Hélène Rusquet, “Nocturnes et marines” (Anima) – 2/3

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Après une ouverture de disque passionnante consacrée aux trois nocturnes de Guy Ropartz, Hélène Rusquet enquillait sur une originalité : cinq extraits de La Maison dans les dunes, une œuvre de Gabriel Dupont créée en 1910 comme chacun sait. Dès le début, la suite (bah, fallait tenter) se présente comme programmatique, avec des titres évocateurs comme “Voiles sur l’eau”, “Mon frère le vent et ma sœur la pluie”, “Mélancolie du bonheur”, “Le soir dans les pins” ou “Le bruissement de la mer, la nuit”.
La pianiste lance son florilège avec “Dans les dunes, par un clair matin”. Un prélude ternaire lent et bref, conduit à un motif “un peu animé, clair et léger” où

  • rythmes pointés,
  • appogiatures,
  • registre aigu et
  • ondulation des triolets

contredisent le côté carré-carré promis par la mesure à 4/4 et l’intervalle solide confié à la basse.

 

 

Une première modulation lumineuse transforme le La bémol officiel en La. Gabriel Dupont installe ainsi une instabilité tonale et rythmique (changement de mesures, exigence de ritendi, mutation de tempo) pouvant évoquer, selon les fantasmes de chacun, l’ébriété d’un jour qui se lève et s’ébaubit de renaître au soleil. Aigus et graves dialoguent tandis que l’accompagnement hésite entre balancements des triolets de doubles croches et contretemps (voire contre-demi-temps) ! La partition associe un mélange de fermeté

  • (texte mesuré,
  • nuances précises et
  • indications d’esprit comme “joyeux et ensoleillé” ou “intimement expressif”)

et de souplesse

  • (changements de mesure,
  • mutations de tonalité,
  • latitude interprétative exigeant de l’interprète qu’il joue parfois “librement” ou selon des annotations pas hypernormées comme “très retenu”)

qui fait le prix d’une écriture où les richesses harmonique, rythmique et mélodique exigent du pianiste

  • rigueur,
  • imagination et
  • poésie.

À la célèbre forme en arche (retour du premier motif et du prélude), le compositeur ajoute une coda en Fa majeur qui réinjecte un peu de soleil dans cette matinée marine. L’art de Gabriel Dupont et celui d’Hélène Rusquet transforment ce qui pourrait être une aimable aquarelle en un incipit pour le moins affriolant.

 

 

“La maison du souvenir”, en Ré bémol et 9/8, s’amorce sur une première partie faussement simple. Au rythme ternaire qu’éclaire un motif ondulant s’ajoutent des contretemps, des appogiatures, des accidents, bientôt une accélération suivie d’un ritendo et d’une modulation, le tout devant être, la partition le martèle, “expressif”. L’écriture est à la fois contrôlée et, dans ce cadre, autorisée à une impulsivité à vocation clairement narrative. Dans cette forme ABA qui évite le ressassement des formules jusqu’à plus-que-satiété, le court segment B en La s’appuie sur

  • la délicatesse de notes pointées,
  • la souplesse rétractable du tempo (on le doit animer, puis l’on doit céder), et
  • l’extension réversible de mesures (du 9/8 au 12/8 et retour).

Tout cela peut sembler technique, et ça l’est comme la mer ; mais cette mécanique construit, en réalité, l’efficacité de l’évocation programmatique. Les éléments musicaux, objectifs, subjectifs et parfois intuitifs, sont écrits avec une minutie patente. Cependant une marge de liberté indispensable est offerte à l’interprète pour incarner en musique “la maison du souvenir” à partir

  • des notes et des indications d’esprit semées par Gabriel Dupont,
  • de son propre vécu et
  • de son savoir-faire pour laisser résonner la musique chez l’auditeur.

 

 

Nous enjambons la tristesse d’une “journée de février dans une petite ville” et la grandiositude, et hop, d’un “dimanche de Pâques au large” pour arriver au moment où “Le soleil se joue dans les vagues”. Clapotis exige, la mesure est ternaire même si, vivacité oblige, trois temps comptent pour un,

  • des traits d’une huitaine de doubles croches et des glissendi,
  • des lancements anticipés de mesure opposés à des pédales de graves,
  • des contrastes et des accents

se chargeant d’ajouter du groove au swing sautillant qui berce le soleil. Un deuxième motif apparaît pour clapoter, tendre l’atmosphère et relayer l’intérêt. Modulation, suspensions et traits préparent une mutation vers un mouvement modéré qui, comme ailleurs, s’anime puis se retient puis revient a tempo puis s’anime beaucoup… jusqu’au retour au motif liminaire et à sa coda en Fa dièse, trouée “de grandes clartés aveuglantes” puisque le soleil finit par se prendre dans la mer donc dans les trilles du piano. Pour peu que l’interprète soit doté de moyens digitaux époustouflants, la partition lui est un régal tant elle regorge de trouvailles associant

  • joie des archétypes,
  • ambiguïté des effets (çà sonnent les cloches, là virevolte une espagnolade) et
  • puissance des variétés d’harmonisation (de l’évident au dissonant en passant par l’inattendu).

À ce jeu, Gabriel Dupont trouve en Hélène Rusquet une partenaire remarquable.

  • Le soin apporté aux différents touchers,
  • l’intensité des couleurs suscitées par un miroitement de nuances et
  • la solidité d’une technique virtuose au service d’une narration musicalement hypnotisante

dénotent, assurément, une interprète de premier ordre.

 

 

La nuit commence alors à tomber sur le florilège puisque nous abordons l’instant “Clair d’étoiles”, pénultième volet de la saga et au cœur de la thématique annoncée par le titre de l’album, Nocturnes et marines. Rythme de 3/4 dont l’effet ternaire est renforcé par des triolets de croches clapotant obstinément à la main droite, tonalité de Si bémol, la pièce s’ouvre dans la simplicité d’un hème énoncé dans le médium par la main gauche. La présentation s’enrichit avec l’arrivée de deux voix en bariolage inversé. Les doubles croches accélèrent le ressac tandis que soprano et basse se font écho autour du thème de la miniature.

  • Une agogique jamais pompeuse ou sirupeuse,
  • un toucher d’une variété séduisante et
  • un vaste spectre de nuances piani

saisissent l’oreille. Le choix de cette pièce brève donc pas la plus ébouriffante de tous rend raison du triple sens diégétique de Gabriel Dupont, fondé notamment sur l’art de varier

  • les intensités,
  • les durées et
  • les inspirations.

En effet, après le ciel nocturne, voici la mer et ses golfes pas très clairs. Le compositeur nous embarque pour neuf minutes de “Houles.

 

 

D’entrée, Gabriel Dupont entend impressionner celui qui l’écoute. Le prélude en 3/4 (en réalité à 24 triples la mesure) est instable, parcouru

  • de fusées,
  • d’à-coups et
  • de modulations soudaines.

Une gravité lisztienne

  • secoue la métrique,
  • dramatise les accords répétés et
  • raye le médium pour se laisser aspirer dans les abysses après avoir monté sur les cimes pour mieux replonger.

Un motif apparaît à la main gauche, irascible et déchiqueté comme un vieux rocher d’la vieille avant que la houle ne gagne la surface et n’apparaisse dans le médium et l’aigu, s’apaisant donc en dépit de la tentation de la rechute alimentée par l’écho entre médiums et graves.

  • Tremblements supersoniques,
  • répétitions qui s’irritent,
  • fausses accalmies entre deux vagues scélérates et
  • triples croches par 9 à 13 pour 8

débordent le clavier et les tonalités, alternant le “furieusement animé et rudement accentué” avec le “modéré” bientôt transformé puisqu’il le faut jouer “en animant un peu”. Le compositeur jette moins de la violence sur la toile que du harcèlement : ça s’en va (jamais bien loin) puis ça revient non pas comme une chanson populaire mais comme la pulsation d’une saleté de migraine qui frappe à chaque battement dans les tempes. C’est toutefois autrement agréable à vivre, façon orage spectaculaire depuis la véranda de son solide hôtel particulier. En travaillant

  • diastoles et systoles,
  • flux et reflux,
  • effets
    • d’accords,
    • de traits et
    • de motifs rythmiques,

la partition par moments scriabinienne (quoique trop bien élevée dans sa fougue) exploite le charme spécifique

  • de l’ensemble des registres du piano,
  • de ses possibles en termes sonores (brutalité, confrontation, effets de masse), ainsi que
  • de sa capacité à exprimer un même programme de moult manières musicales… et souvent sur trois portées.

Quoique les houles finissent, malgré qu’elles en aient, par la mettre en veilleuse, on les sent prêtes à exploser de nouveau à la prochaine tempête. C’est aussi le talent de l’interprète

  • de se plier aux mille difficultés techniques de la partition,
  • d’en rendre délectables et lisibles les richesses musicales et
  • de laisser la puissance de cette musique résonner dans l’âme ou, mieux, l’imagination de ceux qui l’écoutent…

avant d’aborder les deux nocturnes de Gabriel Fauré qui nous occuperont dans le dernier épisode de cette croisière à bord de la Hélène Rusquet’s Company.

À suivre !


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