Entrer dans la couleur avec Hélène El Bacha

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Hélène El Bacha, sans titre (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Habituée des petites galeries parisiennes (elle exposait fin 2022 à Montmartre), Hélène El Bacha se dévoile actuellement à l’Atelier M & Co, un lieu vivant qui a commencé par être un endroit mêlant brocante simple et atelier de bricolage DIY. L’endroit est devenu un corner éphémère prisé de designers et, donc, une galerie où se croisent autochtones, curieux et connaisseurs.
Hélène El Bacha y présente deux types de tableaux. D’une part, des paysages (ou du moins ce qui s’apparente à des paysages) ; d’autre part, des fleurs émergeant ou surgissant du noir. Dans les deux cas, l’artiste joue sur le seuil entre figuration et abstraction ; et elle ne néglige pas notre tendance à la paréidolie. En ce sens, l’absence de titres est moins une coquetterie qu’une invitation à entrer dans son travail sur les couleurs, le mouvement et la gestion de l’espace. Papier et toile accueillent une proposition où l’abstrait se dérobe autant que le concret référencé. Les fleurs sont parfois difficiles à attribuer à une espèce en particulier ; les paysages ne sont pas rattachés à un lieu, un toponyme ou une définition. Pour la peintre, il s’agit moins de peindre ce qui est que de laisser advenir ce qui la saisit. Au regardant, ensuite, de jongler entre la similitude rapprochant ses ressouvenances paysagères ou florales, et l’objet présenté à ses yeux. Tout se passe comme si la peinture était une illusion d’optique qui, par le truchement d’un étrange et banal réflexe mental, poussait à écosser l’abstraction pour la rapprocher d’une représentation figurative.
Alimentée par l’habileté plaisante avec laquelle l’artiste concatène des couleurs tantôt par mutations spectrales, tantôt par oppositions franches, c’est cette tension, cet aller-retour imprévisible, ce pas de trois entre

  • objectivité,
  • représentation et
  • déréalisation

qui éveille et nourrit l’intérêt du visiteur. Ajoutons un troisième pôle d’attractivité à cette exposition même si, dans un premier temps, il pourra paraître contradictoire. En effet, il sourd à la fois de la similitude et de la diversité. Nous captive la similitude puisque, sur la vingtaine de tableaux proposés, les deux catégories fleurs / paysages creusent le sillon

  • d’une série bithématique,
  • d’une patte spécifique et
  • d’une inspiration double mais clairement assumée.

On pense, dans un genre différent, à David Twose, roi de la couleur et de la forme, qui revendique de “chercher les structures abstraites sous-jacentes du réel pour y déceler les sources de beauté profonde” en développant des séries dont l’une des plus développées célèbre les toits de Paris.

 

Hélène El Bacha, sans titre (détail). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans cette perspective, quoique avec sa spécificité, Hélène El Bacha ne peint ni des fleurs, ni des marines, mais le monde dont fleurs et marines sont sinon la traduction, du moins des prismes privilégiés. La peinture de l’artiste paraît alors non pas abstraite absolument mais abstraite du monde ou, selon le titre d’une pièce d’Olivier Py créée jadis par les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, “au monde comme en n’y étant pas”. Le bouquet ou la vague ou le coucher de soleil ou le lever du jour

  • cristallise un certain rapport au réel,
  • s’inspire d’une objectivité que la peinture dégage de sa gangue réductrice, et
  • ouvre ainsi celui qui contemple l’œuvre à une réflexion stimulante sur ce que nous voyons
    • quand nous voyons le monde,
    • quand nous sommes au monde et
    • quand nous nous positionnons dans le monde par rapport à ce que nous avons cru en percevoir.

Incontestablement,

  • la dimension sérielle de l’exposition,
  • sa propension à la rumination et
  • sa revendication d’un droit au ressassement

écrasent d’autant moins l’accrochage sous une impression de répétitivité ou de redondance qu’elles se déploient dans une importante diversité de formats. En effet, si saisit d’emblée le bithématisme, l’attractivité de l’exposition est alimentée promptement par le jeu sur la multiplicité des surfaces. Certes, l’aspect pratique peut jouer son rôle – on n’est peintre qu’en vendant ses créations, et tout le monde ne peut acquérir des tableaux imposants. Toutefois, pour le visiteur de l’exposition, ces zooms et dézooms produisent un effet d’échelle captivant qui escamote la possible raison d’être pragmatique car, très vite, la répétitivité du motif devient simultanément similitude (les tableaux se ressemblent) et dissemblance (ce ne sont pas les mêmes). Les effets d’écho visuels sont

  • renforcés,
  • déformés,
  • interrogés

par la profusion de presque-même jeté en pâture à nos regards. Les différences de tailles obligent le visiteur à redéfinir à chaque fois sa position dans l’espace muséal ce qui, métaphoriquement, revient à interroger sa position dans le monde. De la sorte, similitudes d’inspiration et dissemblances de format paraissent travailler la même interrogation philosophique que la peinture concrétise : celle du rapport entre notre perception et notre être-au-monde. Partant, l’exposition d’Hélène El Bacha,

  • plus vivifiante qu’abstraite,
  • plus tonifiante que conceptuelle,
  • plus séduisante que démonstrative,

donne l’occasion

  • de jouir d’un style personnel,
  • de nous laisser inspirer par l’artiste et
  • de dynamiser notre réflexion si nous le souhaitons.

Une seule condition, accessible à tous, paraît s’imposer : ne pas nous contenter de regarder mais, sans ambages, entrer franchement dans la couleur avec Hélène El Bacha.


Atelier M and Co, 69, rue La Condamine, Paris 17. Jusqu’au 30 mai (finissage à 18 h). Entrée gratuite.