Anna Petrova, “Slavic Heart”, Solo Musica (2/2)

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Aujourd’hui, suite et fin de notre parcours dans le cœur slave. Après Alexandre Scriabine et Sergueï Rachmaninoff, une illustration et un bis sont au programme : Sergueï Prokofiev et Pancho Vladigerov complètent le récital d’Anna Petrova, fraîchement paru quoique enregistré trois ans et demi plus tôt.
La grande Sixième sonate en La op. 82 de Sergueï Prokofiev est l’une des trois sonates écrites pendant la guerre par le compositeur – l’interprète récuse toutefois cette contextualisation, qu’elle juge réductrice. Voyons si son interprétation lui donne raison.
L’Allegro moderato énonce d’emblée les trois tierces descendantes qui vont à l’évidence servir de leitmotiv. C’est rugueux, virulent, si virulent même que l’interprète choisit d’octavier le troisième accord de la troisième mesure, sans doute pour accentuer la répétitivité agressive de la partition.

  • Le swing enragé des contretemps,
  • la vigueur des échanges entre les deux mains,
  • la capacité d’associer
    • le fracas des marteaux et
    • le bondissement des mimines

remplit l’espace auditif avec une sûreté séduisante. La première rupture ouvre la voie à un passage tenté par le chromatisme et exploitant avec gouleyance une large partie des registres pianistiques. Comme épuisée, la phrase après la tempête devient moins pusillanime. Néanmoins, Anna Petrova en fait vivre la tension sous-jacente d’abord, et bientôt patente, portée par l’angoisse du chromatisme jamais satisfaisant. Des notes répétées, dans le grave, traduisent ce feu jamais éteint. La formule des tierces descendantes réapparaît, hâtant l’exacerbation du propos,

  • tantôt en doubles filantes,
  • tantôt en accords martelés,
  • tantôt en triolets,
  • tantôt en glissendi ou en trilles enflammés.

Les changements

  • de mesures,
  • de tempi,
  • de rythmes

s’accompagnent de leitmotiv recombinants comme des ADN dont

  • les notes répétées,
  • les tierces descendantes et
  • les harmonies chromatiques décomposées en guirlandes descendantes ou ascendantes,

qui habitent le mouvement jusqu’au martèlement martial qui oscille entre déflagration fortissimo et terribles échos infinis.
Le deuxième mouvement s’annonce

  • en Mi,
  • en Allegretto et
  • à deux temps.

Ce programme, ce sera pour les parties A de ce mouvement en forme ABA.  Dès la première partie A, on apprécie la subtilité du détaché et des attaques d’Anna Petrova, qui lui permet de nuancer un propos usant des notes répétitives pour mieux creuser les finesses de l’harmonie – comme s’il y avait, sous la surface étale d’une note identique, le grouillement intérieur qui fait, en réalité, palpiter, respirer donc s’épanouir cette itération. La vitalité volontiers hirsute de la pièce exige beaucoup de l’interprète – mais l’auditeur, lui, se réjouit de redécouvrir la mélodie escarpée surgissant çà puis là, dans un mood qui n’est pas sans évoquer le Chostakovitch façon Concerto pour piano et pouët-pouët. Le goût

  • de l’harmonie,
  • de la dissonance,
  • du travail sur l’ensemble des tessitures et
  • des leitmotivs (d’intervalle, de rythme ou de ligne mélodique)

séduit autant que la richesse des climats, avec

  • ruptures,
  • retours et
  • unité sous-jacente appuyée par le souci de lisibilité que déploie l’artiste,

souci épatant car il ne gomme rien du mystère enveloppant la partition.

 

 

Le troisième mouvement, en 9/8 et de forme ABA itou, se place sous l’égide d’un “tempo di valze lentissimo”. Il laisse subodorer une tonalité d’Ut qui vole vite en éclats. Moins que le swing de la valse, c’est cette incertitude tonale qui capte l’attention, se dissimulât-elle derrière des récurrences balisant l’écoute – l’artiste en rajoute même, qui change le deuxième accord de la main gauche, mesure 1, pour le rendre identique à celui de la mesure 13 où le même motif revient.
Les modulations en La bémol et en Ré sont pirouettées avec un joyeux mélange d’audace et fermeté. Un passage “un peu plus animé” en 3/4 oppose un sourd grondement à l’atmosphère méditative qui s’était imposée.

  • La sûreté du toucher,
  • la variété des nuances douces et
  • les qualités digitales de la pianiste

profitent à plein à un mouvement contrasté et joliment ressassant jusqu’à la résolution in extremis dans un unisson d’ut.
Comme il se doit, d’honneur, la sonate s’achève sur un quatrième mouvement vivace. Partant sur une base de la mineur, l’affaire s’emballe grâce

  • au moteur très “toccata” de la main droite,
  • aux questions-réponses des deux mains et
  • au jeu d’opposition sporadique entre le ternaire (à gauche) et le binaire (à droite).

Une généreuse pédale de sustain fait le liant sans rien retirer

  • à la puissance de la percussion,
  • au vertige de la vitesse, ni
  • à l’ivresse de la modulation.

La bascule en sol dièse mineur s’alimente au suc

  • des notes et accords répétés,
  • des changements brefs de mesure (des 3/4 déjouent la simplicité des 2/4) et
  • du recours à toute l’étendue du piano.

 

Aperçu du finale du Vivace de la Sixième sonate de Sergueï Prokofiev, feat. les fameuses tierces descendantes

 

Un demi-ton plus haut, le la mineur revient et finit par s’épuiser dans ses récurrences, au point de laisser l’avant-scène à un andante mystérieux où les tierces liminaires refont leur apparition. Le Vivace reprend alors du service dans le grave. Au grotesque qui s’était parfois faufilé se substitue ici le brillant sans merci. Mais un ralenti suggère qu’un autre monde est possible… sauf que les modulations le dégradent au point que le Vivace, têtu, refait surface, zébré par les tierces descendantes. L’opposition

  • ternaire (cette fois à droite) contre binaire,
  • hyperaigu contre ultragrave,
  • mouvements ascendants et descendants

conduisent la partition jusqu’à un échec vibrant de victoire. Si.

  • Le sérieux,
  • le volontarisme et
  • l’intuition poétique

d’Anna Petrova assurent à l’auditeur de jouir du volcanisme réfléchi qui pulse dans cette impressionnante composition.
Un bis de 2′ conclut le disque. Fondé sur un rythme de danse bulgare à neuf temps, ce “Mouvement rythmique” extrait des Aquarelles op. 60 de Pancho Vladigerov s’inscrit dans la veine d’une folk music frottée parfois de minimalisme survolté.

  • Énergique,
  • séduisante et
  • rebondissant sans cesse,

la pièce doit faire un gros effet en concert ; au disque, elle convainc en donnant un goût de live à ce gros programme.


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