Pascal Vigneron, “Les variations Goldberg”, Quantum

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Le contexte

Sous ses allures sages, voilà pourtant l’un des disques les plus polémiques du Landerneau organistique pour au moins trois raisons.
Première raison, l’interprète, Pascal Vigneron, est, faut bien le dire, un bâtard : il s’agit d’un trompettiste qui, en sus de ses activités de chef d’orchestre et de directeur du label Quantum, s’est converti à l’orgue alors que, de l’avis même de ses détracteurs, «  c’était un excellent souffleur », ce qui aggraverait son cas. Pour un organiste censeur, aucun organiste n’est censé avoir excellé dans un instrument sans clavier avant de s’attaquer au Roi – le dernier concert Komm, Bach! du 21 juin sera l’occasion de démonter, si nécessaire, cette croyance stupide mais vivace, puisque chacun des jeunes et brillants organistes programmés jouera aussi d’un autre instrument en duo avec l’orgue.
Deuxième raison, Pascal V. est, soyons franc, quantité négligeable : il a beau diriger le festival Bach de Toul, aux succès à la hauteur des moyens publics mis à sa disposition, l’homme n’est pas titulaire d’une grande église parisienne ; dès lors, on peut d’autant plus jaser sur son compte qu’il n’y a, pour un pur Parisien, rien à glaner à être sympa ou honnête – aucune invitation à « essayer son orgue » pour s’instagrammer flatteusement à côté d’un titulaire superstar, ou aucune proposition de remplacement dominical derrière une Bête prodigieuse ; et puis, à l’inverse, le pouvoir de nuisance de l’homme est assez faible pour que l’on s’autorise sans danger à dégoiser sur son compte. En plus, il répète qu’il n’a cure des jaloux, alors pourquoi se gêner ?
Troisième raison, Pascal V. a fait construire, à ses frais, un hénaurme orgue électronique, pourvu d’un système de sonorisation dernier cri, afin, d’une part, de sortir de son contexte architectural souvent religieux l’instrument que néglige si souvent l’Église, et, d’autre part, de le projeter partout où il sera sollicité. Devant les invectives que l’aboutissement de son projet a suscitées, certaines liées à des incompréhensions, d’autres – la plupart – excitées par l’esprit ridiculement moutonnier des petites communautés fomentées par les réseaux sociaux autour de slogans et de hashtags remplaçant le débat et la découverte par l’insulte-en-meute, nous avons décidé de convier l’artiste à faire démonstration de son engin en direct en l’église Saint-André de l’Europe : nous fêterons sa venue au festival Komm, Bach! pour le lancement parisien de ce disque le 2 février, à 20 h, avec… les Variations Goldberg au programme.


Par conséquent, comme la notule évoquant les débuts discographiques de Jean-Luc Thellin, cette chronique est biaisée et, selon une expression de pacotille ou de camelote, s’assume en tant que telle pour arriver sur la fin. Non qu’elle cherche à promouvoir à tout crin un artiste programmé dans le festival que nous fomentons, mais bien qu’elle évoque le disque d’une connaissance dont nous avons eu l’occasion, par le passé, de saluer les performances au disque avec un enthousiasme variable allant, par exemple d’un scepticisme couperinologique à un enchantement giroudien, en passant par un intérêt haendélien. Mais trêve de blabla, public, trêve de blabla ! L’heure est venue de laisser les hystériques vitupérer contre le musicien et d’évoquer les Goldberg, naguère croquées çà et grâce à Jean Muller, par Pascal Vigneron.
[Petite précision quant aux chiffres qui constellent la notule infra : l’orgue est constitué de jeux, ensemble de tuyaux formant un son particulier ; chaque jeu est plus ou moins aigu ; 8′, qui se lit “huit pieds », désigne un jeu “normal” alors qu’un 16′ est un jeu deux fois plus grave, un 4′ un jeu deux fois plus aigu, etc.]

Le contenu

Un défi pour le musicien : un thème, trente variations, 1 h de musique.
Une contrainte pour le pseudo-critique : nous travaillons à partir d’un master.
Un instrument à jouer et entendre : le Schwenkedel / Koenig de la cathédrale de Toul (1963-2016).
Un projet : faire entendre, par le choix des reprises et de la registration, le symbolisme gématrico-rosicrucien de la pièce à travers des effets de miroir comme prisme architectural.

Dès l’aria, prise sans hâte, l’interprète donne à entendre ce que cette intelligence de la composition par le reflet signifie. La partie A est jouée d’abord sans ornements au grand orgue puis avec ornements au positif, la partie B d’abord avec ornements au positif puis sans ornements au grand orgue. En dépit de graves sourds marquant les fonds, l’énergie souriante de la variation 1, bien rythmée par un détaché approprié aux deux mains, bénéficie d’une prise de son rapprochée, qui libère l’interprétation d’un excès de réverbération parfois entendue lors d’exécutions de l’œuvre dans des églises. Cette capacité à associer la profondeur des sons d’orgue et la dynamique des doubles contribue à l’intérêt de cette version. S’y associe dès la troisième variation une secouante registration (les “nazards” 2 2/3 associés aux bourdons de 8’ décoiffent), rendue dans la spatialité de l’œuvre. Amis des sonorités cocooning, genre plaid, cigarette mentholée et Richard Clayderman au coin du feu, passez cette piste ! Pascal Vigneron y offre un éclairage sur ce canon « all’ Unisono » que l’euphémisme le plus euphémistique caractérisera comme inattendu.
Or, l’organiste n’hésite point à bousculer de nouveau l’auditeur dans la variation 4, avec une registration qui, pour rester à « l’istesso movimento », n’envoie pas moins du lourd puisque les anches sont de sortie, bombarde de 16’ incluse, non sans respecter le contraste requis par le projet du miroir. Les fonds doux reviennent contraster sans forfanterie dès la variation suivante. Le canon à la seconde emballée avec la précision digitale requise, la variation 7 propose un dialogue justement swingué et richement registré entre deux anches, type cornet contre cromorne, selon toujours cette logique de registration ABBA. La légèreté de la variation 8 frotte avec curiosité contre la ranquette de 16′ dont les anches surplombent le canon à la tierce suivant. De la sorte, le musicien redonne son sens à la « variation » : ici, chaque variation est variée (fichtre, enfin une critique profonde), tant par le toucher – la variation 9 pose les notes de façon presque pédagogique – que par les sons sélectionnés.
Une puissante montre de 16′ fait son apparition pour creuser les graves de la p’tite fugue qui constitue la variation 10. La variation 11 lui répond par des jeux flûtés assurant le balancement tranquille qu’offrent les douze doubles par mesure. Logiquement, un double plein jeu solennise le canon à la quarte « in moto contrario », quand un cromorne grave donne du relief à la variation 13 sans hésiter à surligner l’étrangeté du si final, semi-conclusif. Un plenum agrémente la variation 14 et ses guirlandes de triples croches, alors qu’une registration plus sobre et sombre traduit le mode mineur du canon à la quinte consécutif, ses contretemps inquiétants… et son ré ultime, gratifié lui aussi d’un long point d’orgue, ha ha.
(Si, “point d’orgue” alors qu’il y a de l’orgue… Bon, passons.)


Pascal Vigneron balance les anches (pfff) pour aborder la seconde partie des variations, entre maestoso et allegretto. La variation 17 fait d’emblée dialoguer un 2’ avec un 8’ avant que la registration ne mute ; là encore, le soin apporté au texte évite l’ennui que cette course entre doubles risque de susciter dans des versions moins enlevées. Le canon à la sixte, « con moto », propose une registration confortable qui contribue à l’intelligibilité du discours à trois voix. Même unité de ton dans l’Allegro vivace de la variation 19, où la structure ABBA de la registration reprend ses droits. Un souci de montage, sans doute corrigé sur la version commercialisée, fait anticiper la variation 20 ; mais le bon départ exploite les anches avec la gourmandise requise pour ce 3/4 vite transformé en 18/16. Dans la variation 21, Pascal Vigneron sollicite derechef le nasard en l’associant à la tierce, renouvelant, en moins radical, l’effet d’étrangeté de la variation 3, en proposant ce canon à la septième dans un tempo autant andante que « con moto ».
L’alla breve suivant, en majeur, est enchaîné dans la version provisoire qui nous est proposée. Il associe les 16-8-4 et les « jeux de fonds 32’ à 4’ » de la pédale assurant une tension intéressante entre l’allant de la pièce et la solidité de l’assise grave. Dans la variation 23, les 1’ sont de sortie pour accompagner les fonds de 8’, permettant de proposer une interprétation guillerette sans gommer l’aspect énigmatique de ce texte fragmenté que sa fin suspendue prolonge. La variation 24, en 9/8, entremêle les pleins jeux du récit et du grand orgue, proposant une association convaincante entre le balancement rythmique et la solennité du gros son dédoublé. La variation 25, très chromatique, discrétise, et pourquoi pas, la main gauche afin de valoriser la main droite en la laissant baladeuse sur les trois cornets, aux sonorités certes caractérisées mais plus ou moins heureuses, stipulera tel snob que je connais fort bien pour le laisser écrire ces lignes à ma place.
À cette respiration succède le plenum magnifiant la course des doubles à travers un 18/16 parfois réécrit en 3/4. La constance de l’interprète rend justice à la pièce en évitant de confondre vivacité et précipitation. Même projet pour la variation 27, « un poco vivace », dont le balancement à 6/8 s’appuie sur l’association 8’-2’, toujours agréable et enchaînée, dans le master qui nous est soumis, sur la variation 28 et ses trilles que brisent des triples soupirs… où se love une double. Cette paraphrase ose de nouvelles associations inattendues, en l’espèce un 16’ – 1’ en dialogue avec le cromorne. Réussir, par le choix des jeux, à raviver l’intérêt de l’écoute après une quarantaine de propositions n’est pas un mince exploit ! Dès lors, la variation 29 contraste par sa registration moins iconoclaste : un tutti accompagne cette pièce exigée « brillante », qui s’apparente presque, ainsi parée, à une toccata qui mixerait Pachelbel et Frescobaldi, le tout couronné d’un sol tenu pour faire apprécier la résonance de la cathédrale. La variation 30 reprend la même registration en l’enrichissant grâce au vrombissement de la pédale. L’aria da capo revient au calme des bourdons 8’. Brusque apaisement, comme si la complétude du discours avait épuisé ou, du moins, enserré la lave du thème liminaire dans le volcan que le compositeur lui a édifié.


La conclusion

Commençons le bilan de ce disque, à paraître le 3 janvier, par quatre réserves :

  • pas très fort en symbolique mathématique, on mentirait en prétendant avoir bien compris la logique présidant au choix des reprises selon le principe du miroir multiple, même s’il est difficile de blâmer l’interprète pour notre propre limitation ;
  • les sonorités de l’orgue moderne ici utilisées, si elles dessinent une palette d’une variété de couleurs remarquablement mises en valeur, secouent souvent – question d’habitudes esthétiques figeant nos préférences, nous n’en doutons pas, mais ne pas admettre ces sursauts récurrents eût été malhonnête, ce que nous essayons de ne pas être plus qu’il ne sied ;
  • précisément, la variété de ces sonorités, tout en agrémentant l’écoute et en renouvelant notre connaissance de ce tube du répertoire, pourra troubler celui qui chercherait une unité plus patente dans ces variations ;
  • enfin, l’on aurait aimé que, dans le livret pourtant copieux, l’interprète s’attardât plus longuement sur l’histoire, la pertinence musicologique et l’intérêt d’interpréter les Goldberg sur un orgue en général, façon Erik Feller, Jean Guillou ou Martin Schmeding, par ex., et sur celui de Toul en particulier.

Pourtant, une fois posés ces éléments pour partie purement – si la pureté existe – subjectifs, il faut saluer une proposition ambitieuse, singulière et solidement interprétée, que l’on conseille d’écouter pour ce qu’elle est : une proposition. Pas une version imaginée comme « définitive » ou « référentielle » par le musicien, oh non. Autant que nous en puissions juger, cette interprétation assume son caractère unique. Tout en respectant le texte, l’organiste en suggère une lecture toute personnelle. Quoique incarnées dans le corps polymorphe de l’orgue, ces trente-deux bribes sont, et c’est heureux, plus pensées que joliettes, et plus réfléchies que récitées. Pour ceux qui n’ont en tête que de sages versions au clavecin de l’œuvre, cette réalisation sera un premier choix complémentaire. En effet, elle ne bouleverse pas la discographie pléthorique des Goldberg. En un sens, elle fait mieux : à sa place, à la façon d’un aiguillon, le nouvel album de Pascal Vigneron houspille cette discographie, la dérange, l’empêche de ronronner dans la douce quiétude de ses p’tites manies, et rappelle que la musique d’antan peut parfois poser des questions actuelles auxquelles certains ont l’audace bienvenue d’apporter leurs réponses. Bref, une version curieuse pour curieux : on n’en attendait pas moins de Pascal Vigneron.