Alain Fourchotte, “Cordes tressées” (Triton) – 4/4
Pour la dernière chronique relative au florilège consacré chez Triton à la musique de chambre d’Alain Fourchotte, maintenons notre conseil à tout auditeur souhaitant écouter Cordes tressées en général et le Freundlich trio en particulier : ne pas lire le livret. Le risque est grand d’apprendre que l’œuvre doit être comprise comme une “synthèse disjonctive de résonance” bien sûr “au sens deleuzien du terme” et avec les italiques qui soulignent la profondeur intense du propos. De quoi donner presque envie d’abandonner Alain Fourchotte pour écouter du Eddy de Pretto, c’est dire, ou quelque autre fabrication france-intéro-téléramique dont la nullité et le goût de plastique surcoté rassurent les benêts prompts à se satisfaire du rôle de yes-men que les incultes – avec ou sans cédille – bien-pensants aiment à leur assigner et qu’ils aiment eux-mêmes endosser afin d’éviter tout risque de dissonance, redoutable premier pas vers l’accusation de fascisme nauséabond rappelant les pires heures de notre Histoire, ouf. Alors, puisque nous refusons de cautionner l’irréalité sous des aspérités absentes et désenchantées de nos pensées iconoclastes et désoxydées par nos désirs excommuniés de la fatalité destituée et vice et versa, revenons de ce pas à la musique, pain spiritique plus accessible pour tous ceux que rend frileux la totale liberté de pensée cosmique censée nous conduire vers un nouvel âge réminiscent.
Le Freundlich trio est une vieille connaissance de Saskia Lethiec, à qui il était dédié dix-huit ans plus tôt. Elle l’aborde cette fois avec d’autres vieilles connaissances en compagnie desquelles elle a coutume de nous régaler. David Louwerse est au violoncelle, Jérôme Granjon au piano. Pas de préliminaire : l’action commence dès la première mesure du premier mouvement. Aux à-plats en clusters du piano répondent les thrènes tourmentés du violon et du violoncelle. La lenteur générale n’exclut pas une dynamique égrenée par cinq notes ruisselant partiellement de l’aigu du piano vers les archets. Le compositeur semble jouer de l’opposition entre une pulsion énergique et un plaisir contemplatif.
Soudain, au mitan, la stagnation apparente du propos se fissure comme si le précipité passait de la fluidité trouble à un état liquide parcouru par des caillots compacts.
- Les attaques synchrones,
- les explosions de pizzicati furieux au violoncelle,
- les suraigus sans concession du violon,
- les mouvements contradictoires des lignes de chaque intervenant et
- la profusion de dissonances rageuses
confrontent la pérennité du leitmotiv et les traits, d’abord au violon et au violoncelle puis au piano, figeant dans le mouvement (si) un dialogue à trois moins aussi amical qu’impossible.
Le deuxième mouvement paraît moins lent qu’exploratoire, au sens où il semble examiner la frontière entre
- intériorité et extériorisation,
- tourments et apaisements,
- réalité (figurée par les notes elles-mêmes) et transcendance ou projection onirique – si tant est que la distinction ait un sens – cette extension se manifestant par l’usage abondant des harmoniques.
La tension subséquente n’oppose pas mais tente de frotter entre eux
- percussivité du piano,
- tenues méditatives d’un violon volontiers suraigu et
- souffle quasi inaudible du violoncelle.
Manière de transe tressautante émane de cet alliage presque hypnotique en dépit des
- accords,
- notes répétées et
- trilles du piano dans l’aigu.
Tout se passe comme si Alain Fourchotte s’intéressait à ce qui intéresse souvent le plus écrivains et compositeurs : l’ineffable, ici évoqué par
- l’étouffement des marteaux du piano (même ce qui peut être dit n’est pas clairement formulé),
- la limitation des registres et des intensités (toute une partie de ce qui pourrait être dit – en l’espèce, les choses graves et fortes – n’est pas exprimable) et
- les longues tenues planantes des quatre-cordes (à quoi bon formuler des phrases musicales puisque l’essentiel restera tu, et non “resteras-tu”, ça n’aurait aucun sens ?).
Comme dans le premier mouvement, Alain Fourchotte renverse la table, cette fois au dernier tiers, en dessinant plus nettement les relations amicales évoquées par le titre. En effet, violon et violoncelle s’entrelacent tandis que le piano se concentre désormais dans l’ultragrave. Ainsi se laisse-t-on saisir par l’évocation d’une amitié
- asymétrique (deux des trois interlocuteurs semblant plus proches, au point que le violoncelle finit dans l’aigu, comme aspiré par la tessiture du violon),
- complémentaire (le piano reste calé sur le rythme de ses comparses) et
- mystérieuse (à l’instar du premier mouvement, ce segment intermédiaire s’achève dans
- le souffle,
- le moriendo et
- la résonance de la pédale),
loin de la gnangnantissime lapalissade du “parce que c’était lui, parce que c’était moi”. Le troisième mouvement secoue le cocotier.
- Glissendi,
- synchronisations retrouvées,
- bondissements et
- staccati
semblent explorer une autre facette, plus guillerette, de l’amitié. Les rôles
- s’échangent,
- se confondent,
- semblent se figer puis
- mutent.
Alain Fourchotte creuse particulièrement le rythme, à la fois
- mesure (régularité),
- pulsation (accents et répartitions des temps forts),
- surprises (contretemps),
- déformations (changements de métrique), et
- cohésion
- (parallélismes,
- ensembles percutants,
- entrelacements finement construits…)
qui, une fois installés, ont vocation à être
- secoués,
- décalés,
- questionnés
au nom
- du swing qui attise l’intérêt,
- du twist narratif qui le relance et
- du groove qui le pérennise au long du morceau.
Au final, peut-être nous sont ici racontées trois histoires d’amitié tressées comme des cordes, trois facettes d’un même sentiment porté par des interprètes
- précis,
- engagés et
- poètes.
Dans cette hypothèse se côtoieraient, mouvement après mouvement et presque geste après geste,
- la gourmandise des moments partagés qui n’exclut pas les tensions,
- la découverte, l’exploration et l’intériorisation des limites de ce qui peut être dit aux plus proches et compris par eux, ainsi que
- la joie d’être ensemble dans une même dynamique qui n’écrase pas les singularités de chacun.
Et peut-être cette exégèse de l’œuvre n’est-elle qu’une illusion fomentée et permise par son titre allemand. Acceptons-en l’augure avec tranquillité. Après tout, que la musique et même les sous-tendus du compositeur n’épuisent pas les rêveries de l’auditeur n’est sans doute pas la moindre qualité des quatre propositions chambristes d’Alain Fourchotte ici rassemblées !
Pour retrouver les épisodes précédents
Adagio e poi…
Espoirs pour violon et piano
Troisième quatuor à cordes