Berthe Morisot, Musée d’Orsay, 17 septembre 2019 : épisode 1, “Les femmes”

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“Edma Pontillon” (1865), détail. Photo : Rozenn Douerin.

En apparence, l’exposition qui s’est achevée le 22 septembre au musée d’Orsay posait trois questions autour de Berthe Morisot – pas sur son art, plutôt sur son sexe :

  • en quoi Berthe Morisot l’artiste est-elle femme ?
  • Berthe Morisot est-elle une féministe ?
  • est-ce sa féminité qui a fait d’elle “une” génie, selon une terminologie fffatigante ?

Devant la problématique officielle de l’exposition, tout se passe comme si l’art devenait secondaire. Comme si la présence d’une bite ou d’un vagin chez l’artiste changeait l’appréciation que l’on en pouvait avoir. Comme si, en élargissant ce trou noir de la pensée artistique, parce que l’on s’entoure de musiciennes femelles, on devient une artiste engagée alors que si, dans le programme de festival que tu fomentes, on déniche 49 % de personnes du sexe, tu deviens un lepéniste haïssable souhaitant renvoyer la femme s’occuper exclusivement du ménage, non sans l’avoir d’abord recouverte jusqu’au chignon d’une toile de parasol sombre à peine pourvue d’un grillage devant les globes oculaires afin de lui permettre de langer le petit dernier sans en foutre partout.
Ainsi, l’art se devrait soumettre aux oukases des béni-oui-oui, garants moins de la bienséance que du conformisme, et ne se juger qu’à travers ce prisme réducteur, anachronique et totalitaire ? On va pas se mentir, mâme Chabot : tous ceux qui sont allés mendier des subventions ont balancé les inepties vomitives qui permettent aux grands de ce monde de justifier que l’on dépense du fric pour l’art, cet inutile (sauf pour profiter d’un bon coquetèle). Reste que, s’il s’inscrivait dans cette vulgate encore plus vulgaire que l’auteur de ces lignes, et c’est pas si facile, le visiteur d’Orsay ne devrait penser qu’à travers deux pistes.

  • Berthe Morisot est-elle moins connue que ses potes Manet-Monet-Degas-Pissarro-Renoir parce que c’était une femme ?
  • La défendre aujourd’hui, est-ce si féministe que cela, dans la mesure où elle se confine souvent à la représentation du portrait de la nature et de tableaux où, quand la famille assumée ne tient pas le premier plan, la femme est réduite aux tâches censées être devenues les plus avilissantes, telles que le soin des enfants ?

Une telle orientation n’aurait rien de stupide. En effet, c’est sur ces questionnements résolument gender, donc américains, que le musée d’Orsay et Sylvie Patry, commissaire de l’exposition, ont fomenté une exposition en collab’ avec les Américains – le Musée national des Beaux-arts du Québec, la Fondation Barnes de Philadelphie et le Dallas Museum of Art. L’immense succès de cette réunion de tableaux (aucune scénographie : les toiles sont juste mises à la suite, pas d’effort d’éclairage spécifique, obligation pour les visiteurs de changer de salle en revenant dans les collections permanentes, ce qui déconcentre et semble porter trace d’un doute certain quant à l’accueil de la présentation) démontre combien l’initiative était attendue par le public, et combien l’angle gnangnanto-schiappatique était ridicule, réducteur, consternant et mal-t-à-propos. Cependant, après avoir évacué la question en s’en gaussant car elle mérite force quolibets, reprenons-la et visitons l’exposition en la gardant en tête. Au fond, à travers la question anachronique du féminisme pointe celle de l’indépendance de tout humain ; et, derrière la question du statut de l’artiste-femme au dix-neuvième siècle perce l’interrogation insoluble de ce qui constitue la modernité d’une œuvre, nom contemporain de la “valeur” de l’art. Cette petite musique nous servira, on l’aura compris, de fil rouge et de problématique pour rendre compte d’une exposition majeure.

“Le Berceau” (1872). Photo : Rozenn Douerin.

Attaquons, (pistolet à) bille en tête, par le Berceau : peindre une femme qui veille sur son enfant, est-ce se soumettre au cliché de la femme enjoignant à celle-qui-peint de peindre une-femme-qui-fait-son-job-de femme ou, bien plus, est-ce, par l’art pictural de l’évocation, échapper à son propre statut contraignant de femme pour devenir artiste et faire échapper la quotidienneté du baby-sitting à sa vacuité atterrante ? À l’évidence, en peignant, Berthe Morisot s’émancipe du topos de la femme servante ; et en peignant son modèle, elle l’extrait symboliquement de la gangue de sa fonctionnalité. En témoignent ici trois indices.

  • Le jeu sur les transparences des tulles et rideaux plaide pour cette extrapolation en voilant-dévoilant.
  • L’importance du décor (les personnages occupent à peine un tiers de la toile) trahit l’opposition entre une posture sociale et la réalité des vivants.
  • La position des corps, sorte d’axe orthogonal abscisse-ordonnée, est adoucie par les mains de la mère, créant un va-et-vient entre l’enfant qui rêve (donc qu’elle fut) et la femme qu’elle est devenue.

“Les Sœurs” (détail). Photo : Rozenn Douerin.

Dans cette perspective, il est patent voire épatant – je sais, mais pas pu m’en empêcher – que la liberté, l’indépendance et la modernité n’ont pas forcément besoin de représentation littérale ou d’allégorie pour émoustiller une peinture. Berthe Morisot veille à extraire ses personnages de leur réalité imaginaire (au sens où leur réalité n’est, en somme, qu’une évocation picturale offerte à notre imagination). En clair ou presque, l’artiste montre des nénettes figées dans des intérieurs forcément clos ; et cependant, des indices picturaux traduisent l’incapacité du diktat social à contraindre entièrement les individus sous le poids des devoirs et de la contingence. Parmi ces indices de liberté-malgré-tout, citons :

  • la capacité à la rêverie qu’exprime le regard de moult modèles ;
  • l’imprécision volontaire de certains traits du visage, comme si le costume de la vraie vie laissait indécidable une partie de la personne ;
  • la présence d’échappatoires intellectuelles ou physiques (la lecture, la fenêtre…) ;
  • la présence d’œuvres d’art provoquant une mise en abyme du tableau.

Et, dans le coin de l’évasion, comme contemplant cette semi-échappée belle, flotte la signature de l’artiste.

Autre échappatoire aux limitations du vivant : la nature voire, parfois, le paysage urbain. Dans l’univers très socialisé que peint et dépeint Berthe Morisot, la nature semble jouer le rôle d’un personnage miroir tendu le long de nos vies. Son caractère souvent très policé (foin de sauvagerie ou de désordre, ici) renforce cet effet d’écho qui laisse imaginer que, loin de refléter l’humeur du modèle, elle dialogue avec les humains qui, eux, peinent à dialoguer entre eux sur les tableaux. Dans cette perspective, l’on constate que les paysages sont “dramatisés” selon deux axes..

  • D’une part, la nature peut, symboliquement, être un lieu de contemplation pour les femmes-censées-être-enfermées, ouvrant à la contemplatrice un espace infini au-delà de la clôture urbaine du monde.
  • D’autre part, grâce au renversement des postures, la nature – en tant que fiction peinte – peut montrer à son tour le mâle engoncé dans son rôle, en l’espèce celui de surveillant et d’observateur des femmes et des enfants, si tant est que la différence entre les seconds et les premières ait bien pénétré tous les cerveaux masculins.

Comme les curieux le constateront en agrandissant les photos de Rozenn Douerin ci-dessous, les différentes échappatoires peuvent se combiner pour donner, in fine, l’impression impressionniste d’une brèche dans la fatalité de l’existence humaine ou papillonnique, et poum.

Pour autant, rien de révolutionnaire dans le sujet. Sur les tableaux de Berthe Morisot, en extérieur comme en intérieur, les femmes s’occupent des enfants. Pastels et huiles présentent souvent des modèles féminins, familiers et familiaux avec des ports de tête inclinés vers le bas sous une ombrelle (le “Port de Lorient”), ou un attitude repliée sur soi-même. Or, en dépit de l’apparente convention des thèmes, Berthe Morisot excelle à rendre un sentiment étrange, sorte de médiane entre le taedium vitae et le fatumid est entre l’ennui d’une vie très cadrée et la soumission à cette destinée.
Dès lors, derrière une apparente répétitivité des sujets – en réalité grâce à elle –, le visiteur apprécie les variations proposées par l’artiste. Donnons-en trois exemples.

  • Les visages sont tantôt fouillés, tantôt esquissés (enfants des “Lilas à Maurecourt”).
  • Les drapés, voilages et textiles sont tantôt riches de traits, de plis, de jeux d’ombre, de motifs précis, tantôt ils ne sont qu’évoqués (robe de la gamine dans “Femme et enfant au balcon”) – seule la capacité à susciter sobrement l’impression d’un effet de réel compte alors.
  • La toile est saturée de peinture, tantôt fragmentée par un pan où ne demeure qu’un à-plat – vide propice à la liberté du spectateur et à la valorisation des autres pleins (quart supérieur gauche du “Portrait de Mme E. P.”).

Par le truchement d’une technique et d’un sens de la composition très sûrs, l’unité de l’œuvre, dont l’exposition met en évidence la solidité, subsume jusqu’aux apparentes mutations. Ainsi, même quand, surprise, un homme apparaît, il semble moins contempler le jardin que surveiller la femme et l’enfant qui passent (“En Angleterre”). De la sorte, l’extérieur, espace supposé de liberté, perd son univocité pour se teinter de la même sensation de captivité incomplète qui se déprend des intérieurs peints par Berthe Morisot.

En résumé, à ce stade, deux éléments sourdent de l’exposition :

  • la pression sociale, qui se manifeste par une similitude dans la représentation des femmes, mais ne parvient pas à brider totalement la pulsion de liberté ; et
  • l’ambiguïté de toute tentative d’échapper à cette pression, puisque même l’espace extérieur est grevé par le regard de l’homme et de l’invisible foule, les tâches (s’occuper des enfants) et les habitudes dont témoigne la répétitivité des postures.

“Sur l’herbe aka Sur la pelouse aka Dans le parc” (ca 1874), détail. Photo : Rozenn Douerin.

Par conséquent, il n’est pas illogique que le peintre s’intéresse singulièrement à la toilette comme moment d’intimité donc troisième stratégie de libération après, d’une part, les stratégies suggérées par les indices picturaux et, d’autre part, les stratégies liées à l’évasion provisoire et partielle des intérieurs. Toutefois, il appert que ce moment de solitude, consacré à l’hygiène ou à l’habillement, est davantage un seuil qu’un espace proprement dit “de liberté”. Le tableau lui-même en porte trace car il ne relève ni du portrait standard, ni du nu pur jus. En d’autres termes, Berthe Morisot semble chercher à saisir un entre-deux, un interstice, l’entrebâillement que doit passer l’individu intime pour devenir un individu social.
La psyché, dans l’ambivalence de ce terme associant miroir et esprit, devient logiquement un motif très travaillé par l’artiste, que rejoignent des thèmes chronologiques disant, eux aussi, l’importance du seuil.

  • Ainsi du “Lever”, fragment entre le monde du rêve et celui de la réalité ;
  • ainsi du “Modèle au repos”, éclat paradoxal entre le travail et le retour à soi – alors même que la pose du modèle, c’est quand elle se repose ;
  • ainsi de la “Femme se poudrant”, comme si elle revêtait le masque transformant sa personne en animal social ;
  • ainsi du “Nu de dos”, zébrant l’espace de grands traits de couleur comme pour mieux souligner le double sens d’un tableau (nu pas entièrement nu, montrant son corps sans le montrer, semblant saisi à sa toilette juste avant de redevenir socialement présentable), etc.

Dans ces tableaux, la femme ne se dévoile jamais ou, plutôt, quand elle se dévoile, c’est partiellement ; le reste du temps, elle se voile. En ce sens, les tableaux ici présentés ne sont ni féministes, ni féminins : ils dépassent, et c’est heureux, les piètres questions de genre afin de s’adresser aux deux sexes. Le peintre s’attache moins à croquer des femmes qu’à évoquer l’ambivalence des humains, sans distinction, dans la tripartition que la vie en collectivité tend à masquer à force d’habitude :

  • notre animalité (la toilette),
  • notre insaisissabilité (la part de rêve),
  • notre soumission aux codes sociaux – le moment où l’on s’habille, se maquille, se rend présentable “pour donner des choses une perspective un peu plus douce, un peu plus gaie, quoi, pas tout à fait fausse” comme le chante si bien Mama Béa Tekielski.

Une telle perspective implique que la peinture devienne un prisme réfléchissant. En moins pompeux,

  • la peinture est est un prisme dans la mesure où elle représente la réalité, à la manière d’un miroir subjectif et figé ; mais
  • elle fonctionne aussi comme un miroir réfléchissant le visiteur et le poussant à réfléchir pour prendre conscience de la dimension spectaculaire de sa vie.

Autrement dit, le soin apporté à la mise en scène, à la composition des tableaux, aux choix des techniques utilisées, aux formes d’évocation (traits, touches, à-plats, reliefs…) rappelle à nous qui contemplons le tableau combien nous sommes dépendants à la comédie humaine. Dès lors, les tableaux  suivants, autour des costumes et du spectacle, forment un pendant consubstantiel aux semi-nus tout juste évoqués. Ne serait-ce que pour créer un peu de suspense, nous les contemplerons prochainement dans un nouvel épisode, tadaaam.