Thierry Guffroy, Concert de Noël, Basilique d’Argenteuil, 22 décembre 2017

admin

Le grand orgue de la basilique Saint-Denys d’Argenteuil. Photo : Bertrand Ferrier.

Foufou ? Excessif ? Roboratif ? Généreux ? Faites votre choix, mais ne faites pas bof. Le programme proposé par Thierry Guffroy, titulaire des orgues de la basilique Saint-Denys d’Argenteuil (et sporadiquement un de mes donneurs d’ordre, faut le dire pour remplir ma déclaration d’intérêts), pour son concert de Noël, est un pied-de-nez aux set-lists light, aux propositions étiques et aux récitals minimalistes. Que jamais l’art abstrait, qui sévit maintenant, n’enlève à ce concert ses attraits étonnants, tant il est vrai qu’à l’heure où les faux-culs sont la majorité (et réciproquement), gloire aux récitals qui osent la générosité – pas question de s’asseoir dessus.
En guise d’apéritif, le solide « Noël suisse » de Louis-Claude Daquin signale d’emblée l’intérêt de l’organiste pour la musique et la couleur. Alors que des emprunts et autres cornements sont redoutés au récit, et que la tourneuse de pages a disparu au moment inopportun, Thierry Guffroy tâche de faire fi de ces pensées et réalités parasites. D’emblée, il propose de faire entendre les anches tout en laissant au son le temps de réverbération et de silence nécessaire pour qu’il prenne sens. L’ornementation et le souci de proposer un crescendo sans faire d’emblée exploser les vitraux par la déflagration d’un tutti complet laisse entrevoir un souci de caractérisation contraire à l’effet facile qui, par exemple, accentuerait la syncope ou la pompe. En somme, ça s’annonce bien.

Thierry Guffroy juste avant qu’il ne bouge saucisses et papattes. Photo : Bertrand Ferrier.

La première partie du concert contraste avec cette ouverture, sans renier l’option artistique liminaire. Avec la fantaisie de Johann Sebastian Bach, idole du musicien, sur « In dulci jubilo » (BWV 729), l’organiste fait sonner le plenum tout en refusant de caricaturer la pièce, parfois réduite à une alternance entre des accords balourds posant le choral et des traits hâtifs reliant les différents segments. Après avoir fait entendre la mélodie, il tend à lisser les oppositions, ce qui, loin de plomber le choral, unifie l’œuvre, comme si l’énergie des traits contaminait la solennité des accords, et vice et versa. Aussitôt, dans la basilique, des mémés se remémettent à parler, comme à la mémesse, puisque, l’orgue jouant fort, on les entendra pas ; mais, comme l’orgue joue fort, elles parlent plus fort, bref.
Le choral « In dulci jubilo » est rappelé avant le trio sur le même thème de Johann Michael Bach, sorte de musette ornementant différemment cette mélodie… en attendant le grand choral de Dietrich Buxtehude BuxWV 197, magnifique trio distribué entre un accompagnement riche et une pédale exigeant précision en sus de l’activité digitale requise aux claviers. C’est superbe, et ça sonne remarquablement bien sur cet instrument sous les doigts du patron de la Bête.
Pour clore cette partie, le tube « Wachet auf, ruft uns die Stimme » (BWV 645), dit « Choral des veilleurs », est un autre trio redoutable, avec basse inextinguible, mélodie à la main droite… et thème à la main gauche. Pièce chérie du recteur de la basilique, elle est jouée avec droiture par un Thierry Guffroy droit dans ses chaussures. Rythmé, sans lenteur, présentant des voix très caractérisées, le « tube » finit par produire son effet hypnotique grâce à l’entrelacement des chants. Réjouissant.

Le P. Guy-Emmanuel Cariot, recteur de la basilique, présentant le concert d’orgue. Comme quoi, les curés ont le droit d’être courtois, motivés et cultivés, voire d’écouter de l’orgue. J’dis ça, j’dis pas rien. Photo : Bertrand Ferrier.

La seconde partie offre un panorama partiel, partial, donc intrigant, du noël français. Tout commence par la pastorale et l’invocation autour de « La crèche » d’Alexandre Guilmant (opus 50 n°3), composées à Argenteuil le jour de la fête nationale 1877. S’y épanouissent les qualités que les fans apprécient chez le compositeur, notamment le sens de l’harmonisation, le plaisir de la modulation, le goût de l’association majeur – mineur, et les faux « accidents » qui permettent le développement. Y pointe aussi le défaut du maître, qui, notamment sur l’invocation, peut paraître un brin doucereux et longuet ; mais il est vrai que nous ne sommes pas très contemplatif, donc pas culturellement sensible à ce type de prière.
Quatre noëls ultraclassiques suivent, alpaguant l’auditeur grâce au changement d’époque, partant de style – bien ouèj, patron. Les œuvres de Nicolas Lebègue offrent notamment la possibilité de goûter au dialogue entre quelque cornet et quelque cromorne ; le « Joseph est bien marié » de Jean-François Dandrieu propose une musette dérivant sur un duo, un crescendo et des doubles (variations qui s’accélèrent), tandis que « Je me suis levé » du même s’ouvre sur un intéressant paysage de fonds. Bien que cinquante ans séparent les deux hommes, on est frappé par la perpétuation d’une forme d’écriture. Le fan de Claude-Bénigne Balbastre que je suis aurait peut-être suggéré de proposer un « Noël » de ce zozo, plus harmonieux et funky selon notre inestimable sagesse, mais il n’est pas certain que l’écriture quasi systématiquement en doubles aurait séduit l’organiste du soir. Certains spectateurs profitent du changement de partition pour quitter l’église, estimant peut-être que « ça suffit » ; même si le concert est, oui, plus long qu’un discours du Pharaon de la pensée complexe, il nous réserve pourtant quatre grandes pièces pour finir, tant pis pour les benêts.
Pour finir, voici venu le temps d’extraire quelques pépites des opus 60 d’Alexandre Guilmant, une série de quatre livraisons de noëls signés par un mec qui villégiatura l’été à Argenteuil. En dépit de leur écriture parfois fort riches, à l’origine, ils étaient plutôt destinés à embellir la liturgie, lors d’un offertoire, d’une élévation, d’une communion ou d’une sortie, par exemple. Aujourd’hui, on sait que de sots incultes, bouffis de haine et d’un ego malsain, préfèrent y substituer systématiquement de dégueulasses nullités finançant les sectes charismatiques, et l’on est donc heureux de les entendre sur une grosse bestiole comme le grand orgue de la basilique au saint suaire.
« Grand dieu ! » lance les hostilités avec harmonisation rusée et modulations à gogo. Le dynamique « Joseph est bien marié » propulse enfin un vrai tutti, ce qui re-réveille les mémés qui se re-remémettent à parler. « Accourez, bergers fidèles » honore un noël parfois adapté pour harmonium en amenant le grand orgue à sonner, avant que « Nuit sombre, ton ombre vaut les plus beaux jours », pièce d’une petite dizaine de minutes, conclut avec ambition le concert sur un long fugato final, plusieurs fois interrompu puis repris après qu’un retour du tutti sur une modulation inattendue en mineur a allègrement surpris l’auditoire.

Après gros concert, rganiss toujours ressembler à ça. Un fantôme, oui, tout à fait. Photo : Bertrand Ferrier.

En conclusion, on se réjouit de l’hommage rendu par le titulaire à son grand orgue pour redonner un sens cultuel donc culturel à la fin de l’Avent ; on repart avec de nombreuses questions sur la notion de « concert de noëls » ou « de Noël », id est sur les formes que peut prendre un récital de saison (démonstration chronologique aboutissant sur de la pyrotechnie, ou introduction à la joie de fêter avec intelligence un événement qui suscita tant de merveilles musicales), ou sur l’apport d’un grand orgue dans des pièces dont le titulaire rapporte avec quelle joie il les a jouées sur l’orgue de chœur actuellement hors service. Bref, un concert solide, exigeant beaucoup de l’interprète, permettant à l’auditeur de réfléchir, et incitant chacun à penser Noël comme une tradition riche en splendeurs, et pas que pour les Amazon de tout poil. Le tout dans un beau lieu à demi-heure de la gare Saint-Lazare. Respect, Thierry, pour cette réussite audacieuse, merci au curé de l’accueillir avec bienveillance et bravo à la mairie de soutenir, fût-ce in absentia et avec les limites d’une relation toujours perfectible, une tradition culturelle brassant, contrairement aux légendes, un public large et varié !