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Jonathan Benichou-Rabinovitch, Mairie de Paris 8, 19 juin 2025 – 4/4

Jonathan Benichou-Rabinovitch dans les ors de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement de Paris, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après un récital plus dense que danse (Rameau, Liszt, Fauré, Greif), Jonathan Benichou-Rabinovitch a choisi de claquer le Deuxième concerto pour piano en sol mineur destiné (et non dédié, comme le suggéra l’artiste) par Camille Saint-Saëns à Arthur Rubinstein. C’est un tour de chauffe pour les prochains concerts prévus avec orchestre dans sa chère Moldavie. Ce 19 juin 2025, l’orchestre est remplacé par les dix doigts de Nathalia Romanenko, armés d’un piano droit (il existe aussi une transcription pour piano seul de Georges Bizet…). L’interprète présente le concerto comme une œuvre

  • « très classique,
  • très hybride,
  • très saint-saënsique ».

Elle se décapsule sur un solo virtuose quoique marqué « Andante sostenuto ». Derrière son aisance technique que l’instrumentiste a la délicatesse de ne jamais surligner par des postures ou des mimiques façon Stabylo mélodramatique, Jonathan Benichou-Rabinovitch communique son plaisir

  • de la fluidité digitale,
  • de la percussivité pianistique et
  • des effets d’attente (dont un délicat rubato).

Quand l’orchestre de Nathalia Romanenko entre en lice, c’est la douche froide. Non seulement les pianos ne sont pas accordés, mais ils ne sont pas non plus accordés entre eux.

  • Notes fausses,
  • mécanique perfectible,
  • dissonances entre les deux boîtes à marteaux :

l’effet cymbalum est hélas assuré, qui dénote un manque de considération choquant, sinon scandaleux, à l’endroit des musiciens comme des spectateurs. En dépit du brio du soliste et de son accompagnatrice, il faut un gros effort pour rester sur place et essayer d’imaginer ce que la chose pourrait donner si elle ne sonnait pas aussi faux. Alors, on tente de se concentrer sur la partition, à travers laquelle Camille Saint-Saëns semble dessiner un paysage

  • contrasté,
  • palpitant,
  • traversé
    • de foucades,
    • de cavalcades effrénées mais aussi
    • de plages de contemplation.

L’effort de synchronisation entre les deux musiciens porte des fruits savoureux. À la fin du premier mouvement, pas d’inquiétude : peu importent

  • octaves enchaînées,
  • palanquées de triples croches et
  • breaks en tout genre,

le soliste semble prêt pour son début d’été moldave ! Après les applauses de mélomanes peu au fait des usages ou dotés de cerveaux ensuqués par la touffeur, l’Allegro scherzando à 6/8 s’élance

  • sur un rythme dansant,
  • suivant une ligne virevoltante qui claque
  • au gré du fourmillement digital.

Bien que l’on soit passé de sol mineur à Mi bémol, la partition n’hésite pas à se voiler par moments, tamisant l’euphorie d’une gélatine plus sombre donnant de la profondeur au propos. Malgré la fausseté des instruments, l’on parvient presque à se réjouir

  • des beaux dialogues entre les deux pianos,
  • de la netteté des contours,
  • de l’art des mutations chromatiques et
  • de la science musicale qui donne un relief habilement contrasté aux moments intenses en
    • sonorité,
    • vitesse ou
    • demi-teinte.

Les musiciens ne jouent pas les notes, ils racontent

  • une histoire,
  • un espace,
  • un flux.

Entre

  • modulations,
  • changements de registres et
  • sursauts rythmiques groovy,

l’effet de séduction est assuré… même si les deux trentenaires évoqués dans la première partie de cette recension, ayant eu leur contant de selfies, en profitent (enfin !) pour s’enfuir pendant les applauses. Le presto en sol mineur, entre mesure à deux temps et à 12/8, précipite les pianistes dans une ferveur renouvelée.

  • Motorisme,
  • hâte sans précipitation,
  • variation des nuances et
  • dynamisme de l’écriture
    • (ornements,
    • rythmes pointés,
    • contretemps,
    • frottement entre binaire et ternaire…)

font tourbillonner les ors de la salle des mariages où se déroule le concert. Les interprètes savent aussi suspendre leur vol pour redécoller aussitôt après. Ce mouvement mouvementé (si, si) se transforme en houle, laissant déferler une série de grandes vagues contre la digue où elles éclatent en gouttelettes scintillantes. (Je sais, en écrivant ça, moi aussi, j’ai tiqué, mais, sur le moment, cette expression me paraissait claire comme de l’eau de roche, alors je la tente quand même.) Si l’on croit déceler subrepticement quelques menus décalages qui humanisent cette proposition, il n’y a certes pas de quoi érafler

  • le brio,
  • l’énergie et
  • la polychromie rutilante

des interprètes. Le récital, qui aurait pu s’arrêter avant le concerto, pourrait se briser après lui. Croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Il faudra bien un cinquième épisode à cette tétralogie pour en rendre compte. À suivre, donc !

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 16

Première de couverture (détail)


Le wokisme n’existe pas
, affirment ses adeptes. Force est de constater que les caractéristiques qui lui sont attribuées, évoquées au fil des quinze premières chroniques, se retrouvent cependant dans la tisane culturelle médiatisable. Ainsi, la danse subventionnée aime-t-elle à « brouiller les identités ». Dans Le Monde du 7 février 2025, par exemple, Rosita Boisseau s’extasiait p. 25 devant la chorégraphie de Marcos Morau pour le Ballet national d’Espagne. Dans ce flamenco woke,

toute l’imagerie et les accessoires sont là (…), mais redistribués selon les codes d’un flamenco queer, très présent sur les scènes contemporaines. Hommes et femmes échangent leur vestiaire. Les premiers vont torse nu et en jupons ; les secondes arborent des soutien-gorge et des shorts façon corset.

La littérature n’est pas en reste. Comme exemple de promotion éditoriale sur « Le marathon marketing des éditeurs » (in : Le Monde, 25 juin 2025, p. 19), Nicole Vulser choisit le speech de Natacha Appanah. Sur « la scène de l’amphithéâtre Émile-Boutmy du campus de Sciences Po, à Paris »,

l’écrivaine (sic) mauricienne évoque (…) le destin de femmes victimes de la violence des hommes, thème de son prochain roman.

Deux exemples qui reproduisent les hashtags culturels valorisants, exclusivement woke : le terme « queer » et l’interversion des genres d’un côté, de l’autre le florilège anti-hommes et vaguement décolonial chantant

  • la femme (racisée est un plus),
  • l’essentialisation victimaire des femmes en tant que collectif, et
  • la violence « systémique » des mâles cisgenres.

Malheureusement, il est difficile de confronter ce constat avec la fin de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif paru sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. La troisième partie du livre se concentre dans une dénonciation de l’islamisme qui n’est pas le sujet, puisque le wokisme a été présenté comme l’intersectionnalité, c’est-à-dire la convergence des luttes, aussi improbable soit-elle, entre islamistes, femmes, homosexuels, personnes victimes du post-colonialisme quoique venues chez l’ancien colon (ou le voisin d’anciens colons), tous victimes du Blanc cisgenre. Autant dire que le fil rouge est perdu au profit des imprécations contre

  • le frérisme,
  • le djihadisme et
  • la soumission craintive de la République face à ces dérives dégueulasses,

perspectives virtuellement intéressantes mais pas avec cette problématique, censée brasser plus large. Cela n’enlève rien à la pertinence de la dénonciation anti-hypocrite que plaque Florence Bergeaud-Blackler contre « le voilement » en rappelant que, peu importe le fichu ou le voile en lin de chez Mahmoud, ce « string du Maghreb » facétieusement pointé par Dieudonné M’Bala M’Bala lors d’un conseil de classe mémorable, « selon l’islam, une femme doit se couvrir le corps dans l’espace public ». En d’autres termes, « le contrôle de la libido des hommes se fait au moyen du retrait de la vie publique et collective de la féminité », même si le mécréant a du mal à comprendre en quoi le bâchage des cheveux est censé limité les érections.

 

 

L’auteur reconnaît que le bâchage est universel : sauf exception, on ne va pas à la piscine tout nu et tout bronzé. Mais l’acceptation d’une norme n’est pas synonyme d’inéquité : dans les lieux publics, comme l’homme, la femme couvre ses organes génitaux, c’est une convention. La purdah, elle, vise à frapper la femme pour parvenir à une « hallalisation de l’espace » (quand on voit la façon dont les rappeurs halal traitent les femmes dans leurs clips, on rigole jaune, mais bref). Pour l’auteur, le bâchage des personnes du beau sexe est un « élément du système-islam ».
En dépit de la compétence suffisante de l’auteur pour susciter la polémique autour de son dernier livre, on a un peu de mal à comprendre l’intérêt de telles vitupérations dans le cadre du recueil que nous croyions lire, mais peut-être comprendrons-nous mieux l’affaire dans un épisode qui pourrait bien être le dernier et qui est donc à suivre.

Trouver le bon prétexte

Jann Halexander le 23 novembre 2018 au théâtre-atelier du Verbe (Paris 14), pour « Afrikan Kabaret ». Photo : Bertrand Ferrier.

 

« Et pour le reste, il y a l’amour, je le cherche dans le moindre détour » chante parfois Jann Halexander. Polyamoureux et monogame à la fois, le chanteur a souvent placé, parmi les mots-clefs de son répertoire, la quête

  • de l’autre,
  • de son affection, mieux:
  • de son désir et, comme l’aurait stipulé avec grâce Catherine Ribeiro,
  • de son absence.

L’amour halexandérien aime à se raconter sur le fil de la déréliction. Il passe volontiers au feu

  • de la durée,
  • de l’effritement et
  • de la sépiaïsation (et hop).

Il lutte pour rester moins un fait établi qu’une pulsion luttant contre l’effacement dans les sables mouvants de Chronos ou les tourbillons de la vie. Aussi n’est-il pas illogique que, parmi les chansons les plus connues du chanteur, figure « Rester par habitude », entonnée tantôt à la librairie Publico, à l’occasion d’un concert associant fredonneries de

  • Catherine Ribeiro,
  • Mama Béa Tekielski et…
  • Jann Halexander.

 

Diane Dufresne, Théâtre de l’Atelier (Paris 18), 24 juin 2025 – 1/3

Scène du théâtre de l’Atelier (Paris 18), le 24 juin 2025 à 19 h 55. Photo : Bertrand Ferrier.


À quoi juge-t-on le succès d’un spectacle ? Si c’est au remplissage de la salle, le Concert causerie de Diane Dufresne, artiste que nous avons vue tardivement en concert

accompagnée par Olivier Godin au piano, est un échec cuisant : pour la première, le premier balcon est clairsemé, le second quasi vide – quelle idée de ne pas l’avoir fermé pour resserrer les spectateurs ! Si c’est au triomphe fait à l’artiste en entrée et en fin de bal, c’est une réussite. Certes, il existe moult autres critères complémentaires – la qualité de la prestation, sa capacité à saisir l’audience, son originalité et tutti quanti – mais, ainsi que chantait Wally, « tout est relatif, comm’ disait Einstein qui était relativement pas con ».
En dépit d’une assistance plus modeste que lors des derniers concerts parisiens de la diva, les murs tremblent quand la chanteuse habillée comme un sac, ambiance sportswear dégingandé et urbain avec tennis à paillettes. Elle chante « Il n’ y a pas de hasard », composé par Alexis Weissenberg et extrait de l’album bi-goût publié en 1997, où alternaient une chanson pianistique de haut vol et des titres d’esprit davantage poppinette. La chanson parle du manque, celui d’un être aimé ou d’un public chéri auquel elle est venue dire au revoir. La voix devenue grave est sûre, semble-t-il plus que l’interprète, émue et stressée (après le premier refrain, elle s’intime : « Respire, respire ! »).

 

 

Pourtant, Diane Dufresne refuse de considérer ce concert comme un adieu. Elle préfère insister sur son contenu (« une causerie en trois parties, avec des chansons aussi ») que sur sa résonance. la dame va donc lire mais prévient :

J’vous préviens, chus pô comique. En plus, je chante mieux que je n’parle. Vous allez voir, quand j’lis, je suis dyslexique. C’est pas grave, ça mettrô de la fantaisie.

La première partie, la plus longue, évoque sa jeunesse et son goût immédiat pour le théâtre où elle mettait en scène ses poupées parées des costumes cousus par maman Claire, la femme de papa Roger. Elle va au théâtre. Plus grande elle voudra devenir une Rockets. Elle s’inscrit à des cours de phonétique pour chanter. Donc elle chante, notamment son tube de l’époque, « Voulez-vous danser, grand-mère ? ». Mais « la vie, c’est aussi la mort de ma mère ». Le drame qu’elle ressent. Le rôle qui revient : rester à la maison pour s’occuper de son frère et de sa sœur puis, quand frère et sœur sont placés, s’occuper de la maison au profit d’une belle-mère ni aimante, ni aimée, arrivée deux ans après la mort de Claire. Partir, c’est mourir un peu, mais rester, ce serait mourir beaucoup. « Qu’est-ce que j’vais faire de ma vie ? » interroge l’ex-star de Starmania (on y reviendra), tandis que le piano fait allusion aux hauts et bas de « L’hôtesse de l’air », chanson de Luc Plamondon et François Cousineau qu’elle embouchera (la chanson, bien sûr) en 1975.

 

 

La voici auditionnée par André Gagnon, rejoignant bientôt les saltimbanques de l’époque, dont Claude Léveillée (le clavier Olivier Godin fredonne « Les pianos mécaniques ») et Renée Claude, faseyant de boîte à chansons en boîte à chansons.
Des figures apparaissent comme cette patronne de cabaret connue comme « la mère supérieure », qui avait joué dans La Fille du puisatier de Marcel Pagnol. Des coups de booster éclairent cette période pleine d’espoirs, notamment la première partie de Guy Béart, et les rencontres avec Luc Plamondon, Charles Aznavour et son prof de chant, frère Jean Lumière. Diane prend des cours de théâtre, bouffe des fables de Jean de La Fontaine pour perdre son accent, joue les soubrettes chez Molière, se remet à faire le tour des cabarets de la Rive gauche (le piano évoque « Ma plus belle histoire d’amour », chanson d’amour au public adressable à un homme, comme le liminaire « Il n’y a pas de hasard »). C’est la galère, le stress, le trou – qui se révèlera non éliminatoire – dans la première chanson lors d’une audition. C’est aussi l’apprentissage du métier à l’Écluse où il fallait chanter devant 80 personnes sans micro, mais aussi dans les autres lieux vedettes de l’époque, telle L’Échelle de Jacob. En bande-son, « Jack Monoloy » de Gilles Vigneault côtoie l’amour de la neige de Claude Léveillée.
Il y a même des propositions inespérées (en fait super espérées), comme celle que Jacques Canetti, le plus gros producteur de chansons de l’époque, fait à Diane Dufresne… et qu’elle balaye d’un revers de main. Motif : conditions inacceptables. Et la chanson s’interpole avec le récit, dont le premier couplet des « Moulins de mon cœur » musiqués par Michel Legrand sur une adaptation textuelle d’Eddy Marnay, ici chantés a capella. En 1967, Diane retourne à Montréal. Se retrouve à chanter dans des clubs cheap. A son petit succès grâce à ses covers de Michel Legrand et Gilbert Bécaud, entrecoupées de compliments très artistiques du public saoul (« Et maintenant, que vais-je faire ? / Oh que t’es belle ! »). Navigue entre revue musicale et bande originale de film – c’est d’ailleurs grâce à L’Initiation, un film de Denis Héroux dont elle chante la bande-son, en l’espèce « Un jour, il viendra, mon amour » de Marcel Lefèvre et François Cousineau, qu’elle obtient son premier succès discographique, dans un arrangement d’Yves Lapierre.

 

 

La chanteuse qui commence à compter mais se sent à l’étroit dans les chansons bien sous tous rapports va admirer Janis Joplin en live et reconnaît qu’elle est lasse des ballades auxquelles elle a l’air de bien coller. Pour la deuxième fois, après celle où elle a envoyé chier Jacques Canetti, Diane se remémore un moment où elle a mis en balance la réussite tracée et l’intégrité de l’artiste, à la fois esthétique, humaine et, c’est essentiel dans tous les business, pécuniaire.
C’est touchant car cela rejoint chacun dans sa propre expérience de la lutte entre aspiration, d’une part, et, d’autre part, ce que l’on pourra appeler réalisme ou pragmatisme. En l’espèce, la dame « a besoin de crier son existence » et le clame : « J’veux pô chanter seulement pour chanter », ce qu’avaient bien compris Luc Plamondon et François Cousineau. L’heure est venue de l’album choc, de l’album manifeste, de la première véritable secousse Dufresne. On est en 1972, et Tiens-toé ben, j’arrive ! avec « La chanteuse straight«  citée à l’instant n’est qu’une prévisualisation de la menace Diane, résumée dans la vidéo ci-d’sous.

 

 

Ceux qui la trouvent désormais trop wild ou trop weird, « qu’ils s’mett’ d’la ouatte [ou des watts ?] dans les oreilles ». La dame a trouvé sa voix, avec ou sans son sparadrap qu’est l’homme de sa vie, mais jamais sans son public. Et la diva de conclure cette première partie avec « Que », l’une des belles chansons pop du disque déflagrant de 1997, où « Rien n’est impossible / Je veux bien y croire pour des années », ce qui limite l’éternité à l’échelle humaine, donc la rend accessible aux Terriens.
Le piano d’Olivier Godin est sans doute trop sage pour échapper au ploum-ploumisme, mais il est patent (en trois mots) que ce très bon accompagnateur cherche à rendre l’opposition entre l’esprit foufou de Weissenberg, qui embrasait l’album, et la platitude diaboliquement efficiente de Marie Bernard, compositrice du titre, qui accessibilisait – et hop – la dernière session studio marquante de Diane Dufresne. Reste que

  • la saisissante émotion suscitée par les paroles de l’interprète
  • leur incarnation et
  • la puissance de la présence de l’artiste

démontrent une science époustouflante de la scène, et donnent hâte de connaître la suite – qui sera révélée, tadaaam, dans une prochaine notule inch’Allalalalalalah.

Jonathan Benichou-Rabinovitch, Mairie de Paris 8, 19 juin 2025 – 3/4

Salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement parisien, le 19 juin 2025, juste avant le concert. Photo : Jonathan Benichou-Rabinovitch (via FB).

 

Au cours d’un récital, les prises de parole de Jonathan Benichou-Rabinovitch sont toujours empreintes

  • d’intériorité,
  • d’intensité et
  • de cette rare tentation du pas de côté

pour énoncer et mesurer la portée de ce qui est énoncé. Gabriel Fauré était d’une race différente. En 1894, celui qui est rarement dépeint comme un boute-en-train infatué écrivait pourtant, après avoir composé son sixième nocturne : « La musique moderne de piano un peu intéressante est rarissime », ce qui rappelle à quel point la prétention, même cachée, est importante pour oser composer. Le pianiste du soir étant compositeur, il doit vivre avec cette tension entre

  • la nécessité d’écrire,
  • le refus de se laisser aller au contentement de soi, et
  • l’hybris qui préside à toute écriture,
    • au début,
    • à la fin ou
    • après la fin, devant le public, quel qu’il soit.

L’interprète-créateur qui s’apprête à claquer une pièce pianistique majeure de celui qui ne fut point QUE le compositeur du Requiem ou du Cantique de Jean Racine (en Ré bémol, franchement, ça t’aurait coûté quoi de l’écrire un demi-ton en-dessous ? la crédibilité, c’est la lourdeur de l’armature, tu crois ?) présente la composition en attente comme « une des œuvres

  • les plus mûres,
  • les plus sereines et
  • les plus sages »

du zozo. Il l’envisage comme la traversée d’un tunnel. Dès qu’il engage le voyage, il pose sans poser. Il pose

  • les phrasés,
  • les nuances,
  • le débit.

L’interprète

  • adopte un tempo mesuré,
  • se laisse la liberté de respirer, et
  • utilise l’accent pour aérer la mesure

sans précipiter un ton rugueux contre un son étouffé, comme s’il souhaitait préserver le fantasme que suscite l’idée de « nocturne ». Or, même si l’atmosphère peut sembler nocturne, on sent chez Jonathan Benichou-Rabinovitch une volonté

  • de clarté dans l’énonciation,
  • de caractérisation dans l’exposé des différents registres et
  • d’agencement dans le spectre chromatique.

Pas hypersensible à cet effort, la nana devant nous essaye de s’occuper. Elle

  • bisoute avec insistance la manche du compagnon qui, clairement, l’a traînée ici,
  • s’évente bruyamment avec son programme A4,
  • scrolle le fil de sa discussion WhatsApp et
  • entreprend de photographier son choupinou qui peine à masquer son escagassement (mais la nana a des nichons et semble amoureuse, alors bon).

Heureusement indifférent à ces embrouillaminis de lovers pas égaux devant Fauré, l’interprète s’ancre dans une poésie non pas de l’éthéré mais

  • du questionnement,
  • de l’expectative et
  • du doute,

proposant ainsi une version intense donc intensément énigmatique. Apparemment soucieux de contraste, le pianiste frictionne le nocturne au Rondo de la 42nd Street d’Olivier Greif, joué récemment lors du concert-évenement donné collectivement en hommage au compositeur. Il le caractérise en trois points :

  • c’est une composition de jeunesse qui
  • s’inspire de l’esprit jazz de Broadway et
  • virevolte autour du standard que cite son titre.

Ce soir-là, le rondo a des airs de danse de Saint-Guy.

  • Le rythme est effréné ;
  • l’urgence frôle la précipitation ;
  • l’empressement ne cesse de s’emballer.

Jonathan Benichou-Rabinovitch a envie d’en découdre. Ce halètement est idéal pour contraster avec le second motif, plus

  • retenu,
  • grave et
  • hésitant.

Le spectateur est scotché par la puissance avec laquelle l’énergumène réussit à projeter la musicalité spécifique à chaque compositeur dont il interpole les œuvres. Pour ce monument virtuose d’Olivier Greif, il parcourt avec

  • aisance,
  • urgence et
  • vertige

les lignes de crête d’une partition aussi sèchement découpée qu’une falaise atlantique. Chemin faisant, l’interprète révèle la plasticité du temps musical.

  • Le tempo tournoie,
  • la mesure se métamorphose,
  • le discours se suspend puis s’accélère.

Ça étincelle mais, dans ces escarbilles, il n’y a pas que du brillant. Le pianiste fait ressentir d’autres émotions, dans ce souvenir paradisiaque.

  • Ici point une mélancolie,
  • çà une hésitation,
  • là un regret.

Jonathan Benichou-Rabinovitch a la grâce des musiciens qui

  • n’ont pas peur de la contradiction,
  • veulent renverser l’univocité, et, alléluia,
  • ne croient pas à une exégèse marmoréenne.

Or, alors que le concert aurait pu briser là, voilà que nous attend le Deuxième concerto de Camille Saint-Saëns, version deux pianos. Après les hourrah, une pause s’impose pour l’interprète-régisseur et ses spectateurs, ne serait-ce que pour attiser la hâte d’ouïr ce qui se fomente et dont nous rendrons compte dans une prochaine et dernière notule sur ce concert. À suivre !

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 15

Première de couverture (détail)

 

Le wokisme n’est pas qu’un prisme sociopolitique, c’est aussi une hiérarchie culturelle qui détermine l’intérêt d’un objet – artistique mais pas que – en fonction de sa wokocompatibilité. L’illustre, à titre d’exemple, la dernière page du Monde des livres du 20 juin 2025, consacrée au Pain des Français de Xavier Le Clerc, né Hamid Aït-Taleb – quelques pages plus tôt, on avait pu se déconstruire notamment grâce à l’évocation d’une Histoire (dé)coloniale de la philosophie française, parue aux PUF comme pour expier Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii.
Si l’utilisation d’un pseudonyme n’a rien de woke en soi, elle s’inscrit ici dans une logique de transidentité dont la suite de l’histoire va révéler les tenants et les aboutissants. Première thématique chère au wokisme : l’identité n’existe pas, dans la mesure où elle est centrée sur l’image du Blanc cisgenre, étalon qu’il est urgent de déconstruire. Le Pain des Français s’intéresse aux « plaies laissées par la colonisation ». Deuxième connexion avec la wokocompatibilité : la dénonciation des travers de la colonisation. L’auteur explique que, pour lui, la langue est une « manière de renverser le jeu de la domination ». Troisième item wokocompatible : la revendication d’une auto-victimisation, fondée ou non, considérant que j’appartiens à une communauté dominée par un système post-colonial, raciste ou mysogine ou transphobe ou tout cela à la fois. L’auteur explique son succès dans les ressources humaines du luxe par son changement de nom : en devenant Xavier Le Clerc, Hamid Aït-Taïeb a pu « mettre un terme à la soumission et au rejet auxquels mes origines [l]’assignaient ». Quatrième posture wokocompatible : la désignation des bourreaux, les Blancs, ces racistes systémiques, selon l’idiolecte woke.
Xavier-Hamid a aussi souffert d’un « coming-out douloureux » quand il est sorti « du placard » en affichant son homosexualité. Cinquième point wokocompatible : le problème est le mâle blanc hétérosexuel, homophobe par définition. L’auteur raconte avoir été rabroué par un boulanger qui « refuse de servir le pain des Français aux bougnoules ». Sixième point wokocompatible : pour un wokoconvaincu, il existe une part de racisme inconscient dont le racisme explicite est la partie émergée. Enfin, Xavier-Hamid est « de nationalité algérienne, française et britannique », ce qui est un septième point wokocompatible : il n’y a pas d’identité nationale, le récit mondialiste doit remplacer le narratif centré sur un pays en posant que chacun est, par essence, citoyen du monde. Avec de tels atouts, Xavier Le Clerc ne peut être qu’une égérie des critiques wokosensibles puisque « chaque étape de sa vie est une démarche d’émancipation (…) de toutes les injonctions identitaires et de toutes les discriminations », explique Virginie François.
Or, le wokisme suppose l’effacement des identités individuelle et collective au profit d’une identité communautaire. Dès lors, son examen doit passer par l’étude d’identités communautaires. Aussi Tarik Yidiz se propose-t-il d’enquêter sur les liens entre « identité, délinquance et radicalisme islamiste » en partant d’un double principe : l’islamisme radical

  • prospère sur le « vide idéologique et identitaire », et
  • se développe dans « une forme de continuum avec la petite délinquance ».

Depuis les années 1960, observe le sociologue, la fatalité de la tradition familiale est devenue relative : « Le fils du cordonnier n’est plus forcément celui qui deviendra lui-même cordonnier. » En conséquence, « ma place n’étant plus établie, je dois me construire ». Le projet peut être éreintant, voire susciter un « épuisement à devenir soi-même » susceptible de « trouver une réponse avec le fait religieux ».
Face à ce problème, le takfirisme peut être une solution puisque, comme la scientologie, ce courant de l’islam se veut « totalisant », avec « une réponse à chaque question pouvant se poser dans la vie quotidienne ». Face au désenchantement du monde webérien se profilerait ainsi une restructuration de soi par l’ultrareligiosité comme antidote au « vide idéologique et à la liberté individuelle ». Dans les faits,

la manière de vivre sa religion constitue une modalité d’action qui se structure dans le rapport à une société en constante évolution.

L’islam confirme le rôle de la religion comme « régulateur social ». Aux ex-petits délinquants, sa version rigoriste, exclusiviste voire, à l’extrémité de l’extrême, djihadiste, donne parfois l’illusion de constituer une structure solide pour construire une « contre-société, plus pure, loin des déviances mécréantes ». La voie peut paraître « valorisante pour des individus sans repères ». Certes, « tous les individus se réclamant » d’une telle obédience « ne basculent pas dans le terrorisme », mais « l’inverse se vérifie quasiment systématiquement ».
Au final, l’article de Tarik Yidiz ne parle absolument pas du wokisme, à moins que l’on ne considère l’évocation sommaire du rôle de l’islam (pourquoi juste l’islam ?) dans notre société comme un exemple communautariste – et encore, il est ici peu question de communauté. Sans doute ce papier peut-il être perçu comme un nouvel exemple du manque de cohérence dont pâtit la direction de cet ouvrage collectif. L’ouvrage chapeauté par Emmanuelle Hénin et alii semble se perdre loin du sujet qu’il est censé traiter. Dans une prochaine notule, nous vérifierons si nos craintes sont fondées avec l’article de Florence Bergeaud-Blackler sur « le voilement ». À suivre !

Une règle de trois

Le 14 juin 2025, en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est un détail orthographique qui ne s’entend pas : les chrétiens sont baptisés « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (sans virgule), et non « aux noms » de ceux-ci car, stipule l’article 233 du Catéchisme de l’Église catholique (Mame/Plon, 1992, p. 59) dans un concours de majuscules,

il n’y a qu’un seul Dieu, le Père Tout-Puissant et son Fils unique et l’Esprit Saint : la Très Sainte Trinité.

L’improvisation du samedi soir où ce trinôme était célébré travaillait donc

  • autour du chiffre 3 (si le motif principal s’étend sur sept notes, autre chiffre symbolique de la perfection, le « 3 » guide
    • les intervalles principaux de résolution,
    • la prééminence d’un rythme ternaire,
    • le nombre de voix et
    • la construction de l’improvisation),
  • autour de l’émergence du dogme quand Jésus le révèle à ses disciples, et
  • autour du mystère de cette unité tripartite, via le dialogue entre
    • dissonances (multiplicité) et consonances (unité),
    • contrastes (multiplicité) et stagnations (unité),
    • discontinuités thématiques ou chromatiques (multiplicité) et itération d’un motif obsessionnel (unité).

La coda fond ces dialogues au creuset de la majesté organistique. Résultat ci-d’sous !

Katrin’ Waldteufel, PIC (Ivry-sur-Seine), 20 juin 2025 – 2/2

Katrin’ Waldteufel au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.


Visiblement pas du genre à se laisser mener par le bout de l’âme, Katrin’ Waldteufel n’en est pas moins ouverte aux amours de hasard et, en particulier, aux transports en commun. Aussi évoque-t-elle en chantant l’histoire de « 2 passagers voiture 12 » qui se frôlent, sortent de leurs bulles et s’en forgent une nouvelle, une qui donne le smile, « un 28 avril vers Mulhouse », avant d’entamer « un nouveau voyage ». Ainsi le spectateur est-il invité à voguer sur les flots intranquilles du répertoire de la chanteuse. Tantôt, l’eau est étale et clapotante ; tantôt, elle se cabre et tempête ; tantôt, elle scintille et se laisse éclabousser par le soleil… puis retourne dans une horizontalité attentive au prochain frémissement.
Le sursaut suivant est né d’une conversation avec Anne Sylvestre où celle-ci avouait « ne plus pouvoir pleurer » (ce qu’elle avait déjà chanté de longue date dans « Un mur pour pleurer »). La chanson sortie de cette faille se love dans une ambiance méditative, intérieure, interrogeant les « silences assourdissants » dans le mystère des harmoniques du violoncelle, avant de prendre le taureau par les cornes en se promettant de mettre « tout sur la table, et c’qui s’pass’ra, on verra bien ». La chanson terminée, Katrin’ Waldteufel s’étonne doublement : « J’en reviens pas ! Y a plein de gens comme Anne Sylvestre ! Y a plein de gens pas comme moi ! » De cette révélation jaillit son tout premier tube qui « n’a pas pris une ride, comme moi ». S’agaçant façon reine du bistro comme sa consœur s’agaçait façon reine du créneau, la chanteuse rappe avec son public cette vérité en béton verdoyant : « Y a pas qu’les tilleuls qui mentent ! »
À l’occasion d’une hydratation express, l’artiste transforme le vert en verre, et même en bouteille en reprenant « Le temps de finir la bouteille », un hymne imparable et poignant du duo Leprest + Didier, ce qui lui vaut de se faire admonester par une voix émergeant des haut-parleurs : pourquoi reprendre ce classique ? Comme stimulée par cette interrogation, Katrin’ Waldteufel décide d’enfoncer le coin, en hommage à son grand-père. La voici, armée de son violoncelle, affrontant les « Strophes pour se souvenir » de Louis Aragon que Léo Ferré a transformé en « Affiche rouge ». L’effet est saisissant, l’interprète réussissant à éviter le surinvestissement de la scie pour l’investir à sa façon, entre

  • vibrato et droiture,
  • gravité et émotion,
  • profondeur et sensibilité.

 

Martial Bort au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.


Ce lamento sur la perte est judicieusement tuilé avec « Je ne veux pas te perdre », comme s’il s’agissait de la réponse de l’épouse au futur mort du poème. On apprécie l’habileté dans le maniement du spectre des émotions, faisant résonner l’Histoire collective à travers l’histoire individuelle. Le retour de Martial Bort décrispe la tension à travers une fredonnerie insouciante sur les vacances, rappelant que, « partir loin, c’est pas obligé » car les vacances restent « ce qu’on en fait ». Cette idée du choix et de la relative liberté qu’il incarne ruisselle sur la chanson suivante où un violoncelle percussif fraye entre

  • reggae,
  • slam et
  • rap

pour clamer :

Quoi que tu dis’, quoi que tu fasses,
personn’ ne vivra ta vie à ta place.

Évidemment, pas question de laisser filer les deux compères de scène après la dernière chanson. La salle surchauffée exige ses bis, et pas par simple politesse de cabaret. Sans doute le relâchement d’après le tour de chant principal conduit-il Katrin’ Waldteufel à arrêter le premier rappel quand elle constate qu’elle patauge. Dommage, car le texte expliquant que tout le monde est « la vague », éventuellement d’amour, n’est pas la chips la plus croustillante du paquet. Cependant, pour aider ses fervents spectateurs à revenir au calme de leur autre vraie vie, celle où ils ne sont pas à ce genre de spectacle, Cello Woman propose une berceuse affirmant qu’

il est temps d’aller se coucher.
Dehors, la Lune est sortie.
Les étoil’ se sont amourachées.
La Lune joue pizzicati.

 

Katrin’ Waldteufel et Martial Bort au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.


Avant de renvoyer tout le monde au dodo, Katrin’ Waldteufel offrira une resucée électrique de « Personn’ ne vivra ta vie à ta place », ce qui lui vaut le triomphe escompté après un spectacle

  • singulier,
  • finaud,
  • roboratif et
  • troussé avec grâce.

Jonathan Benichou-Rabinovitch, Mairie de Paris 8, 19 juin 2025 – 2/4

Lustre de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement parisien, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

« Après une lecture de Dante » alors que l’on vient d’entendre du Rameau, est-ce bien raisonnable ? Dans la touffeur de juin, nul doute que Jonathan Benichou-Rabinovitch n’a cure des bienséances compassées. Il vient, il crée, il pose, grand bien fasse à ceux qui ne le suivent pas. Il a, plus que son intégrité, sa vision artistique. En dépit de sa présentation très intériorisée, il ne veut pas de spectateurs timorés. Son discours incite à jouir

  • des abymes,
  • des contrastes d’éclairage,
  • du goût lisztien pour la narrativité,
  • de l’inclination du compositeur pour les foucades de la fantaisie plutôt qu’aux contraintes contrites de la quasi sonate.

La proposition saisit. On goûte la gestion

  • du temps
    • (régulier,
    • suspendu,
    • bousculé),
  • des décibels
    • (ampleur spectrale des nuances,
    • confrontations brutales,
    • progressions maîtrisées), et
  • des couleurs
    • (dramatiques,
    • lyriques,
    • stroboscopiques).

Après Rameau, c’est ultra-efficace, d’autant que Jonathan Benichou-Rabinovitch ne joue pas un Liszt de concours. En effet,

  • pas d’effets wow, malgré la virtuosité patente,
  • pas de « t’as vu c’que je sais faire » en dépit du défi technique,
  • pas de côté joueur de bonneteau, à base de  : « Regarde mes mains, tu les vois, tu les vois plus, tu les revois, hop, elles ne sont plus ici, tiens, elles sont là ».

Son Franz L. est

  • moins écorché vif ou démonstratif qu’ultra expressif,
  • moins à fleur de peau qu’enserré puissamment dans une intimité tourmentée,
  • moins pyrotechnique qu’électrique au sens où il est secoué d’éruptions énergisantes et que l’on pressent néanmoins dangereuses.

On fantasme ou devine un long compagnonnage de l’interprète avec la partition tant l’exécution se plaît à révéler certains plis secrets de l’œuvre

  • (valorisation d’une note en particulier,
  • choix d’un tempo,
  • caractérisation de l’atmosphère par l’usage généreux ou resserré de la pédalisation…).

Cette approche conduit le pianiste à presque gommer l’aspect acrobatique et show-off consubstantiel des grandes pièces lisztiennes. Le résultat est une fantaisie qui se défend de toute tentation rhapsodique :

  • les contrastes n’estompent pas la ligne directrice,
  • la variété des motifs tourbillonne autour d’une unité narrative,
  • les mutations thymiques laissent apparaître une unité d’intention.

L’œuvre y gagne en intériorité ce qu’elle perd en explosivité, trouvant un juste équilibre entre les similitudes avec la forme sonate et le tumulte bouillonnant de la fantaisie profondément impétueuse. Aussi y puise-t-on

  • de la musique plus que des sons,
  • de l’intensité plus que du spectaculaire,
  • des respirations plus que du silence, et
  • de remarquables entre-deux
    • (tuilage,
    • coupure,
    • étincelles du changement),

dont la maîtrise est essentielle pour faire sonner cette partition. En somme, Jonathan Benichou-Rabinovitch claque une proposition

  • remarquable,
  • intelligente et (néanmoins)
  • fort sapide,

qui renvoie aux oubliettes certaines versions plus ancrées dans les stéréotypes censés « faire Liszt ». Comment le sixième nocturne de Gabriel Fauré va-t-il résonner après la fougue lisztienne ? Voyons cela dans une prochaine notule, voulez-vous ? À suivre, donc !

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 14

Première de couverture (détail)

 

Le wokisme ne se contente pas de dénoncer la domination du mâle cisgenre blanc pour la « déconstruire » et obtenir des sous pour sa paroisse. Il construit aussi un pôle du Bien, qui s’attache à valoriser ce qui se distingue ou subvertit

  • des valeurs,
  • des codes ou
  • des références

de l’Ennemi. Dans son compte-rendu – publié dans Le Monde, 22-23 juin 2025, p. 25 – du concert donné (contre 60 à 277 €) par Beyoncé au Stade de France, le 19 juin 2025, Stéphane Davet développait clairement une hiérarchisation culturelle de la construction associée à la déconstruction suivant trois axes.

  • Tout ce qui est lié à la culture occidentale blanche doit être honni ;
  • tout ce qui est lié aux cultures africaines et, si possible (mais l’union des deux n’est pas si facile) homosexuelles est bel et bon ;
  • si ce qu’il reste de la culture occidentale peut être subverti par ces nouvelles valeurs, le résultat n’en est que meilleur.

Ainsi, le public francilien, profitant de ce que le dernier disque en date de la vedette est countrysant, s’est rendu au concert avec « Stetson et santiags » mais « avec ce qu’il faut de paillettes, de détournements afro et queer pour coller au message porté par Cowboy Carter ». Ce disque a permis à Beyoncé de devenir « la première artiste afro-américaine [surtout ne pas écrire « Noire »] » à prendre la tête des ventes de disques country. Son spectacle inclut « Blackbird », titre composé par Paul McCartney pour les Beatles, pour lequel « Beyoncé (…) rappelle que cette mélodie folk fut inspirée par la militante radicale Angela Davis ». Sur les écrans défilent « des images de pionniers noirs du rock’n’roll ». La noirification de la musique est d’autant plus importante que, « si l’histoire du rock est souvent phagocytée par les artistes blancs [rappel : c’est mal, d’être Blanc], que dire de la country ? »
Pour rendre cette musique acceptable, « Beyoncé Knowles-Carter veut en revendiquer les racines noires » afin de « célébrer sa puissance charnelle, communautaire, matriarcale et spirituelle ». On note ainsi comment sont opposés deux pôles :

  • celui des Blancs cisgenres,
    • voleurs,
    • profiteurs et
    • exploiteurs ; et
  • celui
    • des Noirs,
    • des homosexuels et
    • des femmes,

dans un gloubi-boulga communautaire et intersectionnel dont les codes doivent désormais subjuguer non parce qu’ils sont intéressants, novateurs ou séduisants, mais parce que, wokocompatibles, ils sont envisagés comme des outils pour déconstruire et éradiquer le Mal, c’est-à-dire le Blanc et sa culture.
Dans Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii, Guylain Chevrier, docteur en Histoire, dénonce « l’enterrement de l’égalité » lié au passage « de l’intersectionnalité au multiculturalisme ». Il rappelle la définition du wokisme par l’Oxford English Dictionary (« le fait d’être conscient des problèmes sociaux et politiques, notamment du racisme ») pour pointer la généralisation d’un « schéma idéologique qui voit tout par

  • le prisme identitaire,
  • un rapport dominants/dominés, et
  • des communautés opprimées telles que LGBTQIA+, femmes, Noirs, musulmans, etc. »

Le triptyque vertébral du wokisme associerait des envies de

  • « régler les comptes » avec le passé, c’est-à-dire réécrire l’Histoire et en tirer des indemnités
    • sonnantes,
    • trébuchantes et, accessoirement,
    • symboliques ;
  • remettre en cause (voire modifier) la réalité biologique des individus, et
  • renverser ce qui est perçu comme un « système de domination généralisé ».

Insidieusement, la posture woke se révèle être un chiasme qui transforme « la revendication d’un droit à la différence à la différence des droits », quitte à confondre choux et carottes dans un même pot-au-feu explosif (« on peut douter, note l’auteur avec pertinence, que, à l’issue de ce combat intersectionnel en faveur des minorités, les néo-féministes LGBTQIA+ fassent demain bon ménage avec des religieux radicaux pétris de patriarcat »).

  • La sacralisation du ressenti victimaire,
  • l’écrasement de la réalité – historique et actuelle – au nom de l’obsession coloniale,
  • la conviction que le système politico-culturel est entièrement, globalement et exclusivement raciste

font fi des chiffres constatables en ressassant la rengaine qui identifie l’homme blanc au mal.
Dès lors, Guylain Chevrier voit le courant woke comme « un contre-projet de société qui ne dit pas son nom ». Selon lui, le multicommunautarisme, souvent intéressé par l’obtention de « réparations » d’autant plus substantielles qu’elles ne seront jamais jugées suffisantes, tend à morceler la République en fédérant des victimes contre un supposé ennemi commun.
En conclusion, on regrette que, à plusieurs reprises, l’article ressemble à un commentaire critique d’un dossier de Philosophie magazine (citer cet organe de presse n’est point infamant ; expliquer Frantz Fanon en se fondant sur la seule citation dudit magazine est un peu léger) associé à une litanie d’éléments de langage antiwokes dont

  • l’articulation,
  • la progression logique, donc
  • la singularité

ne nous sont pas apparues avec netteté. Ce n’est pas inintéressant, mais pas non plus assez

  • exigeant,
  • précis et
  • original

pour nous emballer – il n’est certes pas sûr que ce but-ci en vaille la chandelle, admettons-le. Le prochain chapitre, constitué par un papier de Tarik Yildiz interrogeant le rapport entre délinquance et islamisme, nous ébaubira-t-il davantage ? Réponse dans une prochaine notule. À suivre !