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Encore une critique qui, après celle du dernier spectacle de Jann Halexander, ne prétend seulement pas à l’objectivité. En effet, (d)énonçons-le d’emblée : ici, le propos sera biaisé. Pourtant, l’histoire avait commencé en quatre temps, avec le sérieux binaire requis.

1.
Les quatre temps de l’analepse quasi proleptique, et hop

  1. Nous avons critiqué les précédents volumes de l’inarrêtable Cyprien Katsaris, parus sur son label Piano 21, tant pour son hommage à Theodorakis que pour son disque de transcriptions de Karol A. Penon.
  2. Sentant notre bonne volonté mais estimant que la référence à son engagement scientologique était injustement marquée du sceau de l’ironie, l’artiste s’est ému de notre mécompréhension.
  3. Le pianiste a accepté notre proposition de dialogue et nous a accordé un long entretien, diffusé en trois épisodes, sur la scientologie, sur le rapport qu’entretiennent ou n’entretiennent pas scientologie et art, et sur la cohabitation, fructueuse ou néfaste, qui unit scientologie et travail d’artiste.
  4. La discussion ayant permis d’expliciter tant ce qui sous-tendait la critique que le lien entre démarche spirituelle et vie de musicien, Cyprien Katsaris a accepté notre audacieuse proposition de donner, le terme n’est pas trop fort, un concert orgue et piano en l’église Saint-André de l’Europe, en compagnie de la remarquable pianisto-clavecinorganiste Esther Assuied. Ce concert aura lieu le 1er décembre.

Bref, inutile de prétendre ici griffonner librement sur le présent disque, tout juste paru chez Challenge Classics, aussi distributeur de Piano 21. Or, c’est fâcheux, et pas que pour des ronronnements sur la morale de la critique.

2.
Les quatre libertés du disque

Oui, cette absence de liberté critique est regrettable car la liberté est au cœur du nouveau disque paraphé par Cyprien Katsaris, “Auf Flügeln des Gesanges” (“Sur les ailes de la chanson”, lied de Felix Mendelssohn-Bartholdy sur un poème de Heinrich Heine).

  1. Comme toute exécution musicale, ce disque illustre la liberté d’interpréter. Comme toute liberté, ladite liberté est relative, ici au respect de la partition… et à la capacité technique de celui qui s’y colle – ce qui ne pose guère de souci à celui que même ses critiques les plus venimeux assimilent à un monstre devant qui cède tout clavier non-suicidaire. On l’entend dans la transcription de Franz Liszt de “Die Forelle” (Schubart / Schubert), en dépit d’un micro placé sans doute trop près du clavier d’où, peut-être, des bruits parasites (mécanique défaillante ou ongles bruyants ? ce sera le cas pour toutes les pièces pour piano seul) : après un énoncé du thème très sérieux, Cyprien Katsaris ose le déséquilibre joyeux, en écho à la truite qui frétille – encore – dans son étang (0’50). Voilà pour la liberté rythmique. Quant à la liberté sonore, la haute dose de notes à débiter par seconde n’y peut mais : le pianiste s’amuse en créant deux sortes de crescendo, l’une auréolée de la pédale (1′), l’autre par la dilatation de la mesure (1’03), façon de créer un point d’attention – irisation dans le déferlement d’arpèges qui vont bientôt être agrémentés d’ornementations associant l’accompagnement, le thème aux notes répétées et le contrechant… le tout précédant la diminution, les octaves dans les aigus, l’accelerando pour accompagner la dégringolade dans les graves, le rubato désespéré, prétexte à une dernière guirlande digitale. Bref, les notes, toutes les notes, rien que les notes, les notes avec l’aisance de celui qui ne se rend peut-être même plus compte des notes mais qui rend compte, mazette, de la musique : liberté.
  2. Deuxième axe du disque, la liberté de construire un programme original, fort caractéristique de Cyprien Katsaris, depuis longtemps libéré des programmes imposés qu’assènent, souvent avec talent quoique, peut-être, avec plus de fatalité que d’enthousiasme, certains de ses collègues plus dans le game. Par ses choix radicaux, le pianiste souligne que, au moins lorsque l’on revendique à la fois une indépendance d’esprit, une belle notoriété et une juste fermeté de caractère, il n’y a pas de fatalité à proposer toujours les mêmes pièces. On peut oser, quitte à faire feu de toute comparaison. Ainsi le musicien revendique-t-il d’avoir tenté, avec ce disque, d’associer les liederophiles aux pianomaniaques, “même si la tâche paraissait encore plus difficile que de parvenir à organiser l’inattendue rencontre historique entre Kim Jung Un et Donald Trump”. Associer un vague projet (enregistrer avec Christophe Prégardien, partenaire de scène depuis 2015) avec une réflexion musicologique qui n’a pas peur de s’encanailler avec l’humour : liberté.
  3. Troisième axe du disque, la liberté de combiner des lieder et leur transcription pour piano. Ainsi le ruisselet du “Liebesbotschaft” de Ludwig Rellstab et Franz Schubert, où se fond le rougeoiement solaire qui murmure en frissonnant des rêves d’amour à la bien-aimée, est-il associé à sa transcription par Leopold Godowsky, préférée à la version lisztienne afin de varier les propositions. Si elle peut paraître plus compacte que créative, cette version exige de son interprète, davantage que de la virtuosité, une indépendance de doigts et une science du son permettant d’extraire la mélodie, pas toujours juchée sur les notes aiguës et, en revanche, toujours accompagnée du clapotis du ruisseau. Pianistes au poignet rigide s’abstenir ! Pour les autres, ceux qui sont capables d’enrichir la voix humaine d’un écho instrumental, de colorer différemment une œuvre encore fraîche dans l’oreille de l’auditeur, de transmuter un piano-support en piano soliste : liberté.
  4. Quatrième axe du disque, la liberté de réinterpréter les œuvres scintille, par-delà même le fait que les mélodies sont jouées deux fois, dès le mot même de “transcription”. En effet, la transcription, contrairement à ce que laisse supputer le terme, n’est jamais, quand elle est bien faite, traduction littérale pour un autre instrumentarium d’un texte musical premier. Cependant, où s’arrête la liberté pseudo fonctionnelle du transcripteur, et où commence la liberté de son homologue moins fidèle donc plus créatif qu’est le “paraphraseur” ? Il faut un pianiste aussi féru de ces circulations que Cyprien Katsaris pour chercher la glaise à pétrir, analyser les possibles à sculpter et trancher en galeriste. Son fil rouge a consisté à ne proposer que des transcriptions, c’est-à-dire, en gros, des pièces qui reproduisent la trame, à une exception près : la “Paraphrase sur Vergebliches Ständchen [Vaine sérénade]” d’Eduard Schütt, d’après Anton von Zuccalmaglio et Johannes Brahms mais près de trois fois plus longue. Après que Christoph Prégardien a campé une jeune fille sage, tellement sage qu’elle se refuse la moindre ironie en renvoyant son prétendant au fond de la nuit supposément glacée (“Gute Nacht, mein Knab’!”), un prélude ouvre la voie au thème qu’une modulation enrichit en l’irriguant de l’émotion battante du prétendant, qui semble hésiter entre colère, désir et diplomatie. Dans les aigus, le suspense tentateur mute quand les médiums tentent d’inventer une stratégie pour enfin parvenir au lit de la fille. Un espoir renaît dans les suraigus ; las, le sérieux du médium, renforcé par l’obéissance aux consignes de la mère, énoncés dans les graves, freine l’optimisme du prétendant. Simultanément, sans s’écouter, les graves grognent, les aigus insistent, force restant à la morale, une dernière cavalcade célébrant cette triste victoire… en attendant une prochaine sérénade ? Bref, respect d’un principe d’unité dans le choix des transcriptions, mais aussi respect du texte qu’énonce avec précision le ténor et que commente, une fois, avec verve, le piano – en d’autres termes, réinterprétation : liberté.

Polychrome II et Rondibulle, assistants critiques sur “Die Florelle”. Photo : Bertrand Ferrier.

3.
Les quatre portraits de transcripteurs

Puisque toutes les transcriptions ont un même projet (reproduire la mélodie en l’insérant dans l’accompagnement, sans en tirer toute une paraphrase), il nous faut trouver un autre axe pour évoquer différentes pièces ici réunies. Nous qui ne sommes pas portés sur la biographie des artistes, nous allons néanmoins nous résoudre à proposer quatre portraits de zozos ayant choisi de se coller à cet exercice.

  1. Contrairement au syntagme connu, on est souvent mieux servi que par soi-même ; sinon, personne n’irait au restaurant. Cependant, il faut reconnaître que se servir soi-même peut être pratique ; sinon, personne ne quitterait les restaurants. Donc, le premier type de transcripteurs est le compositeur du lied himself. Franz Liszt et Theodor Kicrhner ressortissent ici de cette catégorie. Porté par la “sainte ville de Cologne”, un amoureux poétisé par Heinrich Heine voit dans Notre Dame le portrait évident de sa choupinette (“Die Gleichen der Liebsten genau”). Christoph Prégardien veille à prolonger la note quand, d’une évocation prétendûment objective, le narrateur passe à une subjectivité assumée, transformant le réel par un regard déréalisant. S’ensuit une cascade rendant hommage aux flots plus tempétueux que majestueux du Rhin. Ce déferlement met en valeur autant la dextérité du pianiste que sa capacité à faire sonner le lead, ha-ha, et à créer une atmosphère par l’articulation, la pédale et les respirations. Theodor Kirchner propose de chanter avec Heinrich Heine le printemps, le rossignol et l’amour (featuring la classique parophonie entre “Lied” et “Liebe”). Pour sa transcription, el señor Kirchner propose une série d’échos octaviés qui égrènent la mélodie, comme si nature et musique se répondaient jusqu’à se fondre en une charmante mini-péroraison.
  2. Le deuxième type de transcripteurs est un membre de la famille du compositeur originel. L’illustre le “Frühlingsnacht” de Robert Schumann, extrait des Liederkreis, op. 39, dont l’incipit n’a pas manqué d’inspirer Marguerite Monnot ou Édith Piaf, selon les ragots, pour “L’Hymne à l’amour”. L’interprétation engagée de Christoph Prégardien rend avec pertinence l’hermétique ambiguïté du poème de Joseph von Eichendorff, puisque cette “Nuit de printemps” met en scène un exalté partagé entre l’éructation d’exultation et la jubilation du désespoir larmoyant (“Jauchzen möcht’ ich, möchte weinen”). Clara le traduit dans un subtil déferlement d’accords où la mélodie dans le médium et le grave finit par se perdre dans la puissance de l’émotion – celle qui empêche l’auditeur de déterminer la part de réalité qui palpite dans le prometteur “Sei ist deine” (“Elle est à toi”, et pas cette chanson, Auvergnat).
  3. Le troisième type de transcripteurs élargit le champ des possibles en offrant à quelqu’un qui n’est ni le compositeur, ni un membre de sa famille, la possibilité de dévouer au piano solo le duo originel. Ainsi des  “Traüme” de Richard Wagner d’après un poème de la fameuse Mathilde Wesendonck – des rêves résumables, pour ainsi dire à des fleurs qui poussent pour, in fine, s’enfoncer dans nos tombes. L’accompagnement, essentiellement constitué d’accords et de doublage à l’unisson, tranche avec l’investissement du texte par Christoph Prégardien, quasi mélo par contraste, moins mélodieuse d’une Nina Stemme mais plus soucieuse du sens que celle de la vedette wagnérienne, plus éthérée qu’émue – et pourquoi pas ? Élève de Bruckner et Liszt, August Stradal en propose une transcription où le rêve est d’emblée engoncé entre la basse et les accords prévus par le compositeur initial. Le songe tente bien de s’extraire de cette gangue trop humaine, mais la louable espérance s’évanouit dans l’incandescence de l’éphémère. Au point que, même dans la dernière suspension, les rêves “dann sinken in die Gruft”… sans cesser d’espérer un jour nouveau. Belle piste que cette quatorzième plage de l’album !
  4. Transcripteur et accompagnateur, Cyprien Katsaris ne pouvait enregistrer ce disque sans rendre hommage à un quatrième type de transcripteurs : l’accompagnateur. En l’espèce, Gerald Moore propose une pianicisation (?) de la berceuse (“Wiegenlied”) de Johannes Brahms, qui souhaite “bonsoir et bonne nuit” à l’auditeur. Ici, la voix de Christoph Prégardien fait merveille. Si la transformation appuyée de “Guten A-abend” en diérèse est sans doute question de goût, le souci de rendre les mots jusqu’au bout des dernières consonnes (“du wieder gewe-cke-te”) ne souffre pas contestation. Gerald Moore se met au service de ce tube avec la modestie ironique de celui qui intitulait ses mémoires Am I too loud?. On sent l’excellent pianiste soucieux de ne pas “être trop fort”, c’est-à-dire (1) de ne pas couvrir la mélodie, (2) de ne pas imposer sa personnalité sur une musique écrite par autrui, et (3) d’apporter le contraire du loud, le lied donc, qui n’est pas le lead (même moi, j’ai pfffé, alors bon) mais la capacité de rendre un discours intelligible, plaisant et attractif. Des octaves favorisant la lisibilité et la profondeur d’harmoniques du propos ouvrent la transcription. Des arpèges aigus la prolongent, alors que le thème se répartit entre le médium et la partie supérieure. Pour l’occasion, Cyprien Katsaris dégaine largement sa pédale de sustain, unissant dans un même son accompagnement et mélodie en réussissant à ne pas rendre fonctionnel l’un ni indistinct l’autre. Le dialogue qui s’ensuit entre graves et aigus ajoute à la magie d’une transcription qui a la modestie de ne se point terminer sur des volutes ou des suraigus alla Disney. Nice one, Gerald!

4.
Les quatre grands moments de l’enregistrement

  1. Les grandes réussites de ce disque sont liées à des associations. Autant le vivre ensemble est une puanteur dégoûtante servant tout juste aux apparatchiks dégoûtants à partir entre Strasbourg et Bruxelles, autant ces mix’n’match-là ont du prix à nos ouïes. Le premier mélange délicat est celui qui associe tubes et raretés. Alors que la problématique commerciale est assumée par le fomenteur du projet (Cyprien Katsaris se demandant si ceux qui aiment le piano achèteront son disque de lieder, et si ceux qui aiment les lieder achèteront un disque où c’est que y a quand même du piano solo), la composition de ce récital témoigne d’un vrai respect de l’auditeur, puisqu’il se clôt sur l’hymne des boîtes à musique et s’ouvre sur la plus célèbre des truites, pièce idéale pour rendre l’esprit joyeux puis rageur devant la connerie de la pêche – peu de lieder soulignent la détestable, ignominieuse, répugnante lâcheté de la chasse, aujourd’hui protégée en France par l’État immonde du certes pas plus respectable Pharaon Premier de la Pensée Complexe, Sa Cochonnerie Emmanuel Macron. Nous revendiquant pour partie des ploucs, ces nouilles que le gratin méprise éhontément, nous sommes heureux d’entendre des hits qui nous ring a bell (et en plus, on n’a pas honte d’écrire en anglais quand ça nous chante, c’est dire si l’on est plouc) ; nous revendiquant aussi pour partie des curieux, nous sommes joyeux d’entendre l’histoire de la tombe d’Anakreon selon Johann Wolfgang von Goethe et Hugo Wolf puisque, à défaut de passer sa mort en vacances du côté de Sète, le poète iconique a trouvé refuge sur une colline où pousse le rosier et “wo sich das Grillchen ergötzt” (où le grillon se plaît). Aux mots chantés avec soin par Christoph Prégardien répond la transcription sans forfanterie de Bruno Heinze-Reinhold, transcripteur de dix mélodies de Hugo W. Sans arborer notre ignorance en fierté, nous n’avions jamais ouï cette condensation du propos, et l’écouter ne nous a pas fait perdre trois minutes.
  2. Le deuxième mélange délicat qui fait le charme du présent disque est la capacité du pianiste à assumer des morceaux solistes tout en se mettant au service du chanteur lors des duos. Certaines mauvaises langues diront que l’un (le solo) permet d’accepter l’autre (le service), tant les concertistes sont réputés dotés d’un ego abrutissant. Pourtant, rien d’abrutissant, dans la maîtrise du Bechstein de concert enregistré dans la si réputée acoustique du temple Saint-Marcel, pile au moment des entretiens que nous menions avec l’artiste. Pour vous en convaincre, écoutez la mélodie de Clara Schumann où la forêt, forcément la forêt, murmure en secret avant que le porte-voix de Hermann Rollett ne promette de révéler tantôt ces secrets – donc que la forêt murmure des secrets en secret, faut suivre – dans ses chants (“in Liedern offenbaren”). Après avoir serti la voix parfaitement investie et convaincante de Christoph Prégardien, le pianiste propose une transcription de Franz Liszt qui reprend la même clarté du propos, renforçant juste par quelques accents la lisibilité de la mélodie. Il n’y a pas, d’un côté, l’accompagnateur châtré par sa mission et, de l’autre, le soliste exubérant, libérant manière de miction triomphale : l’un contre l’autre musiquent. (Absolument. Ça ne veut rien dire ou presque, mais c’est une dédicace à qui rigolait quand je proposais une improvisation entre gris clairs et gris foncés, na.)
  3. Le troisième mélange délicat articule la folie de la virtuosité extravertie à la qualité du jeu technique mais sans néon. En clair, de même que le chant de Christoph Prégardien tâche de s’adapter à son interprétation du sens des lieder, de même le jeu de Cyprien Katsaris s’amuse à se glisser dans la spécificité de ce qui lui est demander. En témoigne, par exemple, le duo autour de la “Freundliche [agréable] Vision” d’Otto Julius Bierbaum et de Richard Strauss, redoutable pour le ténor – et remarquablement maîtrisé – alors que le piano semble s’en tenir à un accompagnement régulier. Or, écoutez, par-delà la régularité apparente, en réalité à l’écoute de la respiration de la phrase et du chanteur, la mutation du son que suscite le truchement des nuances (piste 17, 1’13 – 1’15) : rien de mirobolant en apparence, et pourtant, quelle musicalité sur ce simple decrescendo permettant de signifier l’apparition – en rêve, re-forcément en rêve – non point d’une maison bleue mais d’une blanche maison “enfouie dans les verts buissons” (“Tief ein weiβes Haus in grünen Büschen”) ! La transcription qui suit est signée Walter Gieseking et rend précisément compte de la limite de la virtuosité. Inutile de trahir une pièce intime pour lui rajouter les fioritures lisztiennes qui vont bien et font grand effet. Ici, la difficulté est intérieure, quasi invisible, même si le pianiste doit se fader la mélodie en sus de l’accompagnement déjà cossu. Cette libération des exigences du show-off est un grand mérite du disque qui, bien sûr, comprend des pièces rappelant qu’un musicien classique est, un peu comme une gymnaste, l’érotisme en moins quand c’est un vrai musicien, un être bizarre capable de faire des trucs inappropriés avec son corps et son esprit ; mais, cette exigence de funambule évacuée, ladite libération du show-off rappelle que la technique gagne à être l’occasion de faire de la musique, pas juste l’opportunité de fasciner les foules par des tours de bonneteau sexy mais peu nourrissants pour l’âme – il me souvient d’avoir assisté, quand j’étais jeune, tout en haut du fond du Théâtre des Champs-Élysées, à la détresse d’Arcadi Volodos, contraint de dégainer ses bis de bête de foire devant une foule avide dont je faisais, mais carrément sa mère, partie. Ici, y a du spectacle, mais y a aussi de l’intérieur ; et ce frôlement-frottement, nullement contradictoire, est fort séduisant.
  4. Le quatrième mélange délicat propose une “approche décloisonnée” des genres. En clair, parfois, c’est triste, parfois, symboliste, parfois, gai, parfois, nostalogique, etc. Le souci de composition du récital convainc. Ainsi, à “Agnes” d’Eduard Mörike et Johannes Brahms, qui sonne joliment mais curieusement dans la bouche d’un homme (en gros, c’est l’histoire d’une nénette qui explique qu’elle pleure parce que son mec-pour-la-vie ne lui a été fidèle que le temps des roses), succède la “Vaine sérénade” où une fille se méfie à temps des balabalas de son soupirant. De même, alors que la “Nuit de printemps” de Joseph von Eichendorff geint parce que la lueur de la Lune rouvre les blessures de son petit boum-boum, “Auf Flügeln des Gesanges” [Sur l’aile de mes chants, titre de l’album] de Heinrich Heine rêve, par la magie du chant, de transporter la bien-aimée dans un monde où on nage au milieu des gazelles, des violettes et des rêves délicieux – je synthétise un tout p’tit peu. Il est certain que confronter des atmosphères de désespérance topique et d’onirisme béat ne séduirait qu’un temps. Ce qui achève de convaincre, c’est l’association entre (1) une virtuosité bien maîtrisée, (2) un sens de la musicalité et du texte très travaillé, et (3) la cohabitation entre (a) proximité stylistique des lieder, (b) variété malgré tout des harmonisations et langages musicaux, et (c) concaténation d’émotions contradictoires. Force reste à la qualité de conception et à la virtuosité, toujours musicale, du disque.

En conclusion

Au regard de toutes ces qualités, un regret primordial, évident, rageur : pas de traduction des textes. Déjà, bon, pas de traduction de la présentation en français alors qu’une partie du fan-club de Cyprien Katsaris est plutôt francophone qu’anglophone, argh ; mais pas de traduction, même en anglais, des textes des mélodies, franchement, c’est bien pourri, et nous changeons sciemment d’idiolecte pour le stipuler. Encore une chance que certains sites proposent des traductions d’amateurs pour guider les curieux ! Cette erreur d’édition – même pas un problème financier : y avait une source d’économie évidente, en l’espèce l’inutile pochette en carton autour du disque, cette idée fort sotte sauf, suppute-t-on, pour ceux qui n’essayent pas d’ouvrir le disque – complique de façon significative la capacité des non-germanophones d’apprécier en vérité la qualité de l’interprétation de Christoph Prégardien, donc la beauté des mélodies.  Certes, par-delà les mots, il nous restera la musique, seulement celle qu’on fait à un ou deux ; mais il est dommage de ne pas offrir à ceux qui auront la riche idée d’acquérir ce disque le plein de possibles pour en apprécier d’autres beautés. L’avis général est donc une moyenne fustigeant une sotte économie du label et saluant avec brava, côté artistes, un travail (1) pensé avec foi, (2) porté avec passion et (3) exécuté avec talent.