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Salle Érard (Paris 2), le 16 octobre 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Blindée : la salle Érard est comble, ce samedi soir, pour le deuxième des quatre concerts du festival « autour de Franck » fomenté par Saskia Lethiec et Jérôme Granjon croisés tantôt sous format disque. Il est vrai que le programme de musique de chambre proposé est pour le moins singulier.
La première partie du récital s’ouvre sur deux trios pour violon, alto et violoncelle de Gabriel Pierné. Audace de commencer par une « Chanson » dont la séduction immédiate se cache moins au creux d’une partition complexe que dans la densité de l’interprétation. Or, le violon chaud et vibrant de Saskia Lethiec happe de suite l’esgourde ; en réponse, l’alto de Vinciane Béranger et le violoncelle de David Louwerse ne lui cèdent en rien. Ça frotte, ça se cherche, ça joue des dissonances avant de revenir à une harmonie plus sucrée et pourtant gouleyante ; ça s’écoute, ça contraste ensemble ou séparément et ça nuance à gogo. Le lead circule de l’aigu au grave et retour, et l’impression d’intensité contredit la crainte du statisme suggérée par la lenteur du tempo. Vinciane Béranger, au centre du trio, veille à distribuer la parole et à coordonner les attaques : on boit du petit lait.
C’est de saison car « Les trois clerqs de Saint-Nicholas » conte l’histoire d’individus ayant lourdement festoyé (« nous, non », précise l’altiste avec un je-ne-sais-quoi de regret). Le compositeur y déploie un sens du swing rarement inclus dans sa fiche signalétique. Les relances avec force pizzicati se tressent avec le lyrisme d’envolées vibrantes… et volontiers haut perchées (harmoniques du violon et aigus du violoncelle inclus). Les interprètes ne pourraient se donner plus.

  • Les attaques sont pensées ;
  • les respirations contribuent à structurer l’écoute ;
  • les mutations de caractère sont finement dessinées ;
  • scintille le souci de synchronisations qui animent la pièce avec netteté jusqu’au decrescendo final , via
    • départs,
    • conclusions,
    • échos différenciés,
    • descentes parallèles, et
    • inspirations à deux ou à trois.

Fin du trio, et changement de plateau. C’est l’inconvénient du projet kaléidoscopique porté par ce récital. Les changements, qui devraient réjouir par la richesse qu’ils préfigurent, sont hélas mal préparés : des gags comme

  • le gamin en T-shirt plaçant maladroitement chaises et pupitres,
  • l’adulte ne sachant dans quel sens placer la harpe historique,
  • le régisseur improvisé oubliant le siège du pianiste,

n’ont certes rien de rédhibitoire ou de drrrrrramatique. En un sens, même, ils ajoutent une touche bon enfant à une musique exigeante. Toutefois, ils auraient pu être atténués pour ne pas disperser l’attention de l’auditeur et fluidifier le parcours pensé par les directeurs artistiques et les interprètes. À l’ouï du reste, offrons un hommage à Lorie Raffarin et posons, positif mais pas encore malade, que cela contribue à laisser respirer la musique, puis jetons nous dans l’impromptu pour harpe de Gabriel Fauré.

 

Vinciane Béranger, le 15 octobre 2022 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Françoise de Maubus se charge de l’œuvre parée de tous les attributs de la pièce de concours puisqu’elle sollicite la part la plus virtuose de l’interprète et explore de nombreux passages obligés de la harpe :

  • brusque arpèges,
  • bariolages d’accompagnement,
  • cascades,
  • harmoniques,
  • octaves,
  • balayage d’un large spectre de registres et de nuances, etc.

La partition oscille presque nonchalamment entre moods majeur et mineur, négligeant d’édifier une mélodie imparable comme pour sculpter davantage des climats et des changements de climats. Pour la concertiste, la difficulté n’est pas que technique. Il s’agit aussi de faire musique, et hop, avec une série de séquences qui paraissent parfois cataloguer les possibles de la harpe sans se soucier d’un développement à l’articulation immédiatement perceptible, ou d’un projet narratif cohérent chapeautant l’ensemble. Françoise de Maubus répond au défi lancé par Gabriel Fauré grâce à un panel d’astuces dont la variété convainc : elle gère avec soin

  • les intensités (au sens d’intentions musicales),
  • les nuances (au sens de volume sonore),
  • les résonances (prolongement de la note) et
  • l’espace entre deux traits ou deux modulations.

On goûte immodérément

  • l’aisance de l’interprète,
  • son désir de cerner chaque vignette et
  • la malléabilité de son jeu.

Sous ses doigts, l’exercice quasi scolaire et sciemment impressionnant devient une rhapsodie poétique dont la technicité ne vampirise pas le potentiel émouvant.
La soprano Chantal Mathias débaroule alors pour pousser cinq mélodies – on regrette que le programme omette d’en citer les auteurs sans lesquels, pourtant, le concept de lied serait un tantinet amputé. Parmi les deuxièmes Rondels de Charles Koechlin, inspirés par Théodore de Banville, la chanteuse choisit « La lune », « absurde et charmante » qu’il « faut adorer sans rancune » comme une « amante frivole ». Au piano, Jérôme Granjon joue sa partie avec une double sobriété bienvenue : pas d’abus de sustain qui noierait les contours, et pas de pianissimo pour surligner l’entrée de la voix. L’organe expressif de Chantal Mathias peut ainsi s’appuyer sur la solide harmonie fomentée par le compositeur.
Des Cinq mélodies op. 5 du même griffonneur, les complices extraient « Si tu le veux », sur un texte de Maurice de Marsan. Le poème évoque l’art de fredonner un chant de love à une fille pour l’emmener « dans la nuit brune en amoureux »… et la ramener, par des actions hélas non spécifiées, passablement décoiffée. Pour permettre à Chantal Mathis de lancer sa déclaration, Jérôme Granjon déploie de souples guirlandes pianistiques. La soprano s’y love avec un spectre vocal remarquablement large, allant du susurrement – que ne perturbent point les sautes de registre – au déploiement fortissimo.
« Hai Luli », un long lamento de Xavier de Maistre (l’auteur savoyard, pas le harpiste star), a séduit au moins trois fabricants de mélodie. Alors que, derrière nous, deux Konnasseuses troublent l’unité de cette pentalogie en tentant de lancer des applauses à l’appui de leur jugement (« c’est superbe ! elle chante plutôt bien ! »), Chantal Mathias enchaîne avec une œuvre où Pauline Viardot a pioché trois strophes sur les six disponibles – les deux premières et la dernière –, adaptant, entre autres, leurs chutes pour faire progresser le refrain. Brûlant d’amour, la dame envisage de brûler tout court si son mec la trompe (je synthétise, les curieux se précipiteront sur le texte pour une description plus détaillée du projet ici narré, l’objectif étant de ne donner ici quelques éléments de contexte et surtout pas de se perdre dans des parenthèses infinies oscillant entre le bavardage et la sapience componctueuse probablement issue d’une consultation bien menée de lieder.net et non d’une culture musicale qu’aurait l’auteur de ces lignes, encore une chance que personne ne soit dupe). Bien que la salle pleine étouffe – pour les auditeurs du fond – le détail du texte, on apprécie le soin porté à la prononciation, avec ces consonnes quasi chuintantes qui portent avec art la tristesse qui ensuque la narratrice. Le piano évite tout sentimentalisme et assure la dynamique de cette chanson aussi habilement troussée qu’exécutée.

  • Agogique ductile (franchement, si, de base, ça fait pas sérieux de ouf, au niveau musicologique, “agogique”, déjà, et “ductile” en prime, d’ailleurs, j’ai essayé de faire pis pour dire que la ligne mélodique était tantôt rigoureuse, tantôt élargie ou accélérée, mais j’ai pas trouvé),
  • silences,
  • intensités évolutives et, donc,
  • belle partition appropriée au timbre et à la large tessiture de la cantatrice

permettent à l’artiste lyrique de briller sans porter préjudice à l’œuvre… au contraire !

 

Jérôme Granjon, le 15 octobre 2022 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Bertrand Ferrier.

 

La « Chanson triste » d’Henri Duparc s’appuie sur un texte d’Henri Cazalis aka Jean Lahor qui a aussi inspiré Camille Saint-Saëns. L’ondulation du piano est au service d’une ligne vocale magistralement traitée du grave au médium. Avec une intuition quasi magique, qui suppose à la fois

  • une once de technique,
  • un brin de travail en commun et
  • un chouïa d’expérience d’accompagnateur,

Jérôme Granjon trouve des exactitudes sidérantes de feeling pour poser son contrechant. Ajoutez-y l’expressivité de Chantal Mathias, et vous obtiendrez une tristesse pour le moins attirante – surtout si, comme dans le poème, on en guérit en buvant baisers et tendresses, programme plutôt cool, on en conviendra.
Du susnommé Camille Saint-Saëns, voici « Violons dans le soir », où Saskia Lethiec se joint au duo pour incarner « la plus vive torture », celle des violons jetant « cris, sanglots, baisers » qui sont autant d’« appels de plaisir et de mort, et de miséricorde ». L’histoire – que le compositeur coupe généreusement – ne dit pas ce que s’était injectée la comtesse de Noailles pour expérimenter et exprimer un désir voyant dans la sérénade violoneuse des « fers rouges qui, dans l’ombre, arrache[nt] à nos corps des lambeaux de chair vive », mais, comme on dit dans les bars d’ex-djeunses en goguette sis non loin des ateliers Érard,  une chose est sûre et #metoo n’y peut mais : la dame a faim. La mise en musique de Camille Saint-Saëns place la pulsion d’érotisme visionnaire sous l’égide d’un piano ici enrichi par sa sonorité d’Érard. À la plainte de la soprano répond un violon mélancolique qui se mêle ensuite à la voix en accélérant jusqu’à un forte vocal. Pourtant, Chantal Mathias refuse de jouer les castafiores bouleversifiées. Même dans la puissance, elle veille à habiller

  • la passion d’émotion,
  • le brio de musique,
  • le son de beauté et
  • la technique d’art.

Le nocturne, métissé d’une section quasi tsigane dont la violoniste cisèle l’inattendu, conclut avec profondeur et mystère le récital vocal, ouvrant la voie à…
Bah, assez scribouillé pour aujourd’hui, nous verrons la suite prochainement. Ne vaut-il pas mieux, en semblables circonstances, se quitter sur une aguichante petite frustration plutôt que sur une sensation de saturation ? Disons que si, ça m’arrange, et poursuivons le compte-rendu ce tout tantôt !