Les grands entretiens – La saga Orlando Bass, épisode 1

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Photo : Bertrand Ferrier

Entretien avec Orlando Bass : la saga
Épisode 1 – Qui êtes-vous, Orlando ?

 Lauréat du CNSM de Paris et de multiples concours internationaux, Orlando Bass cèle avec un flegme britannique sa fougue bien française. Ce claviériste polymorphe et compositeur en développement nous a accordé un entretien… sollicité après le choc éprouvé lors d’un concert où il n’était pourtant qu’un invité. Le jeune homme n’est pas qu’un interprète aux doigts et à la sensibilité exceptionnels : c’est aussi un musicien qui réfléchit avec profondeur, s’exprime avec humour et trace sa voie avec une apparente sérénité empreinte de gourmandise. Notre rencontre-fleuve est l’occasion d’une discussion sans tabou sur la musique, les musiciens, le métier d’artiste nowadays et l’art d’être vivant, voire soi-même, dans un monde où masques, médiocrités et taedium vitae semblent l’emporter. Bienvenue dans le cosmos si particulier et si stimulant d’un musicien exceptionnel que nous sommes fier d’avoir rencontré, et heureux d’avoir pu interroger. Aujourd’hui, nous pouvons enfin partager notre enthousiasme avec les lecteurs de ce p’tit site. Bonne curiosité à tous !

Orlando, comme quelques claviéristes, tu es une sorte de Janus. En plus d’être Britannique et Français, tu es pianiste et claveciniste ; tu es accompagnateur, improvisateur, compositeur – ta prochaine création parisienne, « Babillages », aura lieu le 4 juillet à la cathédrale des Arméniens
… oui, je sais qu’il faudrait que je finisse d’écrire cette œuvre (rires)

… tu es également arrangeur et directeur artistique, bref, j’ai deux questions et demie. Un, cette diversité était-elle envisagée – voire nécessaire – dès le début de ta carrière musicale ? Deux, pourquoi n’es-tu pas encore chef d’orchestre ? Deux et demie : pourquoi, comme tu l’as signalé à RTS, n’es-tu plus organiste ?
La polymorphie, ce n’est pas quelque chose que l’on choisit mais quelque chose qui, d’une certaine manière, vient à soi. Il est vrai que certains musiciens préfèrent se spécialiser à fond dans un domaine. Parmi les pianistes, par exemple, on peut choisir de pousser très loin l’étude du répertoire contemporain ou travailler autour de la transcription baroque, autour de Bach, Haendel et Rameau. L’on peut aussi choisir d’élargir au maximum le spectre d’activités, convaincu que chaque aspect du travail nourrit l’autre.

« Ma polymorphie est politique »

C’est donc ton « cas ».
Oui, ne pas me cantonner à un domaine exclusif a toujours été mon attitude. Pas uniquement en musique, d’ailleurs ! En fait, la musique est venue assez tard. Lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai poursuivi des études générales de chimie parallèlement au CNSM.

Encore ton côté Janus !
J’ai dû abandonner celui-là.

Manque de temps ou d’énergie ?
Pas forcément. C’est plutôt la complexité administrative qui m’a fait choisir entre les sciences et la musique.

Donc tu es devenu musicien à 100 %…
… mais ça n’a pas simplifié la chose ! À l’intérieur du domaine musical, il y a tant de possibles qui sont excitants et motivants que je suis très triste si je ne me consacre qu’à une activité, ne serait-ce qu’une seule semaine. En ce sens, multiplier les formes d’intervention musicale est une nécessité vitale, au grand dam de mes professeurs : tant pis ! Mais il n’y a pas que ça. Je crois que mon attitude ressortit aussi d’une certaine position politique qui fait écho au sujet de mon mémoire de master.

Tu as travaillé sur Michel Ciry.
J’ai travaillé sur cet artiste, et je continue d’étudier son œuvre. Il a eu une très belle carrière internationale en tant que peintre et graveur. C’était un artiste visuel fantastique ; et c’était aussi un compositeur, de 1938 à 1958, ainsi que l’auteur d’une quarantaine de livres. Dès lors, il a eu du mal à s’imposer comme artiste multiple car, sans cesse, on l’accusait de dispersion – reproche d’autant plus injuste que tout ce qu’il a produit est très fort et fascinant. Dans toutes les disciplines où il a exercé, il a excellé. Voilà donc un point qui m’exaspère : pourquoi refuser de comprendre que quelqu’un peut être doué dans plusieurs domaines ? Il faudrait choisir un petit créneau par convenance, afin de ne pas gêner autrui ? Eh bien, non !

La spécificité de ton travail sur Michel Ciry rend raison de cette diversité : en sus d’un « mémoire analytique », tu prépares aussi un enregistrement, comme pour mieux rendre raison de la multiplicité de ton objet d’étude.
Oui, d’autant que, si l’œuvre picturale de Michel Ciry est assez bien documentée, son œuvre musicale est encore très méconnue. Or, il a écrit des œuvres absolument merveilleuses, jouées et bien diffusées surtout hors de la France, notamment au début des années 1950. C’est d’autant plus déprimant de constater l’écho très faible que trouve aujourd’hui sa musique.

Où en es-tu de ton mémoire ?
J’ai bouclé une centaine de pages non analytiques. Désormais, je travaille aux deux centaines de pages d’analyse plus rigoureuse.

Et l’enregistrement ?
Je suis en négociation avec Naxos, pour une série de captations prévue à partir de 2020, en partenariat avec Stephen Paulello et avec les mécènes qui soutiennent le rayonnement de l’œuvre de Michel Ciry. Le premier volume serait consacré à la musique pour piano seul et aux compositions pour piano et violon ; les deux suivants au moins exposeraient les mélodies ; et après… on verra ! Il est certain que le travail de Michel Ciry ne peut pas être envisagé selon une fine tranche de son art. Lui-même insistait sur ce point : dans ses mémoires, il parle en substance de la flèche d’une cathédrale pointée vers le ciel, s’élevant brique par brique, gravillon par gravillon, tâchant de s’élancer le plus haut possible avec tous ses composants de nature différente qui, pourtant, s’assemblent en un seul édifice.

« A priori, la vie est longue ! »

Bref, Michel Ciry n’est pas qu’un objet d’étude : en quelque sorte, c’est un miroir de ton travail.
Absolument. À ceci près que je me concentre sur la musique, sous différents aspects…

… dont ne fait pas encore partie la direction d’orchestre, pointait ma question liminaire. C’est bizarre, car tu es musicien, musicologue, claveciniste – ce qui est la place du chef pour tout un pan du répertoire…
Ça viendra peut-être. Pour le coup, je pense que j’ai manqué de temps et d’occasions. J’ai beaucoup accompagné de classes de direction d’orchestre, mais je n’ai jamais suivi de cours spécifique moi-même. Je n’ai donc aucune technique !

Pas de technique, peut-être, mais des connaissances et une appétence.
Je crois que, pour les musiciens, les vies estudiantine et professionnelle sont très poreuses. Si je m’étais lancé plus tôt dans la direction, si j’avais eu l’opportunité de vrais cours, sérieux et clairs, dans ce domaine, il y aurait des chances pour que j’en fasse aujourd’hui, c’est certain. Mais je ne dis pas non pour le futur.

Tu ne serais pas le premier instrumentiste à te risquer à diriger sans avoir un joli diplôme t’y autorisant. Pierre Boulez, Antonio Pappano, Philippe Entremont – pour ne citer que quelques-uns – t’ont largement précédé !
Ce n’est pas une question de diplôme mais de confiance en soi. C’est un élément crucial dans la fonction de chef. Tu ne peux pas être chef si tu ne te sens pas légitime, si tu n’es pas certain d’être à ta place devant un orchestre. On dépasse le carapaçage mental : l’exercice exige des connaissances techniques auxquelles on peut se rattraper dans les moments de faiblesse.

Soit, nous patienterons quelques années que tu te légitimises ! Toutefois, avant de revenir à ce que tu es, clôturons les questions sur ce que tu n’es pas : pourquoi plus d’orgue ?
Ça, c’est le manque de temps ! Puis, j’ai une technique de pédalier assez nulle. À une époque, j’y arrivais ; mais j’ai réessayé l’autre jour – quelle catastrophe ! Il me faudrait prendre le temps de m’y remettre, et… Bon, peut-être, un jour : a priori, la vie est longue.

Cette perspective d’évolution diachronique fait écho à ton souci de ne jamais t’ensuquer dans les cases où l’on pourrait – où tu pourrais – te coincer…
Oui, les cases, certains trouvent que c’est rassurant. Moi, je trouve que c’est limitant.

Ton dernier concert limougeaud en date l’illustrait. Non seulement il proposait des airs d’opéra au piano seul (premier métissage), mais il associait des transcriptions de Liszt à tes improvisations – toujours ce désir de polymorphie…
En effet, c’était moitié-moitié. En fait, ce concert, c’est comme quand un musicien veut se décrire : il est bon qu’il peine à trouver une seule épithète. Dans l’idéal, et tant pis si cela paraît prétentieux, je crois qu’un musicien divers n’a pas besoin de cases. Il se définit par sa propre identité.

« En fait, je suis entre un pigeon et un colibri »

 D’où l’avantage d’avoir un nom, une étiquette, une marque peut-être, pour que les autres vous identifient ?
Pas du tout. L’identité, ce ne sont pas des patronymes, des substantifs, des adjectifs, des mots. L’identité, c’est ce qui nous construit et doit être difficile à mettre sur papier. Sur ce plan, l’un des modèles, c’est Leonard Bernstein. Pianiste remarquable, compositeur hors normes, chef, pédagogue, il ne s’est jamais limité. J’ai une même perception géopolitique de la situation : aujourd’hui, le concept de frontière a encore moins de sens qu’autrefois. On n’a plus besoin des clôtures qui empêchaient aux vaches du voisin de venir paître chez nous. Je milite pour une Europe aux frontières ouvertes, dans le sens où il existe des identités dont les frontières floues peuvent se fondre dans des zones de transition, idéales pour que les identités se mêlent les unes aux autres. Les temps doivent changer ! Il n’y a plus de barrière où, d’un côté, c’est tout blanc et, de l’autre, c’est tout noir. L’idée contraire est antinaturelle. En tout cas, ce besoin de fluidité me semble aussi valable sur le plan sociopolitique que sur le plan artistique.

Peut-être argues-tu ainsi parce que tu es toi-même métis. « Musicien français d’origine britannique », stipule ta biographie officielle, tu es parfois aussi décrit comme « un très jeune pianiste originaire du Limousin ». Et ce n’est pas tout : tu t’appelles Orlando, ce qui sonne peu français ; ton nom de famille est Bass – pas très hexagonal non plus : est-ce à dire que ta vie artistique traduit ton identité personnelle multiple ?
Je vais te répondre par la négative. Je ne suis ni l’un, ni l’autre, je suis les deux et je suis moi. J’ai deux passeports : un passeport français, un passeport britannique. J’ai les deux nationalités. Je parle les deux langues depuis le même âge. En moi, j’ai les deux cultures qui sont autant ancrées l’une que l’autre. Pourtant, en France, on me fait souvent comprendre que je ne suis pas totalement Français ; et vice versa en Angleterre. Ça marche aussi pour la musique : quand je suis entouré de clavecinistes, c’est très clair que je ne suis pas vraiment claveciniste ; et vice versa pour les pianistes.

Bref, tu es un mulâtre.
Exactement, et c’est très bien comme ça. On me laisse tranquille. C’est une situation trrrrès satisfaisante.

En quel sens ?
À partir du moment où tu décides de trouver ton identité propre, tu n’as pas besoin d’un groupe pour décider, à ta place, qui tu es. Les autres deviennent source de comparaison, pas d’assimilation. En d’autres termes, quand je vois ceux qui volettent autour de moi, je sais que je n’appartiens pas à cette espèce de pigeon, mais plutôt à une espèce hybride entre ce pigeon et telle espèce de colibri. S’identifier à un groupe précis, c’est vouloir se rassurer. Je le comprends, surtout dans le domaine artistique. Identifié, on se sent moins perdu dans un monde dont on peut quand même dire qu’il est assez difficile. Mais on se rassure au prix d’un mensonge à soi-même, j’en suis convaincu. Donc je préfère l’intranquillité de l’entre-deux à la sécurité d’une voie toute tracée.

Cette problématique de l’indécidabilité et du multiple se retrouve dans ton répertoire. Ainsi est trouvée la transition vers notre deuxième partie : que jouez-vous, Orlando ?


To be continued
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