André Derain, “La décennie radicale”, Centre Pompidou, 16 novembre 2017

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“Baigneuses” d’André Derain vu par Josée Novicz.

Après que l’on a apprécié l’exposition en trio associant André Derain, Balthus et Alberto Giacometti, l’heure était venue de profiter du complément offert par l’exposition Derain only proposée par Pompompompidou (c’est le nom qui est marrant), en dépit de l’entrée squattée par un groupe de plus ou moins free jazz, pour le grand plaisir de nombreux curieux.
L’unité de temps proposée, 1904-1914, est, certes factice puisque, d’une part, les premières pièces proposées, datées d’avant 1904, sont hors sujet ; d’autre part, la rupture de 1914 paraît, à l’échelle de l’artiste, artificielle. Reste que, en onze salles, inégalement garnies mais, dans l’ensemble, riches de nombreuses propositions, la commissaire Cécile Debray, assistée de Valérie Loth, de Claire Blanchon et de Corinne Marchand (horrible inégalité sexiste, s’offusqueront à bon droit les plus conscious de nos lecteurs), rassemble une production protéiforme qui capte l’intérêt, surprend souvent et ne déçoit jamais, quitte à désarçonner.

Les bateaux à Collioure (détail). Photo : Josée Novicz.

Partant sur un exemple monumental de copie d’une toile italienne, retranscrit avec un sens de la géométrie qui prendra sens en fin de parcours, la visite permet d’embrasser une production éclectique tant picturalement (les peintures ressortissent de différents styles) qu’esthétiquement (les peintures côtoient notamment des photographies, des gravures, des dessins aux allures de gribouillis, des sculptures, quelques céramiques et une épistole). Par-delà les différences de style, de support et de format, frappe l’unité. Ou plutôt les trois grandes unités : une appétence pour la chair, une gourmandise pour les couleurs, un désir d’exploration – exploration de paysages, de corps, de techniques, de limites, de propos, de rapports au réel…
En dépit d’un éclairage imparfait car, comme souvent, inadapté puisque trop sujet à susciter des reflets évitables – pourquoi plus de soin dans une peinture que dans un travail lumineux ? –, l’exposition laisse le visiteur se plonger dans l’étrange rapport à la réalité qu’entretenait le peintre. Celui-ci pouvait à la fois mettre au carré le “Bal à Suresnes”, évoquer un tronc marron avec quatre ou cinq teintes différentes (orange, rose, bleu, vert, noir…), trouer la couleur unie de la mer par de grands blancs, capter la fragilité d’une jeune fille, symboliser “Mme Derain” avec un visage ovalisé, abandonner les pieds de ses modèles à une simplification carréifiante, leur offrir des mains à six doigts (voir la “Jeune fille en noir”, dont l’autre représentation proposée efface ce détail de la main gauche), leur décaler les tétons, épurer à grandes lignes des paysages qui sentent autant le Sud que la banlieue parisienne, s’engoncer dans les champs des villes d’antan en se roulant dans une imprécision choisie, mimer le lointain des cabs londoniens par une forme vague tranchant avec le premier plan, etc.

“Jeune fille en noir” (détail). Photo : Josée Novicz.

Saisi, le visiteur benêt que nous sommes s’impressionne volontiers de la variété des manières de représenter. D’autant que l’illusion n’est pas le maître-mot, comme en témoignent ces toiles d’apparence simplistes tranchant avec les efforts fauvisto-impressionnistes fascinants du Londres de 1910. Pour André Derain, il ne s’agit pas d’imiter le réel, mais de l’inviter dans la danse que la peinture permet au trait, à la couleur et à notre imaginaire, d’entretenir incestueusement.
Traversé de pulsions contradictoires donc complémentaires, André Derain laboure tant l’héritage de la Renaissance que le frustre de l’art brut, la symbolisation de l’environnement, le retravail des mythes antiques et le rôle central de la corporéité : le fripon ne se fixe pas sur les baigneuses et les danseuses que pour faire écho à ses prédécesseurs et contemporains, ou que pour faire honneur à la beauté de l’art ; pourtant il leur donne un écho artistique, éventuellement détonnant, qui inspire celui qui regarde le fantasme fixé sur pigments. La variété des formats, de la taille d’une diapo à la toile monumentale qui clôt l’exposition, achève de vertiger le spectateur comme un boxeur ayant du mal à établir sa distance avec un adversaire-partenaire roué.


En conclusion, même si l’exposition a d’évidentes faiblesses (l’avant-dernière salle semble rassembler des objets de bric et de broc, la présence de statues collectionnées par l’artiste s’inscrit difficilement dans le parcours, on n’est pas sûr que la décoration de céramique ait une valeur plus que décorative au regard du reste…), la richesse de l’ensemble est incontestable ; l’intérêt de l’artiste est habilement mis en évidence ; la proposition de visite est à taille humaine et permet de prendre à la fois le temps de vaguer et celui de s’attarder sur des pièces freshy ; la problématisation autour d’une décennie ultracréative est bien conçue par le dialogue des deux grandes toiles ouvrant et concluant l’exposition, l’une sur le réinvestissement d’une tradition, l’autre sur le syncrétisme artistique exp(l)osé par cette visite. En cinq mots, une belle poursuite de découverte – oui, vous pouvez recompter, ça fait bien cinq.