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Trois sonates pour alto et piano composées entre 1909 et 1919, dont deux écrites par des compositeurs fort peu connus : tel est le fil directeur du disque de la Bretonne Marion Leleu et Bertrand Giraud qui sort chez Solo Musica et fait l’objet d’un concert, ce 13 novembre, à Paris. En dépit d’un livret

  • écrit dans un sabir parfois étrange (ainsi de ce compositeur qui « pouvait se permettre du vivre avec sa femme »),
  • avec souvent un paragraphe par phrase, ce qui ne facilite pas la lecture ni l’intelligence du propos,
  • des erreurs orthotypo grossières (ainsi de cet espace presque systématiquement ménagé après les parenthèses d’ouverture) et une ponctuation défaillante rendant parfois les propos incompréhensibles (dernier paragraphe) – comme il était de bon temps d’écrire jadis, un tel débraillé fait saigner des yeux : songerait-on à enregistrer un instrument désaccordé ? laisserait-on autant de fausses notes sur un master ? comment peut-on à la fois faire l’effort d’imprimer un livret et ne pas le faire relire par des personnes compétentes ? le résultat prouve a minima que cette économie était une fort mauvaise idée –,

on apprend que Joseph Ryelandt (1870-1965), premier compositeur à se faufiler sur notre phonographe, a d’abord mené une vie de pacha avant de devoir, comme un glandu, travailler – eût-il décroché la direction du conservatoire de Bruges, ce qui n’est pas à la portée de tous les glandus. Sa sonate op. 73, enregistrée en première mondiale, s’articule sans originalité (mais pourquoi diantre faudrait-il être TOUJOURS original ?) en trois mouvements vif – lent – vif. L’Allegro molto s’ouvre un passage d’une belle énergie du piano sur laquelle se pose l’alto auquel répond parfois le clavier. Néanmoins, le discours se suspend presque aussitôt pour privilégier un ton méditatif que le moteur ternaire du piano tend à agiter çà et là. On est happé par la belle alternance entre

  • tonicité motorique,
  • penchant méditatif et
  • accélération irritée.

Le procédé désamorce toute crainte de joliesse virtuose trop convenue, d’autant que les instrumentistes déploient une complicité séduisante pour rendre la grande variété de climats jusqu’à l’apaisement final, dans un piano remarquable. Pour contraster, l’Adagio fricote avec un Lento. Tout en retenue, il semble chercher sa voie

  • mélodique,
  • rythmique et
  • harmonique.

La richesse de la sonorité de l’alto est idéale pour ce genre d’oscillation intériorisée, mais le piano n’est pas en reste pour nourrir l’interrogation intime qui bat dans ce mouvement à la fois joliment statique et indécis. Cette manière de suspense nonchalant qu’irriguent de brèves éruptions de tension irritée, vite dissipées, pourrait paraître fastidieux. Il n’en est rien, tant les interprètes parviennent à incarner un mélange de mélancolie et de mystère que fait voler en éclats l’Allegro giocoso.

 

 

La clarté du jeu de Bertrand Giraud, armé d’un opus 102 de Stephen Paulello, rend avec pétillance le « giocoso » du titre ; la chaleur du son de Marion Leleu habille de diaprures la délicatesse des suspensions qui aspirent très vite la furie liminaire. Sans jamais surjouer les couleurs

  • (le rouge de la tonicité,
  • le vert mignard des courts dialogues post-mozartiens,
  • le rose de tendron pour les passages en midtempo alla romantique, etc.),

les complices exécutent le mouvement avec une attention précieuse aux nombreuses mutations d’atmosphère qui l’animent. La délicatesse de l’interprétation donne à entendre une musique largement inouïe, pour oser l’oxymoron, et cependant mieux que charmante : intéressante.
Sur Paul Hindemith (1895-1953), le livret lâche un petit glaviot féministe aussi saugrenu que grotesque (« sa carrière musicale n’est pas entravée par sa condition d’homme (sic), à l’encontre (re-sic) de celle de Rebecca Clarke »), bien que les deux destins n’aient rien à voir l’un avec l’autre et que, évidemment, Paul Hindemith ne soit jamais allé à l’encontre d’une femme dont il ignorait l’existence. Subodorons une maladresse d’expression, passons outre ce cahot inutile et filons écouter la Fantaisie-Sonate… dont on nous prévient qu’elle « n’est pas encore colorée de cet intellectualisme » censé caractériser et plomber, donc, les œuvres de maturité de Hindemith. Baste, nous n’avons sans doute pas le niveau musicologique pour trouver que, Hindemith, c’est vraiment intellichiant ; et comme, d’un point de vue esthétique, il est posé que l’on ne discute guère des goûts et des couleurs, etc.
Oui, filons plutôt à l’opus 11 qui se décapsule sur un mouvement « lent » parcouru d’idées frissonnantes que le toucher tour à tour fin et tonique de Bertrand Giraud fait palpiter, tandis que le souffle (oui, le souffle) de l’alto de Marion Leleu en explore les richesses avec un sens narratif qui captive. Le Thème et variations enchaînés associe un goût de l’harmonieux et une tentation de la dissonance ou de l’écart.

  • L’écoute mutuelle des duettistes,
  • la technique de chaque instrumentiste et, quand même,
  • l’inventivité malicieuse du jeune compositeur

emportent nécessairement l’enthousiasme de l’auditeur. Plus long que les deux premiers mouvements réunis, le Finale et variations (enchaînés au mouvement précédent eux aussi) travaillent à la fois la rythmicité et le lyrisme avec lequel elle peut si joliment se frotter. Le duo y déploie ce qui pourrait bien être sa grande qualité : la clarté.

  • Clarté de la respiration,
  • clarté de la synchronicité
    • (phrasés,
    • parallélismes d’intention,
    • attaques et finales soignées),
  • clarté de la complémentarité.

Dans une pièce complexe, en cela qu’elle paraît souvent plus rhapsodique que linéaire, Marion Leleu et Bertrand Giraud parviennent à offrir une couleur spécifique à chaque vignette musicale tout en donnant l’intuition d’une unité non pas contre mais dans la variété. Techniquement et musicalement, le résultat est aussi impressionnant que convaincant.

 

 

Rebecca Clarke (1886-1979), hélas racontée dans un mélange de passé composé, de passé simple et de présent assez pataud, est présentée comme une triple victime des hommes – pour rappel aux mécréants et iconoclastes, la pravda postule que toute femme est victime des hommes, si elle ne l’est pas, c’est qu’elle l’est mais qu’elle n’en a pas conscience, ce qui prouve qu’elle est doublement victime (bien entendu – et, dorénavant, j’aimerais ne pas avoir à revenir sur cette évidence –, on peut reprendre le même discours en remplaçant « femme » par « personne racisée » et « homme » par « Blanc », et, dans le meilleur des mondes, mix’n’matcher les deux). Rebecca, elle, a dégusté pour de bon à cause

  • de son père, d’abord, qui « la chasse du cocon familial, ce qui l’oblige à arrêter ses études » ;
  • de son époux, ensuite, car « son mariage [à 58 ans] marque la fin de sa carrière » ; et, mais là, sérieux, elle l’a bien cherché,
  • d’Anthony Trent, enfin, AT étant le pseudo qu’elle avait inventé pour l’une de ses pièces… qui a remporté le plus de succès.

Toujours soucieux de ménager les sensibilités, nous déconseillerons aux lecteurs qui sont allés au-delà du cours préparatoire de NE PAS lire la page 14 du livret, moins parce que l’alto n’y est pas traduit, ce serait bénin, que parce que l’art de conjuguer le passé simple échappe à la personne qui a rédigé ce texte (« ce qu’elle vécu », « elle conclu », « quand j’eu ma minute », c’est presque aussi violent que si je me mettais à vous jouer de l’alto sans prévenir), tandis que l’éditeur oublie avec obstination des évidences comme le célèbre « e dans l’o » très utile pour écrire « œuvre ». Certes, celui qui n’a jamais fauté n’a jamais écrit, mais une telle accumulation de pâtés dans cet achèvement artistique qu’est un disque surprend toujours : vu l’investissement que représente un disque (forcément assumé avec courage par l’artiste, dans ce monde étrange et assez pourri de l’industrie musicale), l’engagement d’un correcteur ne représenterait qu’une infime partie du budget et permettrait de valoriser plus dignement cette double initiative louable d’un livret et d’une version du texte en français.

 

 

Quand on n’est pas un farouche adepte de la discrimination – positive comme négative –, on pourrait craindre que l’insertion de la longue sonate de Rebecca Clarke soit davantage liée à une posture féministe qu’à un désir de découverte musicale lié à la qualité du quasi inédit. En effet, Marion Leleu précise que l’œuvre est « pour [elle] un appel nécessaire et touchant qui a ouvert la voix à d’autres femmes compositrices qui eurent la chance d’être moins entravées » (avec ce fameux trio présent – passé composé – passé simple). L’enregistrer lui permet de « retourner au berceau de [s]es sensations de femme musicienne », avec la tautologie assumée qui va bien. Par bonheur, dès les premières mesures, l’Impetuoso liminaire rassure : pour une fois, le discours militant ne justifie pas la production d’une proposition de qualité discutable… loin de là ! On goûte notamment

  • l’énergie de l’incipit,
  • la riche palette de couleurs,
  • l’harmonie à la fois modale et revêche,
  • l’attention aux deux instruments tant dans leurs soli respectifs que dans leurs rôles lors des duos.

L’investissement de la partition par les interprètes décline une passionnante palette

  • de nuances,
  • de dynamiques et
  • de sonorités.

Les artistes se gobergent singulièrement des intensités douces avec une ingéniosité et une virtuosité à la fois éblouissantes et émouvantes.

  • Des accents franckistes,
  • des impulsions quasi bartókiennes et
  • des épanchements presque alla Fauré

se mêlent, se succèdent, s’interpolent. La longue coda, tout sauf impétueuse, est sublime et, il faut le saluer, captée par Daniel Weingarten avec un savoir-faire qui impressionne. Après avoir craint le médiocre et avoir été ébloui, on hésite à continuer la lecture : et si le Vivace suivant, deux fois plus court, n’était pas à la hauteur ?

  • Son énigmaticité,
  • la dextérité subtile qu’y déploient les deux musiciens,
  • l’originalité des harmonisations parfois presque orientalisantes,
  • la complexité de la construction,
  • le refus de l’esbroufe en dépit de l’exigence de virtuosité et
  • la malice de la conclusion

balayent la crainte d’être déçu et incitent à se précipiter sans frein dans l’Adagio final, dont la longueur égale celle des deux premiers mouvements réunis.
Conclure sur un adagio pourrait surprendre, mais on a appris avec l’Impetuoso que les indications de mouvement ne rendaient pas compte de leur diversité interne, et cela ne peut qu’exciter notre curiosité.
Une monodie au piano nous accueille sur le seuil du dernier mouvement. Bientôt, l’alto reprend l’affaire à son compte, habillé par des harmonisations et des formes d’accompagnement variées par son partenaire, qui excelle à renouveler les climats en

  • quelques notes,
  • quelques respirations,
  • quelques façons de toucher le clavier ou de manier la pédale de sustain.

Tour à tour, la compositrice et ses porte-voix

  • soufflent sur les braises des tensions,
  • enflamment l’espace sonore puis
  • éteignent l’incendie en un rien de temps ;

et l’on se délecte de cette manière qu’a, notamment, Rebecca Clarke

  • de cabrer la partition puis de l’apaiser,
  • d’y sculpter le très doux puis d’en faire jaillir le flamboyant,
  • d’y déployer des effets virtuoses puis de replier la voilure,
  • de besogner obstinément un thème puis de partir à sauts et à gambades sur d’autres chemins,
  • de risquer des accents presque jazzy (9’10) puis de revenir pour quelques mesures vers un langage presque debussyste (9’30).

Même si la fin est peut-être plus fonctionnelle que créative, originale ou enthousiasmante, contrairement à ce que l’on aurait rêvé, on ne peut qu’applaudir avec fougue cette découverte, qui conclut un disque pensé, original, passionnant et exécuté de bout en bout avec un mix de maestria, de musicalité et de sensibilité.


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour assister au concert parisien (à entrée libre) du 13 novembre 2022, les renseignements sont .