Constance Taillard joue Mozart (Soupir éditions, 1/2)
Prétendre que Mozart et le clavecin sont nos passions serait comme choisir un plat de tofu au lieu d’un tartare-frites au prétexte que notre partenaire de déjeuner s’affiche comme vegan sur les réseaux sociaux et que l’on ne souhaite point l’indisposer. Mais, mazette, que mes frères claustrophobes se révoltent ! Marre des cases, qui sont pas forcément des histoires de genres ou de couleurs de peau, bon sang ! “T’as chroniqué des jazzmen, tu dois être intéressé QUE par le jase…” “Tu as écrit trois fois le verbe faire, tu dois être passionné par le bricolage, je t’envoie le catalogue de Leroy Merlin…” Bon sang, mais laissons-nous happer par le meilleur de ce qui nous habite sur Terre, la surprise, l’inattendu, le wow !
C’est dans cet esprit du “J’ai mille autres disques à chroniquer d’artistes que j’admire et qui jouent des trucs que je kiffe (en vrai, c’est pas tout à fait mille, soit, c’est sans doute plus, mais j’aime pas me vanter, ou si peu) mais je veux aller chercher ailleurs pour rester honnête et fresh“, donc c’est avec une curiosité dopée par l’incongruité que nous abordons l’escalade de cet album fomenté par Constance Taillard, organiste virtuose et continuiste installée à Genève. Que Mozart, ce saint laïc, soit incongru, en un mot sinon ça n’a pas de sens, ravive notre curiosité que l’idée d’un “petit prince” aurait exténuée ; et la chose s’euphorise avec ce petit coup de boost offert par le début du livret où l’interprète renonce à toute « approche musicologique » obsédée par “l’authenticité”, cet attribut parfois brandi par les artistes férus de musique ancienne pour justifier un ennui lénifiant ou une rigueur étique faisant du sépia le gage d’un sérieux scientifique dont, en tant qu’auditeur, il est rare que l’on fasse le premier critère d’écoute.
À notre sens ou, du moins, à notre goût, la musique est là, d’abord, pour faire plaisir, charmer, pourquoi pas séduire, envoler, ses autres propos – encyclopédistes, historicistes, mysticistes voire mystificateurs, par exemple – ne pouvant advenir que de surcroît. En témoigne la Sonate en Ut K. 279 qui, comme ses consœurs de jeunesse, « ne visent pas seulement à la production publique d’un virtuose » mais aussi « au plaisir de beaucoup d’amateurs », selon Jean et Brigitte Massin cités par Christine Menesson. La pauvreté harmonique de l’Allegro valorise les sus de la partition, que Constance Taillard cisèle presque avec gaillardise :
- appogiatures,
- ornements toniques,
- trilles vigoureux,
- énergie des phrasés,
- silences,
- respirations,
- subtilité de l’enrichissement à la reprise et même
- ritendi pertinents
rendent raison du potentiel d’un texte sans lesquels il risquerait de paraître plus mignard que tonifiant. Joue dans cette optimisation l’excellence de la mise en ondes signée par Joël Perrot, dont ce disque marque le retour sur les étals : la qualité du son est égale à ce que nous avons ouï lors de ses précédentes réalisations, c’est-à-dire qu’elle est captivante en soi. L’Andante en Fa associe deux ternaires : le trois temps de la mesure et les triolets. On oscille donc, voire on balance, ce qui n’est pas toujours désagréable, entre 3/4 et 9/8. Aux nuances qu’apporterait le recours à un piano, la claveciniste substitue le groove qu’elle instille via une large palette d’astuces incluant
- les légers retards,
- les effets d’attente,
- les arpèges étalant la structure harmonique et
- les différenciations nettes d’articulation.
On apprécie la richesse des différents registres de l’instrument sans parvenir à être ému par une partition aux apparences – sciemment, n’en doutons pas – embellies mais rustres.
L’Allegro final, en Ut et 2/4 prolonge le schéma AAB en AABB – que l’artiste a la finesse de préserver en AAB, donc sans la reprise de la seconde partie. En dépit de la pulsation roborative donnée par l’interprète, on peine à se laisser enrubanner dans la soie des bariolages convenus et des modulations sans surprise. Les notes répétées de la partie finale manquent de nous offrir l’impulsion que nous attendons et, cependant, nous peinons à nous laisser envoûter par la digitalité sans fard de Constance Taillard tant la beauté de la partition nous échappe.
Saurons-nous nous laisser éblouir par les bien connues Douze variations sur « Ah ! vous dirai-je maman ? » K. 265/300 ? L’énoncé thématique affiche clarté et sérieux sans renoncer à certains effets d’attente personnalisés ni à d’essentiels enrichissements de reprise réservés à la seconde partie. La première variation envoie le bois mais non l’indifférence. C’est efficace et propre sans être insipide. La deuxième variation, qui renvoie le double à la main gauche ne finasse pas davantage, et c’est heureux. La troisième variation qui lance les deux passages ternaires ne renâcle pas à l’efficacité, avec une jolie variation sur la reprise du second passage. La quatrième variation, miroir en grave, montre des doigts assurés et une envie d’aller de l’avant qui sied à la pièce.
La cinquième variation offre la saine respiration attendue avant que la sixième ne fasse derechef gronder les doubles croches à la main gauche puis les invite à grignoter le médium. La septième variation respire à la même énergie entre fanfreluche et fanfaronnade, servie avec goût par l’interprète. La huitième variation, en mineur fricote avec un chromatisme revigorant. La neuvième lance le finale dans la simplicité qui prélude à la digitalité essentielle pour que l’auditeur kiffe. La dixième variation, aux mains croisées remet un coin dans le juke-box de la motricité roborative. La onzième, assumée Adagio, ce qui permet
- arpèges,
- ornementations posée et
- effets retard
ajoute l’esprit groove à l’affaire via
- le rythme pointé,
- les triples croches libres,
- l’ornementation sans urgence,
- la suspension sans suspicion de faiblesse technique et
- le surgissement de la musicalité dans l’interstice entre dû et rendu.
L’Allegro furibond de la dernière variation bénéficie de la netteté des quasi trilles et de la mécanique joliment huilée qui active les doigts de l’interprète. Tout cela est tonifiant et relance l’intérêt.
La sonate en Fa pas très joliment appelée K.533/494, ça fait sérieux, affiche une ambition certaines avec ses 23′ au compteur, reprises comprises. Elle s’ouvre sur un Allegro où la claveciniste fait entendre d’emblée le soin qu’elle apporte
- au phrasé découpé avec une musicalité très fine,
- aux dynamiques variées avec autorité et
- à la caractérisation des différentes phases du discours incluant des effets d’attente ménagés avec élégance.
C’est essentiel pour une pièce qui travaille d’abord sur le dialogue entre les deux mains et l’attente d’une fugue (qui ne viendra pas), avant de s’effilocher dans des triolets qui cabriolent. La seconde partie, plus interrogative, creuse la veine de l’alternance entre parties binaires et inclination pour l’ivresse des triolets. L’énergie qu’y met Constance Taillard et les quelques trouvailles harmoniques éclairant ce babillage de bon aloi captent l’attention au long d’un mouvement peu narratif (le discours tourne plus en rond qu’il ne file vers une résolution) mais joyeusement tonique.
L’Andante suivant est pris avec une lenteur solennelle qui contraste avec le peuplement du silence (arpèges, appogiatures, contretemps, effets d’attente, suspensions et irrégularités rythmiques entre notes théoriquement égales). Prétendre que la reprise a paru essentielle à nos esgourdes impatientes serait mentir ; hélas, la partition est dure, mais c’est la partition. Mozart déploie dans la seconde partie une même tension entre célérité des doubles croches, souvent en triolets, et méditation faussement hésitante. La musicienne rend justice de cette oscillation ainsi que de la qualité de son instrument. Séduisent notamment
- le large spectre de touchers,
- la plénitude du registre grave et
- le pétillement non acidulé du registre supérieur.
Le Rondo allegretto, importé d’un projet antérieur, sonne entre simplicité et caractère primesautier. Cependant, l’interprète veille à profiter des moments qui pimpent cette gentillesse :
- sforzendi,
- traits prompts et
- passages percussifs
font souvent oublier les quelques moments plus fastidieux d’un bariolage trop poudré à notre goût. La partie centrale, en fa mineur, arrive à point pour piquer notre intérêt en glissant d’autres couleurs sous les doigts de Constance Taillard, laquelle veille à animer plaisamment la reprise du thème en majeur et ses derniers tours de piste que le compositeur orne avec
- des effets d’écho,
- des traits énergisants,
- des contrastes bienvenus, et même
- des surprises comme cette étonnante fin piano dans les abysses du clavecin.
Suite de l’aventure autour de la sonate K. 399 et des Neuf variations sur “Lison dormait” dans un prochain post !