Donc pour tout le répertoire jusqu’au romantisme, le chef d’orchestre ne se justifie que s’il arrive à sublimer le tout pour dépasser la valeur des parties additionnées. S’il n’a ni le charisme, ni la technique, ni l’écoute intérieure pour que ça puisse advenir, pourquoi me soumettrais-je à lui ? C’est un besogneux, un agent de police qui règle la circulation.

Par exclusion, il semble que tu parles des chefs que tu aimes.
Harnoncourt, par exemple. Harnoncourt avait un hénaurme charisme. Les musiciens étaient contents de jouer sous sa direction, même si c’était pour jouer du Haydn…

… compositeur pour lequel le chef paraît superfétatoire, non ?
En théorie, si. Le chef donne le départ, le premier violon le suit, et zou ! Pour des musiciens professionnels, c’est carrément pas difficile. En revanche, le rapport avec le chef dans la musique contemporaine est très différent. Pendant un an, j’ai été alto solo de l’Ensemble Modern à Francfort. C’est un ensemble formidable pour la musique contemporaine. Et j’ai été stupéfaite de voir que les musiciens n’avaient pas du tout le rapport avec le chef dont j’avais l’habitude.

En quel sens ?
C’était très cordial. Il n’y avait pas du tout ce côté « je t’aime mais je te déteste parce que tu nous enquiquines »… Tu vois le genre ? C’était comme toi et moi. On fait un boulot ensemble. Je joue, tu critiques. Chacun son rôle. Je me suis demandé pourquoi il existait une telle spécificité dans la direction de la musique contemporaine. La réponse était évidente : là, on a besoin de lui. Sans lui, on est paumé. Donc le rôle du chef est évident, et cette évidence évite tout problème psychologique.

 

« Il faut une vision globale pour comprendre le symptôme »

 

Il semble que, pour toi, dans le travail des musiciens, il y a deux points-clefs : le rôle que l’on a ou que l’on se donne, et la manière dont on établit la communication avec les autres. Ça marche pour le chef, ça marche pour le musicien d’orchestre, ça marche aussi pour les profs…
Oui. Par exemple, j’ai décidé de développer ma chaîne YouTube parce que j’étais fffatiguée de répéter sans cesse les mêmes conseils à mes élèves. Donc j’ai pensé à les enregistrer une fois pour toutes en me disant : « Comme ça, ils iront regarder ces basiques, et on avancera plus vite. » Évidemment, ça ne marche pas comme ça !

Pourquoi ?
« Mes » élèves ont déjà Mme Leleu toutes les semaines. Aussi ne voient-ils pas trop pourquoi aller me voir en vidéo.

Parce qu’ils ont la vraie Mme Leleu régulièrement ?
Bien sûr ! Résultat, je suis obligée de leur dire : « Ha, non ! Ne me dis pas que tu n’as pas regardé la vidéo sur le développement du vibrato, niveau 4 ! Regarde-la d’abord, ça m’évitera de me répéter ! »

Répéter, voire répéter l’évident, n’est-ce pas la base de la didactique ?
Ça dépend. Par exemple, il y a plein de gens qui ne pourraient pas prendre des cours avec moi parce qu’ils vivent trop loin ou parce qu’ils ne se sentent pas au niveau, ou parce qu’ils se vivent comme de « simples amateurs » ? Eux, dès que je publie une vidéo, ils sont au taquet !

 

 

Donc tu continues.
En effet. C’est aussi parce que je suis une femme de l’oralité. L’écrit m’effraie. Depuis longtemps, et même si c’est peut-être en train de changer, je sais que je suis meilleure pour parler que pour écrire.

Il n’y a pas encore de méthode Leleu pour les altistes. Est-ce parce que tu crains de passer davantage pour une pédagogue que pour une artiste ?
Où est l’opposition ? Beaucoup de grands artistes sont aussi de grands pédagogues.

Beaucoup sont aussi de piètres pédagogues que les élèves payent pour rajouter une ligne sur leur CV. Ton approche de la pédagogie est un peu différente…
Le fait est que l’on m’a souvent demandé pourquoi je ne mettais pas ma méthode sur le papier, d’autant que mon enseignement est vraiment méthodique et structuré. Sauf que je ne voyais pas du tout par où commencer. Eh bien, avec mes vidéos, je me dis que j’ai peut-être une base pour commencer à formaliser ma pédagogie à l’écrit. Grâce à ces vidéos, je prends conscience de la cohérence et de la logique de ce que j’enseigne. Ça n’a rien de miraculeux : ça fait trrrès longtemps que j’enseigne. Ça donne des repères.

 

« On ne peut pas courir le marathon avec des mocassins »

 

Ton enseignement actuel s’adresse essentiellement à des experts…
Oui, souvent, les élèves qui viennent me voir sont très avancés. Parmi eux, il y a des professionnels de très haut niveau, par exemple des musiciens de l’orchestre de l’opéra de Munich. Quand ils prennent un cours, c’est pour un problème précis. Typiquement : « J’ai un problème avec le spiccato. »

Précisons que le spiccato est une technique qui consiste à faire rebondir l’archet un p’tit peu sur la corde – rien à voir, pour les spécialistes, avec le détaché (l’archet reste en contact avec la corde mais change de sens) ni avec le pizzicato (c’est le doigt qui percute la corde).
Oui, le spiccato est une technique très délicate, très précise, une affaire d’angle à régler avec minutie. Sinon, ça ne marche plus ! Or, j’ai une vision plus globale de ce symptôme. Pour résoudre ce problème, il faut avoir la mentonnière qui convient, l’épaulette adéquate, la posture correcte… Il faut réfléchir à l’ensemble, pas juste au coup d’archet pour éviter le jeté ou le battuto.

Le battuto, quézaco ?
C’est un coup d’archet perpendiculaire à la corde, et non longitudinal. Ça donne un effet de battu ou de fouetté.

D’autres spécialités avec lesquelles il ne faut surtout pas le confondre si on veut jouer au connaisseur ?
Eh bien, le coup d’archet avec le bois s’appelle col legno – littéralement : avec le bois.

Rien à voir avec le spiccato…
Surtout pas !

Alors, comment règles-tu spécifiquement le spiccato ?
Souvent, j’explique à l’élève qu’il faut que je le replace. Parfois, il rechigne et me lance : « Attends, je suis pas venu chez toi pour faire des cordes à vide ! » Et je réponds : « À toi de voir. Tu veux faire du spiccato ou pas ? » S’il accepte le projet, on se met au boulot et, en général, au bout de deux ou trois mois, le tour est joué !

 

 

Quand tu décris ta pédagogie, tu expliques qu’elle vise au premier chef à optimiser la position de l’élève.
La position, c’est la base dans ma méthode ; et ça devrait l’être dans toutes les méthodes, tant pis si je parais arrogante ! Imagine un gars qui veut courir le marathon et qui court n’importe comment. La première chose que va faire son entraîneur, c’est de le réhabituer à courir avec une posture plus efficiente et moins susceptible de le blesser ! Et il ne va pas s’arrêter là. Il va lui dire : « Mais c’est quoi, ces chaussures ? C’est pas adapté ! C’est pas fait pour le marathon ! Et elles sont trop petites ! » Parce que, moi, c’est ce que je récupère : des gens qui courent le marathon avec des mocassins et, en plus, un pied tout droit et l’autre en dedans. Parfois, ils ne comprennent pas pourquoi ils ne courent pas très vite. Ben, moi, je comprends et je peux leur expliquer comment mieux performer.


Marion Leleu. Photo : Mélanie Célébrin. Illustration publiée avec l’autorisation de l’altiste.

 

Deuxième épisode
La musique comme une liberté

 

Elle a été soliste dans plusieurs orchestres, elle est résolument soliste tout court : Marion Leleu est de ces instrumentistes qui rêvent sans cesse de transformer leurs vécus musicaux dans de nouvelles expériences artistiques. Ainsi en est-il de la direction d’orchestre, qui structure la musicienne, même si d’autres facettes de ses talents ont pu l’invisibiliser. Aujourd’hui, la virtuose et pédagogue se sent prête pour affronter ce nouveau défi sans faseyer. À cœur ouvert, elle nous explique pourquoi.

 

À la fin du premier épisode, où nous évoquions l’importance de la pédagogie et de la didactique, notre entretien a pu paraître s’éloigner de ton art, surtout quand nous avons avancé la parabole du marathon. Pourtant, on est au cœur du sujet : enseigner l’instrument, c’est formaliser sa pensée de la musique parce que – en musique savante, au moins –, sans maîtrise technique, l’art ne peut advenir.
Je m’en rends d’autant plus compte que je forme des pédagogues. Quand je leur mets le nez devant l’évidence, alors ils la voient. Mais ça prend du temps. C’est pour ça que c’est passionnant !

Enseignante, tu te considères donc comme le croisement entre une charnière et un levier. Avais-tu une posture différente en tant que musicienne d’orchestre ?
Honnêtement, je m’amusais bien. Quand tu es alto solo, si tu te travailles bien, tu peux établir un rapport privilégié avec le chef.

Comment ?
La base, c’est de le regarder beaucoup. Les chefs aiment qu’on les regarde. Et moi, je pouvais utiliser le fait d’être une femme blonde aux yeux clairs…

 

« Le but, c’est que le chef me regarde un peu plus »

 

À l’ère de #metoo, ta remarque va paraître audacieuse aux walkyries du néoféminisme !
Calme-toi, on parle de regard. Le but, c’est que le chef te regarde un peu plus.

Pourquoi veux-tu que le chef te regarde davantage ?
Parce que je joue une partie médiane. L’altiste, c’est lui qui fait les tierces et les changements de tonalité. Donc, depuis mon pupitre, je participe à la spontanéité de la musique, à sa fabrication dans l’instant. Mais j’ai aussi pas mal travaillé dans les églises avec des kantors. Ces maîtres de chapelle font des études d’orgue, de piano, d’harmonie, de direction chorale et un tout petit peu de direction d’orchestre, en passant, sur deux semestres. Si bien que, quand ils se retrouvent avec un orchestre professionnel devant eux, ils sont paumés et ils ont un peu peur. Ça les change de leur chorale d’amateurs ! Du coup, ils sont nerveux ; et ils étaient bien contents que je m’occupe de la traduction.

 

 

De quelle langue à quelle langue ?
De la langue du chef d’orchestre au dialecte des instrumentistes à cordes d’un ensemble baroque. Un musicien, si tu lui dis : « Est-ce que vous pourriez faire comme ça ? » et que ce « comme ça », ça n’est pas dans son idiolecte, il prend le chef pour un nul ou pour un fou. C’est alors que j’intervenais pour dire : « Ha, est-ce que vous voulez nous suggérer de… » et je reformulais, en langage instrumental, ce qu’il venait de dire ; et l’ensemble pouvait progresser.

Sans être encore 100 % bilingue, tu as fait des études de chef d’orchestre qui te permettent, j’imagine avec beaucoup de tact, d’aider les chefs…
Je comprends leurs problématiques ; et, comme j’ai une gestique assez claire, il m’est arrivé d’aller voir le chef dans sa loge pour lui suggérer de diriger le récitatif d’une manière plus appropriée. Ça m’arrivait aussi de le faire devant l’orchestre, en disant des trucs comme : « Peut-être que si, au moment où vous souhaitez un ralenti, vous subdivisiez, ça nous aiderait… »

 

« J’ai été mariée avec un quatuor »

 

Bien qu’il soit souvent ignoré, l’alto est un instrument-clef de l’orchestre, mais il s’épanouit aussi dans le répertoire colossal de la musique de chambre. Est-ce une fatalité pour l’altiste que tu es ?
Une ?

Une fatalité.
Mais la musique de chambre est tout sauf une fatalité ! C’est une joie, c’est un bonheur ; et mon regret est de ne pas en faire autant que j’aimerais. Du coup, j’ai un peu la larme à l’œil parce que j’ai travaillé avec deux quatuors. Peut-être que, de l’extérieur, on ne s’en rend pas compte mais, un quatuor, c’est comme un mari. Donc j’ai été mariée avec un quatuor quand j’étais au Sup de Lyon. On s’entendait extrêmement bien mais, fatalement, après, on se disperse : ta carrière se fait là, la carrière de l’autre se construit ailleurs. Le violoncelliste va travailler à Bloomington, aux États-Unis, le premier violoniste reste à Lyon et la deuxième violoniste trouve un poste à la Tonhalle de Zürich après une dizaine d’années à l’orchestre de Malaisie… et moi, je suis à Berlin.

 

 

Donc vous clashâtes.
Non, pas de clash, juste : c’est impossible ! Alors que, pour moi, le quatuor, c’était fascinant. D’ailleurs, les gens qui me connaissaient quand j’avais 22-23 ans étaient sûrs que je ferais une carrière dans le quatuor à cordes.

Et ça ne s’est pas fait.
Non. Du coup, pendant longtemps, je n’ai pas fait de quatuor. J’ai fait l’inverse : j’ai beaucoup travaillé dans la musique baroque.

Par goût ou par nécessité ?
Les deux. Parce que j’aime cette musique et que je voulais changer de voie. J’avais travaillé à l’opéra de Hambourg et ça s’était plutôt mal passé. J’avais détesté le chef ; et c’était un orchestre qui ne me correspondait pas.

Pourquoi ?
Il y a prescription, on peut le dire : je ne partageais pas le penchant de beaucoup de mes collègues pour des dérivatifs qui les éloignaient de la musique.

Du type ?
L’alcool, par exemple. C’était pénible. Mais le vrai problème, c’est que j’ai intégré l’orchestre à la fin du règne du chef ; et il était patent que son énergie s’essoufflait.

 

« Je craignais que le dieu de la musique me punisse »

 

Tu sembles sous-entendre qu’il était plus rigoureux que poète ?
La rigueur n’excuse pas tout. Cette direction-là créait une tension dont chacun avait conscience. Surtout, le chef que j’évoque venait de l’Ensemble Modern ; et, là, il se retrouvait à diriger des opéras de Mozart. Donc, pour lui, le phrasé était lettre morte ; la dominante devait être faible, mais la tonique forte. Ça me donnait des boutons. Je rentrais chez moi en pleurant et en me disant : « Voilà un opéra de plus que tu as massacré et que tu devras mieux interpréter plus tard parce que, sinon, le dieu de la musique te punira… » J’avais vraiment l’impression de blasphémer. Donc, au terme de mon année probatoire, je suis partie, et c’était sans doute une bonne chose pour l’orchestre comme pour moi.

Quel âge as-tu, quand tu te révoltes ?
Trente ans.

Quelle prise de risques !
Peut-être, mais c’était aussi une façon de sauver ma peau et mon âme de musicienne. Je n’avais pas le choix. Comme pour me laver de ce que j’avais subi, j’ai décidé de revenir à mes premières amours : la direction. Je me suis installée à Hanovre, et j’ai commencé à diriger. Un orchestre de chambre, d’abord, toutes les semaines, et un orchestre symphonique deux fois par an, pour deux sessions d’une dizaine de jours, avec de bons amateurs.

C’est quoi, des « bons amateurs » ?
Bah, des gens qui jouent, déjà, et aussi qui s’investissent dans l’élaboration des programmes. Par exemple, ils pouvaient me dire : « Tiens, on voudrait jouer la Troisième de Brahms. » Pour des amateurs, c’est plus qu’ambitieux !

 

 

Tu savais déjà que diriger un orchestre exige de gérer un collectif…
Oui, avec des spécificités, bien sûr, selon le niveau des musiciens, par exemple, et selon les petites communautés qu’il faut faire cohabiter à l’intérieur de l’orchestre le plus harmonieusement possible. Par exemple, les trombonistes pouvaient me demander de jouer dans toutes les pièces. Donc on y allait sur les Meistersinger et la Cinquième de Tchaïkovsky… même si, à la fin du concert, ça pouvait paraître un peu étouffe-chrétien !

Tu relates tes expériences polymorphes de chef ou de musicienne d’orchestre en insistant sur trois points fondamentaux :

  • diriger un orchestre, c’est diriger un orchestre, pas « un orchestre en général » ;
  • diriger des amateurs, ce n’est pas diriger des professionnels, et vice et versa ;
  • diriger un orchestre symphonique, ce n’est pas diriger un orchestre de chambre…

L’orchestre de chambre, c’était du velours. Les musiciens me mangeaient dans la main. J’étais la maman qui pouvait tout leur donner, y compris, bien sûr, des conseils sur les coups d’archet. Ils ont progressé tout azimut : placement, justesse, projection… Ils avaient droit à un deux-en-un : cours d’orchestre et cours d’instrument.

 

« Berlin est une ville où tout va très vite »

 

Tu pouvais ainsi mélanger ton versant altiste-prof et ton versant altiste-chef.
Hum, j’ai conscience d’être une chef assez pédagogique. D’ailleurs, j’aimerais bien changer ça ! On verra ce que l’avenir me réserve…

Arrivais-tu à préserver ton versant altiste-artiste, au sens d’interprète ?
À un moment, je me suis rendu compte que je ne jouais presque plus. Je m’étais réfugiée dans la musique baroque parce que ça finissait toujours bien – en mineur ou en majeur, mais avec un accord à trois sons. Ça m’allait. Et les chefs, souvent peu expérimentés, étaient contents quand je leur glissais un conseil. Donc ça marchait bien, même si la vie n’est pas toujours rectiligne. Après ma période Hanovre, j’ai obtenu un poste d’alto solo à la Kammerakademie de Potsdam, un orchestre intéressant. Ça prolongeait mon inclination pour le baroque. J’ai même créé un quatuor à cordes sur instruments anciens, à cette époque. On a joué les deux tiers des quatuors de Beethoven ; et, crois-moi, quand tu interprètes la grande fugue sur des cordes en boyaux, tu t’en souviens…

Au début de notre entretien, tu as décrit l’alto comme un médiateur. Est-ce cela qui t’incite à renouveler régulièrement ta façon de penser la médiation :

  • par la participation à des orchestres variés,
  • par la direction de formations diverses,
  • par un tropisme didactique protéiforme, et
  • par une conception plurielle des œuvres du répertoire ?

Je ne sais pas. Je ne théorise pas ce phénomène, je le vis. Tu vois, je viens de fêter mes cinquante ans. Pour l’occasion, mon chéri m’a offert un piano à queue.

 

 

Mazette, c’est mille fois mieux qu’une Rolex !
Comme il est accordeur et revendeur de piano, il a trouvé un p’tit bijou de 1937, il l’a rénové, j’ai passé des week-ends à astiquer les pédales en laiton… C’est magnifique ! En plus, il est dédicacé par Henry Wood, un chef anglais qui a vécu à cheval sur les dix-neuvième et vingtième siècles. Il a tellement marqué les Proms que, officiellement, depuis sa mort, ils s’appellent « Henry Wood Promenade Concerts ». J’adore ! Et, donc, pour mon anniversaire, j’avais une envie : plein de musique. Ni une, ni deux, j’ai invité plein d’amis musiciens, et on a joué du jazz au sous-sol, de la musique classique au rez-de-chaussée ; mes élèves sont venus, on a fait des quatuors d’altos, un quintette de Dvořák, la Truite de Schubert avec un collègue de l’Opéra qui arrivait à 23 h après son service… J’ai été extrêmement heureuse, ce jour-là. Voilà ce que j’aime et j’aimerais faire :

  • donner des cours, ça me passionne ;
  • me produire en concert avec Bertrand [Giraud], ça se passe extrêmement bien ;
  • continuer de diriger, ça me stimule beaucoup – ces trois activités, je les pratique ; et,
  • si je pouvais pimenter le tout en me produisant en quatuor ou en quintette tous les deux mois, par exemple, ça serait génial…

… mais ce n’est pas gagné ?
Pour le moment, ça n’en prend pas le chemin. J’ai des collègues sympa, à Berlin, mais on a tous le nez dans le guidon. Berlin est une ville où tout va très vite. Il y a plein de concerts de très haute qualité, tout l’temps, partout. Tu ne peux pas suivre. Tu rates toujours quelque chose de magnifique. C’est à la fois hyperstimulant et terriblement frustrant.

 

« La liberté m’inspire »

 

Dans cette frénésie musicale, tu n’es prête à renoncer à aucun petit plaisir…
Aucun. Déjà, parce que je ne renonce jamais. Et pourquoi renoncer à un plaisir, petit ou grand ?

… même pas à la direction.
Non, hors de question de renoncer à la direction. Au reste non plus, d’ailleurs ! Vraiment, pourquoi je renoncerais à quoi que ce soit ? Surtout à la direction ! La direction, pour moi, ça vient de très loin. J’ai quelque chose à réparer avec cet art. Ma mère aurait voulu être chef d’orchestre. Sauf que, vers 1950, les femmes n’étaient pas autorisées à se présenter dans les classes de chefs d’orchestre. En revanche, au cours de ses études pour devenir professeur de collège, ma mère a eu le droit d’étudier la direction de chœur. Moi, j’étais tout le temps dans ses pattes. Je chantais dans ses chorales et, quand j’ai eu quinze-seize ans, elle m’a dit : « Le prochain concert, c’est toi qui diriges ! » Bon, au départ, les gens étaient moyennement enthousiastes d’être dirigés par une gamine. Ça ne m’a pas refroidie. Comme j’avais un côté intello, à l’époque, je les ai impressionnés avec mes capacités d’analyse et de solfège. Le concert s’est plutôt bien passé. Donc j’ai commencé à suivre des stages de direction. Ensuite, je suis rentré au CNSM de Lyon en alto, et je me suis dit : « Ha, c’est dommage, je ferais bien un peu plus de direction… » Hélas, au Sup de Lyon, il n’y avait pas de classe de direction d’orchestre. J’étais bloquée à mon tour, comme l’avait été ma mère, même si les raisons étaient différentes.

La malédiction avait encore frappé !
Je m’en rends compte en te le disant, aujourd’hui, mais il y a de ça ! Du coup, j’ai fait… de la direction de chœur dans la classe de, bon, peu importe. Je me suis bien ennuyée pendant deux ans. Il ne se passait pas grand-chose. Ce que l’on nous proposait ne me remplissait pas. Des chœurs à quatre ou huit parties, ça m’était insuffisant. Je voulais du trente-deux parties, oui, et porter mon attention sur les petits détails autant que sur la ligne générale. Ça, ça m’aurait fait tripper. Pendant ce temps, je continuais d’assister à des stages de direction d’orchestre. Ils nourrissaient mon envie.

 

 

Bien des années plus tard, l’envie est toujours vive.
Oui. Parce que, ce qui est chouette, avec la direction d’orchestre, c’est que je n’ai pas d’enjeu de carrière. Je n’ai pas commencé enfant. Je ne me suis jamais vue « chef d’orchestre ». J’ai toujours été perçue comme une altiste qui pratique la direction. Par conséquent, là où il faut que je sois bonne, là où je n’ai pas le droit à l’erreur, c’est en tant qu’altiste. Marion Leleu doit jouer propre, en rythme, avec un beau son. Si, en tant que chef, Marion Leleu rate une mesure, bah, c’est pas grave. Je n’ai pas de prétention par rapport à ça. Chef, ce n’est pas marqué sur ma carte de visite. Résultat, quand je dirige, je suis très libre. Ce sentiment est terriblement inspirant. Je me suis promis de devenir aussi libre à l’alto qu’en direction. Et là, maintenant, j’y suis.

 

« Vivre, c’est franchir des caps »

 

À présent que tu es libre, il te faut un nouveau défi pour profiter de ta liberté.
Exact.

Lequel sera-ce ?
Aucune idée. Je ne sais pas ce qui va se passer.

Tu as quand même des pistes, j’imagine.
Disons que des perspectives peuvent s’ouvrir. Tu vois, je suis prof des altos de l’Orchestre des jeunes de Berlin depuis une éternité. Quand le Covid nous est tombé dessus, on s’est retrouvé à devoir choisir entre soit annuler un concert, soit inventer un nouveau programme, avec des formations plus petites, respectant les jauges sanitaires. Le problème, c’était le chef. Quel chef accepterait de venir pour trois francs six sous ? Du coup, on a décidé de diriger nous-mêmes. On s’est partagé le programme entre profs. Moi, j’ai dirigé une symphonie de jeunesse de Mendelssohn, avec des instruments à vent en plus des cordes, ainsi que le Concerto pour cordes de Nino Rota – une œuvre magnifique ; et ça s’est extrêmement bien passé. Les musiciens ont apprécié, le public a apprécié et, moi, je me suis sentie à ma place. Dans ma force, mes compétences, mon rayonnement. Et, après, les gens sont venus me voir en s’exclamant : « Mais je savais pas ! » Ben, maintenant, ils savent, et ils savent que j’ai envie. On verra si ça porte ses fruits.

L’envie est en train de se transformer en projet.
En effet. D’autant que j’apprends à sérier mes priorités. On ne peut pas tout faire. J’ai eu un enfant, j’ai rénové ma maison, j’ai enregistré et publié mon CD… Une chose après l’autre ! Mais je sais d’ores et déjà que je veux diriger dans des conditions professionnelles. Je n’ai plus envie de faire de la direction pédagogique. J’ai dirigé des orchestres d’amateurs ; j’ai dirigé des orchestres d’étudiants ; si je refais de la direction, je veux franchir un cap. La vie n’est constituée que de caps à franchir. En voici un qui me tient à cœur.


Photo : Peter Adamik. Illustration publiée avec l’aimable autorisation de l’altiste.

 

Troisième épisode
Le partage comme désir

 

Il n’y a pas une Marion Leleu. Il n’y a pas non plus plusieurs Marion Leleu. Il y a plusieurs Marion Leleu en une. La boule d’énergie en partance pour l’Allemagne, sa patrie d’adoption, le revendique. Du désir d’enregistrer au plaisir d’enseigner, du besoin de découvrir de nouveaux répertoires à la nécessité d’enrichir son arsenal didactique, l’altiste et psychologue naturopathe balaye le spectre de la musique et de la transmission avec une gourmandise qu’elle habille d’une fougue roborative…

 

Marion, jusqu’ici, nous avons évoqué

  • le rôle spécifique de l’alto,
  • la polymorphie de son répertoire et
  • les multiples possibles qui s’offrent aux altistes… ou qu’ils vont chercher avec les dents !

Il est temps de découvrir le making of ton disque, 1919. Pourrais-tu nous expliquer comment ça monte, un désir de disque ? Parce qu’il y a quelque chose de paradoxal, dans ce genre de projet : l’artiste a

  • le talent,
  • l’idée,
  • l’énergie,
  • le savoir-faire musical,

mais il est aussi la vache à lait d’un label qu’il finance… Vues ces conditions, on imagine que, derrière le disque, il y a un sacré désir !
Je ne me reconnais pas dans ce que tu décris, sinon dans le fait qu’un disque, ça vient d’un désir. Un disque, c’est prenant. Ça arrive après une période de gestation ; et ça vient de la rencontre avec un musicien – en l’espèce, Bertrand Giraud. Quand on ne connaît pas Bertrand, on peut s’imaginer qu’il est bougon. Pourtant, dès qu’on a commencé à travailler ensemble, on s’est rendu compte qu’il y avait une entente musicale très profonde entre nous. Bertrand est un musicien de grande classe, sensible et à l’écoute. Donc je me suis dit : je veux faire un disque avec lui.

 

 

Avant cette évidence, un projet discographique aussi personnel t’avait-il démangé ?
J’ai voulu faire un disque avec des collègues que j’estime, et elles ont eu froid aux pieds en me disant : « On ne sait pas si on arrivera à te suivre… Et puis un disque, comment on fait ? » J’ai abandonné ce projet, pas mon idée. Moi, j’aime faire des choses. Je n’avais jamais fait de disque ? Ben, c’est pas grave, on fonce et on verra bien ce qui s’passe ! Bertrand, lui, en avait déjà fait dix. Il était partant d’emblée, et son expérience m’a beaucoup aidée.

 

« Parfois, ce qui est compliqué se révèle simple »

 

Tu avais le casting, quid du programme ?
Je savais que l’on enregistrerait Clarke et Hindemith, dont les œuvres étaient de 1919. Il me manquait une pièce pour boucler la set-list, donc j’ai commencé à chercher ce qui a été écrit en 1919 pour l’alto. Je m’attendais à dénicher des tas de merveilles, mais je dois avouer que je suis tombée sur pas mal de trucs abracadabrantesques ou pas très intéressants.

Tu as dû regarder du côté de Nadia Boulanger…
Nadia Boulanger est une grande musicienne, mais la pièce que j’ai regardée ne m’a pas emballée. Or, j’avais besoin d’une composition que j’aie envie de défendre. C’est à ce moment que je suis tombée sur Joseph Ryelandt via ismlp. La partition était rudimentaire : c’était le scan d’une édition de copiste, lisible mais simplement calligraphiée. On commence néanmoins à jouer ça avec Bertrand, on trouve ça très beau. Tellement beau, même que l’on se dit : « Ça devrait être réédité ! »

Partant, tu t’y es collée.
Oui. J’ai proposé l’idée à un copain qui s’occupe plutôt d’édition baroque, ça l’a effrayé. Alors, je me suis tournée vers une maison d’édition que j’aime beaucoup, Partitura. C’est une boîte spécialisée dans la musique de chambre, c’est-à-dire que la partie d’alto a aussi la partie de piano dessous, pas seulement l’inverse. Mon interlocutrice – elle-même ancienne altiste de l’orchestre de la radio de Karlsruhe, je crois – était très excitée par cette perspective, à un petit détail près : il me fallait obtenir l’autorisation de la famille du compositeur. Je lance donc mon enquête, au cours de laquelle j’ai rencontré plein de gens charmants. Je trouve une université où Ryelandt n’était pas inconnu ; on m’oriente vers le biographe du musicien ; j’entre en contact avec David Vergauwen, un monsieur absolument charmant, qui accepte au passage de rédiger un texte pour le livret et qui me donne les coordonnées de la famille du compositeur ; ma proposition leur plaît tellement qu’ils ne réclament pas le moindre centime, juste quelques exemplaires du travail terminé. Parfois, ce qui est compliqué se révèle plus simple que prévu !

 

 

Je ne vais pas révéler de grands secrets en soulignant qu’un disque, c’est un casting, un répertoire… et des instruments pour jouer. Toi, tu avais ton alto ; mais comment Bertrand et toi avez choisi le piano formidable que l’on entend sur le disque ?
J’ai demandé conseil à Daniel Weingartner, mon ingénieur du son préféré. Il m’a suggéré de me tourner vers Stephen Paulello. J’en parle à Bertrand, qui s’enthousiasme en m’expliquant qu’il rêve d’enregistrer sur ces pianos géniaux. La rencontre entre Bertrand et le piano a très bien fonctionné et, moi, j’ai découvert Stephen, un type d’une culture et d’une intelligence rares. Il a enseigné en fac, il est aussi ingénieur… Il est épatant. J’adore les gens qui sortent du commun et qui avancent. Peut-être est-ce aussi parce que, des personnalités atypiques comme lui, me rappellent mon père…

 

« Quand je fais quelque chose, mon seul but est de le faire »

 

C’est ainsi que, petit à petit, les planètes de 1919 se sont alignées.
… et bien alignées ! J’étais notamment contente de l’équilibre du programme. Nous avions

  • une pièce peu connue ;
  • une œuvre d’un compositeur masculin vraiment connu ;
  • et une sonate – très connue au moins par les altistes, contrairement à ce que tu écris : tout le monde la joue, en Allemagne ! – d’une compositrice.

Admettons que, en écrivant que la sonate était peu connue, j’ai gribouillé une sottise… ou révélé la relativité du concept car, enfin, en dehors du microcosme altistique, Rebecca Clarke ne me paraît pas être hyperstar… si ?
Non, c’est ça ce qui est étonnant. J’ai fait des recherches sur elle. Je n’ai pas trouvé grand-chose. Il existe un site à son nom, où des gens essayent de rééditer une thèse sur elle… mais ils ont du mal. Et c’est vraiment dommage, car elle a écrit de la musique de chambre, notamment un Trio avec piano de très bonne tenue, ainsi que, tiens donc, beaucoup de musique chorale.

Parce que c’est une femme, sous-entends-tu.
Oui.

Donc tu te sens solidaire d’elle.
Pas que parce que c’est une femme, évidemment. Je l’admire parce que c’est une excellente compositrice. J’imagine ce qu’elle a subi pour devoir écrire surtout de la musique pour chœur. En plus, elle est morte le 13 octobre ; et, moi, je suis née le 13 octobre. Mine de rien, ça nous rapproche aussi !

 

« J’ai hésité à faire un disque noir »

 

Une fois le programme consolidé, ce qui n’est pas une mince affaire, pourquoi faire un disque ? Je suis volontairement provocateur, mais pas uniquement : puisque ce n’est pas que pour dire « hey ! je suis une altiste de haut niveau ! » (sinon, tu aurais sans doute choisi d’autres œuvres, selon une autre logique), est-ce

  • pour rendre hommage à un répertoire partiellement méconnu,
  • pour honorer un instrument qui – ne t’en déplaise – n’est pas toujours considéré en tant que soliste potentiel, ou
  • pour montrer qu’une artiste peut aussi de son propre chef porter, inventer des projets, par exemple ?

Bref, qu’est-ce qui palpite, dans cette histoire ?
Tu poses la question du but. C’est pas moi du tout, le but. J’aime pas trop faire les choses et avoir un but hors des choses que je fais. Le but en lui-même était de réunir ces trois œuvres et de faire un beau disque. Après, si on peut l’utiliser pour avoir quelques concerts, tourner, avoir une visibilité en tant que duo avec Bertrand ou montrer ce que Marion Leleu sait faire en dehors des cours d’alto qu’elle dispense, super, mais ça ne va pas plus loin que ça. J’ai même hésité à faire un disque noir parce que c’est vrai que ça sonne mieux. Les jazzeux le font, pourquoi pas moi ?

 

 

Vinyle ou laser, tu poses la question du disque physique versus le streaming.
Le disque, c’est important. Même le livret, sur lequel tu as tiré à boulets rouges…

… parce que la version française était indigne du contenu sonore…
… je ne suis pas sûre que ça touche tant que ça de gens. Beaucoup m’ont dit : « Ben, pourquoi je l’achèterais puisque je peux le télécharger ? » Certains ont ajouté : « J’ai plus de lecteur CD ! »

Tu t’es sentie un peu comme les mamies qui essayent de refourguer des VHS ?
Roh, non ! Mais on est bien d’accord que la diffusion physique de ce projet si important pour moi et pas si stupide à l’égard du répertoire musical, ça va rester anecdotique. En revanche, je trouve intéressant d’être la première à enregistrer la sonate de Joseph Ryelandt et de la rééditer. Ça pourrait devenir une référence…

Actuellement, c’est la référence.
Parce qu’on est les seuls ? Mais, tu sais, techniquement, ce n’est pas une sonate si difficile que tu le crois. Par rapport à la sonate de Clarke, c’est infiniment plus facile. À 15-16 ans, un bon élève peut jouer ça sans problème.

C’est peut-être « facile », toutes proportions gardées, mais c’est courageux. Les programmateurs risquent de ne pas voir l’intérêt d’encourager la diffusion d’un compositeur inconnu…
C’est bien une réflexion de Français ! Et les Belges, t’y penses ? Plus généralement, on n’a pas tant que ça d’œuvres post-romantiques de qualité à notre disposition, nous, les altistes. Sinon, faut qu’on pique du répertoire aux autres. Qu’est-ce qu’on va jouer ? La sonate de Franck pour violon, que l’alto s’accapare en la laissant dans la tonalité sans transposer ? Merci, y a pas que ça !

 

« C’est qui, l’autre ? »

 

Ce disque, c’est une manière de célébrer ton indépendance, non ?
En quel sens ?

Tu produis ton travail qu’est 1919, tu enseignes via ta méthode en cours de formalisation, et tu te considères comme une femme qui en a marre de la supposée domination masculine.
Ha ha ha ! Tu crois que je suis ça ?

C’est ce que le livret de 1919 exprime, me semble-t-il.
Tu lis bizarrement, peut-être…

 

 

Posons cette hypothèse, et concentrons-nous sur ta pratique de la pédagogie élargie. Pour toi, enseigner va de pair avec la pratique de l’accupressure, de la psychothérapie, de la naturopathie, de…
N’oublie pas d’ajouter l’intégration des réflexes primordiaux. C’est ma dernière découverte ! Ça va changer les dix prochaines années de ma pédagogie parce que c’est absolument génial.

Comment articules-tu ces différentes propositions, inspirées de thérapies alternatives, dans ta pratique pédagogique ?
Peut-être comme beaucoup de profs investis dans leur travail : en en faisant une affaire personnelle. Intime. Structurante. Je suis sorti du Sup’ de Lyon avec une bonne confiance en moi, et je suis sorti de mes années avec Tabea Zimermann avec une mauvaise confiance en moi. Sans le vouloir, Tabea m’a cassée.

Que s’est-il passé ?
La situation a beaucoup joué : on avait très peu d’écart d’âge ; ce qu’elle faisait me semblait absolument inaccessible ; je ne voyais pas ma place en tant qu’altiste à côté de ce monument. Je suis sortie de cette formation complémentaire en étant assez traqueuse. Dès lors, pour moi, les concours d’orchestre sont devenus plus que difficiles. Je jouais bien mais, sous la pression, mes moyens n’étaient pas au niveau de mon potentiel. Donc j’ai été obligée de chercher pourquoi ou de quoi j’avais peur quand je suis sur scène. De mal jouer ? Non. Alors, de quoi ? Du jugement de l’autre ? de qui ? C’est qui, l’autre ? mes parents ?

 

« On ne fait pas un CD pour les autres, c’est pas vrai »

 

Tu as trouvé des réponses dans l’EFT.
Oui, cette technique des tapotements fondée sur le rééquilibrage énergétique et émotionnel s’est révélée trrrès efficace. Elle fonctionne comme un couteau suisse. Tu peux l’utiliser dans plein de cas. T’as mal à la tête, tu l’utilises. T’as peur pour un truc, tu l’utilises. T’es énervé par un collègue, tu l’utilises. Et l’intensité des sensations désagréables descend de 8 à 6 en trois minutes, de 6 à 4 en quatre minutes, c’est quand même très appréciable ! En plus, dès que tu as appris la technique, tu peux faire ça tout seul. Ce n’est pas une substance chimique, donc tu ne te détruis pas et tu n’es pas dépendant…

 

 

Bah, on peut être dépendant à autre chose qu’à des pilules…
… sauf que, là, tu n’es dépendant ni d’un dealer, ni d’un thérapeute ! Par exemple, tu peux te faire une séance directement avant d’entrer en scène. Si on peut supprimer la souffrance par cette technique, mais, bon sang, qu’est-ce qu’on attend ? Regarde : j’ai fait de la musique de chambre avec des musiciens de la Philharmonique de Berlin dans leur propre salle. Donc, eux, ils étaient immensément stressés parce qu’ils jouaient chez eux. Et moi, avant d’entrer sur scène, j’ai senti qu’ils étaient super nerveux. J’ai trouvé ça fou. C’est tellement prouvé que, s’ils sont là, c’est qu’ils sont excellentissimes !

Mais ils faisaient leur Marion Leleu au carré : je suis dans mon domaine, je suis excellent et en plus je joue à domicile… On comprend le stress, non ?
Quand t’as pas le droit à l’erreur, forcément, t’es sous pression.

Et toi, t’étais relax ?
Bah, non, bien sûr, j’étais très stressée. Toutefois, en les voyant, je me suis dit : « Héhé, mais, moi, je ne suis pas d’ici ! Moi, j’ai le droit à l’erreur ! » Et tu sais quoi ? Je suis entrée sur scène en ayant conscience que j’avais le droit à l’erreur. Je crois que c’est ça qu’il faut faire : entrer sur scène en ayant droit à l’erreur. Parce que, en fait, t’es libre. On s’en fout, de la perfection ! Et ça marche pour mon CD. Quand j’ai vu que tu me tirais dessus, je me suis souvenu de ma philosophie, qui est : « Je dis pas que j’ai fait un truc parfait. Ça vous plaît ? Super. Ça vous plaît pas ? Ben, tant pis. »

Précisons que mes réserves portaient sur la version française du livret, pas sur le contenu du CD. Or, c’est évidemment l’essentiel, cette volonté de partager ton savoir-faire, ton talent, tes découvertes et ton envie au curieux qui a la chance de découvrir 1919
Bon, à ceci près qu’on ne fait pas un CD pour les autres, c’est pas vrai. J’ai fait ce disque parce que je pensais que le programme était palpitant. Je l’ai fait pour mon père, qui est décédé un an avant, et qui m’a donc offert les fonds nécessaires pour financer le projet. Je l’ai fait pour Jean-Philippe Vasseur, mon ancien professeur, décédé lui aussi en 2021, qui m’avait appris la sonate de Hindemith et m’en avait montré la beauté. Mes projets sont très émotionnels. L’envie n’est pas rationnelle : elle part forcément de quelque chose d’émotionnel. Et pas du tout, contrairement à ce que tu sembles subodorer, de quelque chose de stratégique pour ma carrière. Moi, j’m’en fous. Je sais que, demain, je peux être écrasée par un tram.

 

« Si c’est utile, il faut le faire »

 

Ha, ça m’rassure, je croyais être le seul à dire : « J’ai mis mon costume au pressing, si je meurs, récupère-le, j’ai payé pour son nettoyage ! » Mais, soyons sérieux, ton rapport à l’EFT et aux thérapies va plus loin. Tu es naturopathe aussi…
Psychologue naturopathe, plus exactement.

… tu fais du coaching, tu revendiques d’aider des gens face à des « personnalités narcissiques » ou des traumatismes d’enfance… Donc on est au-delà de la musique. Est-ce un arsenal technique que tu peux utiliser ou est-ce une mission qui aspire une partie de ton activité professionnelle ?
Bah, je vais te dire ce qui s’est passé. Au départ, je voulais juste aider les gens à mieux jouer de l’alto. Puis je me suis rendu compte que, parfois, leur expliquer comment il fallait mieux jouer était vain : pour qu’ils jouent mieux, il faut d’abord qu’ils aillent mieux. Donc, dans ma vie de pédagogue, la question perpétuelle, c’est : qu’est-ce qui gêne l’élève qui est en face de moi ? Est-ce qu’il ne sait pas assez bien tenir son archet, conduire son archet, poser ses doigts, je ne sais quoi ? En somme, a-t-il besoin d’une réponse altistique ? ou n’a-t-il rien compris à la pièce, et il a besoin d’une réponse musicologique ? ou n’a-t-il pas confiance en lui, ou est-il énervé contre un collègue et, donc, énergétiquement, y a plus rien qui fonctionne et il ne peut plus se concentrer sur ce qu’il fait ? En tant que pédagogue, je veux aider. Quand un élève souffre, je vois ce qu’il fait mais je vois beaucoup plus fort : je vois ce qu’il pourrait faire. Certains font du crincrin et, moi, je les imagine détendus, produisant un super son. Je les vois. Je les entends. Et je veux les emmener vers ça.

 

 

Tu leur dis ?
Mais jamais ! Je refuse de mettre mes élèves sous pression. Même dans mon école. J’ai confiance que chaque être humain a envie de devenir meilleur et que je n’ai pas besoin de le pressuriser pour qu’il y arrive. Donc, si tu fais une erreur, je l’accepte, je la pardonne… mais je ne m’empêcherai pas de la corriger. C’est aussi mon travail !

C’est un peu la philosophie de l’EFT, non ?
En quel sens ?

« J’accepte mon état tel qu’il est, et je vais travailler dessus » est l’un des mantras de cette pratique, non ?
Il est certain que l’on ne peut pas changer quelque chose sans l’accepter telle qu’elle est. Tu veux faire des travaux dans une rue ? D’abord, tu dois regarder dans quel état elle se trouve. Il faut accueillir ce qui est. On ne peut pas changer quelque chose que tu n’acceptes pas. C’est impossible.

Tu as conscience que, chemin faisant, tu froisses l’image archétypale du prof. Cette inclination pour l’EFT contribue-t-elle aussi à la spécificité de ta propre méthode, dont on parlait au début de l’entretien ?
C’est ce que certains me disent. J’imagine que c’est aussi pour ça que l’on me demande de former des formateurs. En 2021, on m’a aussi demandé de remplacer un « prof de didactique pour les cordes aiguës ».

Un prof de didactique, soyons clairs, c’est celui qui apprend aux profs à apprendre.
Je l’ai fait, et ça me passionne. Je trouve ça génial. Les étudiants sont d’un niveau exceptionnel. Ils jouent extrêmement bien. Et ils ont envie que je leur apprenne comment on peut apprendre l’alto à d’autres. Moi, j’avais l’habitude d’enseigner. Mais enseigner comment enseigner, c’est vachement intéressant !

Est-ce qu’il n’y a pas le risque d’empiler les couches ? Après enseigner, enseigner comment enseigner, OK ; puis enseigner comment « enseigner comment enseigner » ?
Et alors ? Si c’est utile, il faut le faire !


 

Quatrième épisode
L’expérience comme créativité

 

De la technique de l’Indien aux réflexes intra-utérins, de la direction non-patriarcale à l’enseignement évolutif, Marion Leleu multiplie les pistes pour dérober la musique à la routine. Au terme de notre entretien, elle esquisse une vision dynamique de ses activités artistiques, refusant

  • les étiquettes consensuelles,
  • les contenus vitrifiés et
  • l’autosatisfaction paresseuse

pour, toujours, enrichir sa palette

  • d’artiste,
  • d’enseignante et
  • de chef.

 

Marion, abordons ce dernier épisode avec une question qui fâche. En effet, tu as esquissé quelques-unes de tes nombreuses casquettes a priori complémentaires. Mais n’as-tu pas craint que, à force d’être prof, tu grignotes ta crédibilité d’artiste ?
Ben non, pourquoi ?

Les grrrands artistes peuvent être profs dans d’hénaurmes institutions, ce qui renforce leur crédibilité. Mais certains musiciens craignent d’être catégorisés comme « juste bons à être profs ». Tu n’as jamais ressenti la crainte de ce stigmate ?
Jamais. Mais peut-être que, en France, c’est pas pareil. Faudrait plutôt voir avec Bertrand. Il me parle parfois de son expérience au Raincy. Quand il vient à Berlin et qu’il entend mes élèves, il constate qu’il existe une différence très nette entre nos expériences pédagogiques. Moi, les cours, ça me touche. Je ne suis pas juste là pour donner des conseils techniques. Il se joue quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus intime. Ça arrive au moins une fois par semaine que l’élève et moi ayons les larmes aux yeux parce que, ce qui s’est passé pendant ce cours, ç’a été fort. J’imagine que tous les profs, même les profs de grands élèves, ne sont pas comme ça ; et je m’en fiche. Moi, je ne peux pas être autrement. J’ai besoin de creuser cet espace qu’est le cours. De donner à l’élève tout ce que je peux lui donner.

 

« Mon but est que les élèves se sentent bien »

 

D’où ton souci de renouveler ta boîte à outils.
Évidemment ! Et d’où mon choc quand j’ai rencontré l’EFT ! Je me suis dit : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! Pourquoi on se met sous pression alors que l’on peut baisser le stress ? »

Dans mes souvenirs d’athlète, je trouvais que la pression, par exemple celle que l’on ressentait avant la course où fallait pas se rater, était un superstimulant, et je n’aurais voulu pour rien au monde que l’on me vole ce moment d’excitation et, toute proportion gardée, de danger pour lequel j’avais tant travaillé. En même temps, je suis pas devenu champion olympique, euphémisme… Toi, tu donnes les bases de l’EFT à tous tes élèves ?
Oui, mais ils ne sont pas obligés de l’utiliser.

Comment ça se passe ?
Quand ils entrent dans ma classe, je leur explique : « Avant les auditions, on peut faire de l’EFT. »

Pour ceux qui nous liraient sans être musiciens, précisons que l’audition, l’examen, le concours, pour un musicien, c’est un moment plus que crucial.
C’est le but du travail. Si, à ce moment-là, on prend conscience de l’enjeu, on peut se laisser paralyser par la peur de mal faire.

 

 

L’EFT t’est utile dans ces moments. Tes élèves sont-ils aussi convaincus que tu l’es ?
Largement. La preuve que l’EFT fonctionne, c’est que mes grandes élèves tiennent à montrer la technique aux petites. Moi, je peux dire : « Antonia, tu sais pas encore faire, tu vas avec Henriette faire l’EFT derrière la porte. » J’applique aussi cette technique avec de grands groupes. Dernièrement, j’ai fait ça à l’orchestre des jeunes de Berlin. Je leur ai distribué des p’tits papiers en couleur pour qu’ils évaluent l’intensité de leurs différentes émotions. Combien je me sens nerveux ? C’est à quel endroit dans mon corps, cette nervosité ? On fait deux-trois tours d’EFT, les mômes retrouvent leur énergie et entrent sur scène.

Tu sais ce que je vais te dire.
Non.

Bon, alors ça vaut la peine que je le dise : cette pratique n’est pas reconnue scientifiquement. Ça ne lui enlève pas son efficience en soi, mais je suis obligé d’admettre que ce tu me décris me rappelle les narratifs autour des « assists » ou de la gestion du stress dans l’Église de scientologie, à laquelle adhèrent de trrrès grands artistes – dans un autre entretien au long cours, j’en avais parlé avec Cyprien Katsaris
Ça n’a rien à voir. Personne ne paye. Il n’y a ni gourou, ni organisation. C’est juste une technique. Le but est que les élèves se sentent bien. Si ça ne fait pas partie de l’arsenal de la médecine mais que ça ne cause aucun mal à personne et que ça fonctionne du tonnerre, où est le problème ?

 

« Tu joues mieux quand tes réflexes sont intégrés »

 

Tu l’as rapidement évoqué, l’EFT n’est pas le seul outil, disons, original que tu intègres à ta pédagogie musicale.
Oui, très récemment, je me suis intéressé aux réflexes primordiaux…

… que l’on retrouve aussi sous le nom de « réflexes archaïques primitifs » ou de « réaction non-conditionnée du nourrisson ». Qu’est-ce qui t’a poussée à explorer cette voie ?
Je me suis toujours demandé pourquoi certaines personnes me semblaient douées et d’autres moins. Et j’ai pensé : « En fait, c’est quoi, être doué ? » Parfois, j’ai devant moi un élève doué émotionnellement, intellectuellement, sentimentalement, pour dire quelque chose mais ses mouvements sont raides, inadaptés, et je me dis : « Ben, que se passe-t-il ? » Eh bien, il est probable que cet élève ait des réflexes primordiaux qui n’ont pas été intégrés.

 

 

Les réflexes primordiaux sont réputés être des gestes hérités de la vie intra-utérine…
On a tous des gestes incontrôlés, toi comme moi. Quand tu tournes la tête, ton bras peut partir ailleurs ; quand tu conduis, tu peux avoir des gestes bizarres… Ce sont des réflexes primordiaux asymétriques qui n’ont pas été intégrés. Quand tu joues de l’alto, tu joues mieux quand ces réflexes sont intégrés. Moi, cette perspective révolutionne mon enseignement, parce que c’est la folie !

Et néanmoins, tu as conscience que cette interprétation peut paraître saugrenue aux sceptiques.
Qu’est-ce qui ne paraît pas saugrenu aux sceptiques ? Moi, je constate des faits. Hier, mon concert s’est super bien passé. Pourquoi ? Parce que je me suis rendu compte que, depuis cinquante ans, mon côté gauche était paralysé. Donc j’ai trouvé des stratégies pour devenir une très bonne altiste malgré tout, mais, a posteriori, je me considère comme handicapée. Les collègues se moquaient de moi parce que je renversais mes verres ou ma tasse et que je me cognais. Tu parles d’une rigolade ! Ma maladresse n’était pas une posture. Elle était due au fait que mon côté gauche n’était pas intégré. J’étais victime d’une déficience neurologique.

 

« Pour calmer les enfants, rien ne vaut la technique des Indiens ! »

 

Tu imagines bien les réactions :

  • tu es devenue altiste virtuose mais tu te présentes comme handicapée ;
  • tu es une enseignante de haute volée et tu expliques devoir puiser dans ta vie intra-utérine pour faire progresser tes élèves…

Et alors ? C’est fascinant de déboucher là où même la psychologie ne peut pas aller ! Je recule d’un cran dans mon projet, donc j’avance, et j’en suis infiniment heureuse.

OK, re-question qui fâche : est-ce que, au bout d’un moment, tes élèves ne te trouvent pas un brin bizarroïde voire sectaire ?
Ha, non ! Pourquoi ils penseraient ça ? Il y a dix ans, quand j’ai commencé l’EFT, j’étais peut-être une originale. Aujourd’hui, je n’ai plus de problème par rapport à ça. C’est fini. Quand j’ai commencé à proposer des ateliers EFT dans des masterclass, ce sont les profs d’instruments qui m’ont défendue parce qu’ils ont constaté que ça aidait les élèves à arriver sur scène plus détendus. Ce qui me sert, c’est que je suis tellement pointue sur l’alto que je suis respectée. Pédagogiquement, ce que je mets en place, ça marche. Donc, quand je suggère d’essayer une nouvelle technique, j’ai une crédibilité qui incite les gens à ne pas rejeter a priori ma proposition.

D’autant que tu ne forces pas tes élèves à intégrer tes convictions…
Non, surtout pas. Parfois, je ne leur en parle même pas. Je pense à une de mes élèves les plus douées. Elle, elle n’a pas besoin d’EFT. Tu lui dis : « Tel jour, tu joues tel concerto », elle le joue, ça ne lui pose aucun problème. Mais Antonia est une exception ! Les autres peuvent tirer profit des techniques que j’explore. Cependant, s’ils rechignent à le faire, libre à eux !

La frilosité que j’imagine n’existe donc pas en Allemagne ?
Je ne dirai pas cela en ces termes. Simplement, j’ai une expérience, des résultats et un atout : je suis naturopathe psychologue. J’ai un diplôme dans ce domaine. En Allemagne, ce papier est solide et rassurant. Pour autant, je ne le mets pas en avant. Avec les enfants, je dis juste : « Est-ce que vous voulez qu’on utilise la technique des Indiens pour se calmer avant le concert ? » Au fond, quelle est la différence entre faire des exercices de respiration et de l’auto-tapotement ? L’enfant tapote lui-même sur lui-même. Je ne rentre pas dans son espace intime. Note-le bien, parce que c’est très important : je ne rentre pas dans son espace intime.

 

« Je n’ai jamais eu envie d’être le boss »

 

Alors entrons, nous, dans ton espace intime : le monde de la musique est parcouru par les questions sur la parité, la féminisation donc le sexisme. Dans ton livret, tu dénonces l’oppression plus misogyne que patriarcale dont les femmes ont souffert, notamment les compositrices et, spécialement, Rebecca Clarke.
Si c’est le but de ta question, sache que je ne me sens pas du tout féministe. Par exemple, on m’a souvent demandé : « Ça vous fait quoi d’être chef d’orchestre en étant femme ? » Ça fait d’être chef d’orchestre, c’est tout ! Je suis censée comparer avec quoi ? Non, vraiment, je ne me sens pas féministe. En revanche, je pense que j’ai beaucoup souffert durant, disons, les vingt premières années de ma carrière d’un aveuglement que j’avais : je ne voyais ni les problèmes de hiérarchie, ni les problèmes de territoire. Alors, évidemment, je mettais parfois les pieds dans le plat. Résultat, il est possible que certains aient douté de ma bonne foi, en se demandant : « Mais pour qui elle se prend ? » Moi, je me prenais pour rien, pour personne. J’avais envie de faire de la musique et de bien la faire. J’avais une idée sur la manière dont il fallait jouer telle œuvre. Donc je le disais, tout en pensant : « Si on n’aime pas mon idée, ben, tant pis, c’est pas plus grave que ça ! » Alors que, si, pour tel ou tel collègue, c’était gravissime d’avoir osé suggérer quelque chose puisque lui était dans l’ensemble depuis deux ans de plus que moi !

 

 

Tu n’es pas féministe, mais tu es pour la parité, c’est-à-dire l’égalité entre pairs.
Oui, je suis pour la parité entre vivants, tout simplement. Pas qu’entre hommes et femmes. Je propose la parité aux enfants. Aux vieillards. Je ne veux pas de la posture qui consiste à dire : « Je suis au-dessus de toi » ou à se comporter comme si, à l’inverse, j’étais inférieure à tel ou tel.

En tant qu’enseignante, j’imagine pourtant que tu dois adopter une posture d’autorité, plus ou moins rigoureuse…
Il faut jouer finement pour déterminer quelle quantité de parité soutiendra l’élève. En général, l’expérience me permet de bien gérer cet ajustement.

Tu retrouves cette nécessité d’être juste quand tu diriges.
Comme chef, c’est à la fois pareil et différent que comme enseignante. Devant l’orchestre, je cherche la parité utile, mais je dois aussi tenir compte du groupe. Durant les cinq années où j’ai dirigé régulièrement un orchestre, je pense que 80 % des musiciens étaient très satisfaits. Avec les autres, je sentais que ça ne passait pas. J’ai mis du temps à comprendre que ce qui m’était reproché, c’était de ne pas être hiérarchiquement au-dessus. Je n’étais pas suffisamment patriarcale. Je n’étais pas le boss.

Tu as appris de ces dissonances…
En effet, ce sont des choses qui se règlent avec l’âge et la maturité. Quand tu gagnes en expérience, tu gagnes en assurance et en autorité. Et puis, il faut espérer que les mentalités évoluent un p’tit peu. Peut-être que, progressivement, les musiciens apprendront à faire de la musique sans avoir besoin d’être en dessous du chef. Le chef est là pour aider. Pour guider. On dit qu’il « dirige » ; en réalité, le chef est le premier de cordée. Moi, je monte d’abord, et les autres sont derrière, mais on monte ensemble, et c’est ça qui compte !

 


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