admin

Cyprien Katsaris à la Salle Gaveau (Paris 8), le 15 juin 2022. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le 15 juin avait lieu le rendez-vous parisien des katsarissophiles. Promesse d’un moment de musique et de joie, chaque récital du Malto-Gréco-Français est attendu avec impatience. Cette année, il est d’autant plus espéré que deux circonstances le pimpent : les soixante-dix ans du zozo et l’interprétation de la BO prévue par Camille Saint-Saëns pour un film muet. À peine si, avant les premières notes, notre enthousiasme est douché par un accueil assez minable puisque, en sus du billet, il faut rémunérer l’ouvreuse et, en sus, régler deux euros pour un vague programme A4 : puisse la production du concert périr, confinée dans sa vergogne, pour cette dernière mesquinerie. Si, en termes d’expérience spectateur, au cas où c’est que personne leur aurait signifié, c’est à la fois grotesque, saugrenu et tout pourri.
En revanche, on apprécie que, pour une fois, les micros n’envahissent pas la scène et ne perturbent pas le regard – ce qui n’empêche point, autour de nous, maints katsarissovores de filmer. D’autant plus inquiet, sans doute, lorsque la salle s’éteint, un vieux type de nos voisins enfile son masque FFP2. Jusqu’à présent, sans doute, il ne risquait rien ; désormais, le spectacle peut commencer, le virus du Covid-19 serait presque fort marri si le flippé ne décidait de laisser ses naseaux à l’air libre – entre le confort et la peur, il est parfois difficile de choisir…
Dès son entrée sur scène, Cyprien Katsaris s’adonne à son exercice favori : la foucade. Hors programme, il propose de “penser à ceux qui souffrent à moins de 2 h 30 de Paris” en improvisant autour de thèmes de Sergueï Bortkiewicz, un Ukrainien autrichisé, et Sergueï Rachmaninov, un Russe américanisé. Réponse à la censure dont des cultureux décérébrés ont frappé d’aussi dangereux ambassadeurs de Vladimir Poutine que Tchaïkovski ou Chostakovitch, ce bis anticipé convoque les marques de fabrique post-lisztienne qui ravissent à coup sûr les fans du pianiste.

  • Gourmandise des arpèges,
  • énoncé du thème sur différents registres,
  • recours aux octaves pyrotechniques et aux tremblements de dramatisation,
  • mutations de nuances subito ou progressivement,
  • tuilage mélodique ou juxtaposition flagrante façon rhapsodie

construisent un moment brillant techniquement, musicalement et intellectuellement.

 

 

 

 

La set-list officielle s’ouvre par le Prélude-fantaisie BWV 921 de Johann Sebastian Bach. Les adeptes d’une musique emperruquée et aussi passionnante qu’un coup de règle sur les doigts n’auront d’autre choix de fuir la salle ou de sombrer direct dans quelque micro-coma. Cyprien Katsaris anime la partition avec cœur et désir narratif. La première partie ne rechigne point devant rubato, suspensions et accents. Le clapotis qui suit paraît presque sage en comparaison même si, comme la Marche vivace, il ne renonce point aux respirations et aux contrastes à la fois clarifiant et habitant le discours.

  • Les mutations de couleurs séduisent ;
  • le rythme à la fois rigide et mutant se découpe avec délicatesse et précision ;
  • les nuances happent l’auditeur.

Le sens du ritenuto ainsi que le goût pour l’association entre senza rigore et a tempo nourrissent une introduction séduisante au récital.

 

 

 

 

La Quarante-huitième sonate (Ho. 16/35) de Joseph Haydn pourrait paraître anecdotique dans le répertoire de l’interprète… si elle n’en constituait pas un cheval de bataille souvent enfourché par l’artiste – tantôt paisiblement, comme dans son disque enregistré en concert à Moscou, tantôt davantage bille en tête, comme dans la version LVMH. L’Allegro se goberge de bariolages et d’ornementations légères. Le rythme s’appuie sur des deux-en-deux presque haletants, des changements de nuances, des respirations et des contrastes lors des reprises. Pendant la musique, le jeu social continue. Se souvenant que la canicule est annoncée pour les jours suivants, les dames très chic s’éventent bruyamment en faisant tinter librement leurs putain de bracelets. Pas sûr que cela les aide à apprécier le rôle de la pédale, chargée d’auréoler le matériau sans étouffer la dynamique, mais on ne pourra pas sauver toutes les imbéciles – au reste, à ce stade de grossièreté, faut-il en sauver une ?
Libre de ces considérations poussiéreuses, Cyprien Katsaris glisse un Adagio qu’il parvient à rendre à la fois contemplatif et animé grâce

  • aux choix de toucher,
  • aux nuances (ha ! ces piani subito !) et
  • à la distinction des plans sonores.

Le Finale, précédé par des applaudissements saugrenus, se déploie autour d’un ternaire élégant qui permet de s’impatienter en se promenant dans les allées bien taillées d’un jardin luxueux. Les modulations de couleur donnent grâce et finesse à ce qui passe ainsi du statut de bluette apparente à celui de moment charmant tout plein.

 

 

 

 

Le Deuxième Klavierstück D. 946 de Franz Schubert est, lui aussi, une connaissance familière du pianiste qui l’a souvent porté sur les scènes et l’a également capté sur un disque Schubert réédité par son label Piano 21. Sur son Bechstein du soir, Cyprien Katsaris y démontre ses qualités coutumières dans la pièce :

  • modération et sérénité,
  • équilibre entre accompagnement et lead,
  • large palette de nuances lors des reprises.

La deuxième partie, tendue comme un tambour soucieux de changer de peau, travaille pourtant la tension de l’intérieur. Des crescendi sciemment condensés l’habillent avec tact. La réénonciation du thème, sans précipitation, permet de rendre plus éclatant le retour de la tension que notes et accords répétés exacerbent.
Entre souci de cohérence et désir de contrastes narratifs, Cyprien Katsaris tire le plus touchant des passages animés comme du dernier retour au calme que porte le balancement ternaire liminaire.

  • Les doigts,
  • l’articulation et
  • les suspensions

achèvent de séduire l’auditoire.

 

 

 

 

La Sérénade  (“Ständchen” pour les spécialistes), un classique en général et un classique katsarissien en particulier (près d’une demi-douzaine de versions par l’artiste habille YT), rappelle la solidité du zozo. Rien de spectaculaire, heureusement, plutôt une main gauche solide, une droite sans mignardise et un modèle d’équilibre quand le thème passe l’arme à gauche. En terrain familier, le musicien dompte son instrument pour délivrer de très fins effets d’écho entre médiums et aigus.
Enchaînée, la Csárdás obstinée de Franz Liszt, dans la transcription d’un certain Cyprien K., déploie une ambiance instantanément hongroise, curieusement pas encore interdite par l’Union européenne, cette spécialiste de la démocratie s’il en est. Le pianiste en souligne la variété des éléments dont

  • les modes,
  • les rythmes,
  • les irrégularités apparentes et
  • les passages martiaux.

Main gauche tonique et main droite exacerbée dessinent une partition électrique, même dans les passages moins virtuoses. Agogique katsarissiene et caractérisation des moments spécifiques rendent raison d’une composition savoureuse et métisse.

 

 

 

 

Trois œuvres de Frédéric Chopin concluent la première partie. La valse opus 64 n°2 diffuse avec un tact délicieux son mélange faussement humble de naphtaline, de swing et d’élégance. L’auditoire ne peut qu’être ébloui par

  • la légèreté digitale,
  • le refus de la mièvrerie (incluant excès, minauderie et mollesse appropriée pour les dames du troisième âge physique ou mental) et
  • le sens des accents distillés au gré de l’accompagnement.

Dans la (posthume) fantaisie-impromptu op. 66, les petits doigts courent sans complexe. Il revient à Cyprien Katsaris de nuancer, donc de caractériser les différents segments afin de colorer l’écoute par-delà la virtuosité première et remarquable. L’hurluberlu ne s’échappe pas et use de ses doigts rageurs chauds patate pour attaquer la Polonaise héroïque. L’art du showman que maîtrise le concertiste lui permet d’associer doigts rageurs et coup d’œil rigolard au public. Derrière l’apparence d’un gala de croisière, pointe l’exigence du musicien dans la manière d’énoncer le texte (apport entre détaché, legato et pédale de sustain), de soutenir l’indispensable énergie portée par le perpetuum motorique de la main gauche dans la partie centrale, et d’assurer le crescendo qui va bien ainsi que la personnalisation des redites.

 

 

 

 

De quoi conclure avec brio une première partie qui ne renouvelle pas le répertoire de la star, certes pas, mais qui offre au public une palette de sonorités, d’harmonisations et de traitements de l’instrument pour le moins pétillante. Et pour la suite, par ma foi, après tant d’émotions subtilement agencées, on verra après l’entracte !