Davide Macaluso, Jean Guillou pour piano, Augure (1/2)

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Toujours résolument soucieux d’être utile à ses lecteurs, le présent site est heureux de vous proposer un disque qui fera sensation lors de votre repas de préparation à ce moment qui semble si traumatique : le changement d’année. En l’espèce, voici la première intégrale des pièces pour piano de Jean Guillou, qui est aussi le dernier projet discographique que l’organiste vedette et néanmoins excellent pianiste ait supervisé. Révélant l’importance de l’Italie dans l’écho donné à son travail au long de la dernière partie de son existence, ce double CD intense est exécuté par le pianiste que le maître a adoubé. S’il pourra décontenancer certains de vos invités habitués à d’autres hymnes, il n’en sera pas moins susceptible d’ébaubir les kiffeurs de vibe, tout en séduisant les écouteurs de musique intrigante.
La Toccata qui ouvre le bal n’est que l’op. 9 bis puisque l’opus 9 est réservé à la version originelle pour orgue. Sur un Bösendorfer idéalement capté – apparemment, deux instruments de même marque ont été utilisés au long des deux séances d’enregistrement, contrairement à ce qu’indiquent les crédits de couverture –, Davide Macaluso parvient à privilégier trois qualités simultanément :

  • la percussivité,
  • les contrastes et
  • la clarté du discours.

À l’opulence de l’orgue, à la résonance que la bestiole à tuyaux implique, à la majesté de l’instrument matriciel, l’excellent pianiste oppose

  • la distinction des plans sonores,
  • la précision des accords répétés et
  • le mystère des irisations harmoniques que permet la pédale de sustain admirablement maniée.

Le discours est fondé sur la reprise de motifs reconnaissables, susceptibles de capter l’oreille même des antiguilloutistes « car y a pas de mélodie ». Son intelligibilité s’appuie sur

  • l’utilisation optimale des différents registres,
  • la variété des nuances,
  • l’intensité du discours et
  • l’explosivité digitale.

Avec un faux air d’improvisation virtuose, l’interprète parvient à rendre enivrant ce qui pourrait sembler austère, puissant ce qui risquerait de paraître aride, et joyeux ce qui est ultratechnique. Commencer par une telle pièce est évidemment un apéritif idéal qui fait bouger la tête tout en intrigant les esgourdes : à ce titre-là aussi, c’est bien joué !

 

 

La Première sonate, op. 5 (inédit au disque), s’articule en deux épisodes ambitieux – un Andante de 12’10, un Con fuoco de 14’.
L’Andante s’ouvre sur des accords répétés, quasi glassiens. Je sais que l’on est censé entendre du Rachmaninoff, d’après la notice musicologique un peu creuse censée baliser le programme, mais je verrais bien la pièce sous les doigts de Nicolas Horvath en tant que virtuose porté sur le minimalisme (entre autres), alors bon. Quelques notes aiguës surplombent la surface étale, quasi hypnotique, du liquide compositionnel – j’me lâche, j’avoue. Les notes solistes se faufilent dans tous les registres, éclaboussures sporadiques griffant ou avivant la sérénité de l’espace – en fait, ça veut dire quelque chose, mais peut-être ça paraît hypertrop mystique, tant pis. Puis la même structure d’accords s’emporte, rythmée au mitan par des basses dont l’interprète fait sonner et l’énergie percussive et la résonance. Affublé d’une aisance technique impressionnante, Davide Macaluso sait mettre en valeur les multiples diffractions du mouvement – en l’espèce :

  • son oxymorique léthargie (popopo) (si, un mouvement léthargique, c’est comme une obscure clarté, c’est un oxymoron pis c’est tout),
  • son énergisation,
  • ses brusques mutations et
  • sa répétitivité arythmique, jusqu’à l’épuisement d’un discours qui ne lasse jamais.

Le Con fuoco démarre en tonitruant puis en lâchant d’impressionnantes fusées digitales. La fureur des accords contraste avec des passages moins agités, que secouent :

  • des unissons,
  • des soubresauts toniques et
  • des traits virtuoses.

Une suspension, entre ultragraves et médium, surprend l’auditeur et l’engonce dans une atmosphère sombre que zèbrent néanmoins les volutes de notes déchiquetées. Ces escarpements constituent déjà (on parle de la cinquième composition de la vedette, pas de sa quatre-vingt-huitième) une marque guilloutique par excellence. Toutefois, la colère des marteaux explose de nouveau, préparant le chemin à un secouage de saucisses. Patente est la tension entre :

  • la rage intérieure,
  • ses explosions sporadiques et
  • ses tentatives d’assagissement méditatif.

D’impressionnants emportements animent le dernier tiers du mouvement, toujours aérés par des phases plus calmes qui se fracassent contre le récif de l’explosivité. (Non, ça veut pas dire grand-chose a priori mais, a posteriori, peut-être un peu quand même. En tout cas, c’est pas écrit méchamment.) On apprécie l’image sonore stéréo, subtilement pensée et équilibrée – idéale pour apprécier les contrastes d’intensités ou de genres jusqu’à une coda pyrotechnique. Le résultat, associant une composition rouée, un interprète excellent et des techniciens à l’avenant – Franco Vito Gaiezza, Raffaele Cacciola et Gianluca Laponte – est captivant.

Davide Macaluso, courtesy Augure.

Les Deux Pièces, op. 26, elles aussi inédites au disque, confirment la composition de la galette comme un récital en cela que, si les trois sonates sont présentées dans leur ordre de composition, les autres compositions sont réparties pour convenir à un projet discographique, par-delà une stricte observation chronologique.
Le Nocturne s’organise autour d’une basse entêtée que couronne une main droite irrésolue. Un deuxième segment replace l’échange exclusivement dans les aigus… avec, en effet un échange entre accompagnement et ligne principale. Davide Macaluso excelle à rendre l’évolution de ces miroitements disjoints, grâce à une dissociation savante des nuances. La ligne d’accompagnement crée le lien entre les différentes sections dont les jointures suspendues, permettant d’entendre les effets harmoniques, contribuent au charme de la pièce et ne manquent pas de justifier, si besoin était, le titre definitely chopinique.
L’Impromptu – la seconde des deux pièces – s’ouvre sous des auspices plus toniques. Ça explose, ça vitupère, mais ça se laisse aussi auréoler de résonances, hop hop hop. Une série de tremblements fait dialoguer deux visions divergentes, dans les médiums et les graves. Puis le grave s’escagasse, ramenant un calme très provisoire. Entre équilibre et fureur, l’agogique (j’adore ce mot, ça fait hyperclasse), marquée par des motifs reconnaissables, dessine une musique qui ne parvient pas à se résumer :

  • à un apaisement,
  • à un déferlement d’accords ni
  • au surgissement de notes plantées fortissimi.

Ce combat virulent entre différents possibles pianistiques ne manque pas de capter l’oreille, notamment grâce à l’interprétation fougueuse et réfléchie du pianiste italien.

 

 

La Deuxième sonate, op. 30, conclut le premier disque. Elle se répartit en deux mouvements : Dédicace (7’30) et Strophe (12’30).
La Dédicace s’ouvre sur un mystérieux unisson où la résonance joue un rôle important. Des accords habillent l’intérieur du sandwich sonore puis contaminent le discours sans pour autant éradiquer le motif liminaire. Une explosion, renforcée par des interrogations suraiguës, s’attaque à ce discours désormais bien connu. Jean Guillou dégaine alors une bonne partie de ses armes :

  • ultragraves,
  • fusées ascendantes,
  • suspensions aiguës, et
  • accords rageurs ou répétés explorent les possibles d’un piano.

Avec une maîtrise spectaculaire, Davide Macaluso en souligne la large palette, quitte à révéler les limites de la résistance du piano dans le médium (6’56). À la fin suspendue du premier mouvement répond la vigueur de la Strophe, dont l’incipit reprend – avec plus de tonicité – l’astuce intrigante de l’unisson et de la répétitivité. Au début énigmatique, axé sur l’itération de notes, succède une quête de direction associant

  • agitation digitale,
  • récurrences et
  • déplacements.

Tout se passe comme si les reproductions de motifs, d’alternances et de reprises tâchaient de structurer un espace sonore que de longues tenues s’obstinent à contenir. Des explosions d’accords refusent cette régulation, mais ne font que renvoyer le discours à des substrats et des répétitions de notes connus (oui, “us”). Une frustration à la fois vigoureuse et houleuse en sourd. La partition travaille obstinément

  • la résonance pianistique,
  • l’utilisation de traits virtuoses et
  • la mastication d’accords et d’écarts reconnaissables

Jusqu’aux dernières notes tonitruantes, l’interprète rend cette irisation polémique, hop-lô, avec un souci de clarté et un brio tonique .
En conclusion, une pièce prenante pour qui se donne la peine de l’écouter ; et un premier disque qui incite vivement à découvrir le second… ce que nous ferons ce tout tantôt si Dieu ou un autre Big Boss nous prête vie.


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