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Curieux objet que cet hommage à Richard Anthelme Jeandin, organiste et pédagogue suisse. Si l’on considère l’intérieur de la box, on y est assommé par un livret où chaque témoin y va de son piapiapia lénifiant – cela semble réserver le coffret de deux disques à la famille et au conservatoire de Genève, in memoriam. De l’extérieur, en revanche, l’affiche est alléchante : d’un côté, Bach, Franck, Messiaen et Pachelbel sont là pour assurer un programme sérieux ; de l’autre, Vuataz, Chaix, Barblan, Grunenwald et Montillet promettent un programme bigrement intrigant. Nous oublierons donc l’intérieur, quelque élégant soit-il, pour espérer que l’essentiel est en surface – après tout, y a que les moches qui militent pour affirmer le contraire.
Au cours des deux épisodes de cette exploration, la question que nous nous auto-poserons consistera à évaluer l’intérêt, fors le devoir de mémoire genevo-centré, de ce disque. Comme chacun sait peut-être, nous ne sommes point musicologue, nous avons pris langue depuis longtemps avec le label VDE-Gallo qui assume cette production, et nous n’avons jamais conseillé à nos lecteurs – si tant est que nous conseillions quoi que ce soit à qui que ce soit – d’acquérir un disque qui ne nous séduise pas. Partant, la réponse, assumant notre incompétence, tâchera du moins d’être à la hauteur de notre honnêteté.
Trois chorals de Bach à la gloire de Dieu ouvrent le premier disque. L’affaire commence avec le duo BWV 711, où une basse tonique habille le choral. Cette pièce, et pas que, a été enregistrée en 1972 sur l’orgue de la cathédrale de Genève. Hélas, toute la place ayant été réquisitionnée pour des souvenirs sans intérêt, le livret n’en peut rien dire. Rien de virtuose dans la pièce, mais un souci de l’interprète de donner du sens à ce que sa musique convoque métaphysiquement. En témoignent les choix subtils entre legato et détaché. Quelques imprécisions (tel ce mi manquant à 2’37, avant le dernier retour du thème) attestent l’authenticité du témoignage, tout comme son finale ultraritendo. Le même choral, version BWV 662, revient pour deux claviers et pédalier, avec une ornementation abondante et un cornet surplombant. Quelques originalités de texte – tel que ce do# au pédalier tombant une croche trop tôt à la reprise ou cet arrangement dans la mesure 36, ou encore cette octaviation du mi grave à la pédale, mesure 48, etc. – traduisent la prise sur le vif sans gommer la conviction sérieuse de l’artiste.
La version BWV 663 du même choral est censée renvoyer l’accompagnement à la main droite (essentiellement) en sus de la basse tonique que procure la pédale. Petit détail pour l’auditeur : ce n’est pas ce choral, mais bien le BWV 664 qui est au programme – une pièce rudement difficile, tonique et en trio, c’est-à-dire que la main droite joue un truc, la gauche un autre et la pédale un troisième, les trois étant quasi d’égale importance. Cette fois, dynamisme et énergie semblent couler de source – et ce ne sont pas les minimes dérapages (zip-zoup inopiné avant le sol dièse de la pédale, par exemple, à 2’10, ou cafouillage de la main gauche à 4’01, quand la pédale a repris le thème) qui relativiseront ni la performance technique, ni la pertinence musicale de cette exécution, comme si l’artiste se révélait quand la partition devient vraiment sérieuse à défier. (J’avais écrit « challenger », ça faisait plus classe et aussi plus benêt, alors bon.)
Les Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542 ont beau quasi s’ouvrir sur un p’tit dérapage, ils affirment une personnalité qui, quoi qu’elle n’ait aucune difficulté technique, se refuse à faire son kéké dans les triples croches ouvrant le prélude. Bien que rien ne précise l’aspect live (on entendra néanmoins tousser, par ex. à la fin de la piste 8, ce qui dut offenser le public très sage), celui-ci se confirme par :

  • quelques sautes de doigt coupables en soi (fa # – sol – la, 1’11, par ex.), mais évidemment bénignes en récital,
  • des choix de registrations très contrastées – spectaculaires en direct quoique fluorescentes au disque quand elles ne sont pas contextualisées, et
  • un tempo étonnamment précautionneux, gorgé de ritendi, sans doute pour assurer la lisibilité du propos en dépit de la résonance.

Les presque cinquante ans écoulés depuis l’enregistrement empêchent il est vrai de se goberger du son de l’orgue pour compenser un tempérament résolument paisible qui, sans presque aucune considération musicologique et toute honte bue, toute, nous paraît quelque peu en décalage avec l’énergie contenue dans la partition. Il est vrai que, de la sorte, l’on se réjouit d’autant plus de la libération offerte par la fugue colossale prise, elle, sans pincettes. Ce ne sont pas quelques brouillages de texte à l’issue d’une grosse séquence (1’45) qui modèreront notre hypothèse d’avoir affaire à un artiste au tempérament posé que seule la difficulté fait sortir de lui-même. Et non, rien à voir avec notre racisme stéréotypé sur les Suisses, c’est, à ce stade de notre écoute, un constat inspiré d’une part par, oups, un prélude qui nous semblait un brin empesé et d’autre part par, re-oups, une fugue bien plus tonique.

 


Issu sans doute du même concert, le Premier choral de César Franck enquille. Le début, très pianistique (3’30 sans pédale), est exécuté sans lenteur. Les âmes sensibles se méfieront néanmoins de l’arrivée de l’équivalent de la « Voix humaine et tremblant » : le disque n’évacue rien de sa virulence. Survient manière de « basse et dessus de cromorne », particulièrement séduisante grâce à l’allant et à la liberté de ton dans le respect de la mesure, hélas arbitrée par un récit au son agressif comme une mamie virulente, genre : tu peux pas l’achever, mais tu sais ça serait mieux pour elle. De belles qualités se font cependant jour :

  • la rupture des maestoso et largo révèle de belles sonorités ;
  • le passage en Si bémol, outre les dispositions techniques remarquables, offre de réels moments où la musique s’émancipe de la seule et déjà pas si simple énonciation des notes ;
  • l’arrivée du thème à la pédale est finement registré ;
  • le passage en semi-ternaire s’emporte assez pour préparer une juste péroraison en Mi.

En somme, en dépit d’un orgue dont la captation a mal vieilli, cette version propose de l’œuvre une vision qui tâche parfois de s’émanciper d’un savoir-faire très sage.
Trois extraits de La Nativité du Seigneur d’Olivier Messiaen, œuvre majeure  et néanmoins passionnante – même pour les messiaenophobes – de 1935, émergent du même enregistrement du 27 juillet 1972. Ici, les anges, sixième épisode dans le recueil messiaenique, sont plutôt pressés (3’ contre 3’33 dans l’intégrale d’Olivier Latry, par ex.), et cela leur sied fort bien. La netteté du toucher, l’aisance digitale et la souplesse rythmique bien tempérée rendent opportunément raison de l’énergie de la partition. Un extrait des « Desseins éternels », troisième épisode de la saga, prend la suite. D’ordinaire mesuré autour de 5’20, l’œuvre est ici flashée en 3’08. Quoi que nous n’ayons pas la partition sous les hublots, nous ne nous plaignons de cette étrange entourloupe qu’avec modération : l’orgue Metzler de 1965 ne semble pas posséder le velouté et les jeux de détail permettant de rendre avec profondeur la beauté de cette pièce contemplative… qui semble néanmoins étonnamment sabrée. De même, quand Olivier Latry prend 9’45 pour exécuter « Dieu parmi nous », 7’23 suffisent à Richard Anthelme Jeandin ; mais, cette fois, la célérité de l’interprète semble seule en cause dans cette partition fondée sur les contrastes. Il y a

  • de l’envie dans les duos,
  • de la franchise dans les tutti,
  • de l’allant dans les séquences rythmiques,
  • de la clarté dans la séparation des plans, et
  • de la virtuosité jamais extravertie.

Autant dire que, à défaut d’une poésie qui semble échapper à l’instrument, le musicien tire, dans le contexte qui est alors le sien, le meilleur de cette pièce.
En avril 1973, Richard Anthelme Jeandin se retrouvait face aux micros de la RTS pour capter les Trois pièces pour la Pentecôte de Roger Vuataz (1898-1988). Racialement très genevois – un arbre généalogique est proposé, et l’on nous garantit que sa descendance a pris racine “en terre vaudoise ou neuchâteloise” –, marié trois fois, organiste et prof, ce compositeur est présenté par ses fans comme « très enraciné dans une foi protestante libérale et non dogmatique ». Pour le reste, on apprend qu’il « fait rudement bien le café turc » et que, à la pratique de l’orgue liturgique, il regrette surtout qu’elle l’empêche de pratiquer « les courses de montagne » – le petit entretien disponible sur son site mémoriel laisse entrevoir un musicien qui ne manque ni d’humour, ni de lucidité. Rappelons à l’intention des fieffés mécréants – et des oublieux – que la Pentecôte est une fête célébrant la descente de l’Esprit-Saint sur les apôtres, qui se retrouvent capables de parler dans toutes les langues utiles et imaginables afin de prosélyter. Hâte, donc, de voir si cette musique dont nous ignorons tout nous parle !

 


L’Intrada ne rigole pas. Sur une base d’accompagnement, un jeu d’anche énonce une mélodie quasi asiatisante que développent un écho puis une anche grave. Pas de séduction mélodique, mais un entêtement centré sur un motif tenace décliné en différents nuances et profils. L’Alléluia repart sur la même structure et le même début de motif, avec des teintes vaguement arabisantes cette fois, masquant sciemment tant bien que mal un choral bien connu. La Toccata conclusive poursuit le thème tourmenté sur la même structure (accompagnement / cornet) avant que des accords saturants ne créent une rupture. Un unisson pointé se faufile, vite rattrapé par les fonds et les grands jeux, anches comprises. Un passage pour anches étale les états d’âme d’une harmonie torturée. Ensuite, la main droite batifole poursuivie par les graves. Un passage calme mais secoué d’harmonies intranquilles laisse se refaufiler, et hop, le cornet. Après une ultime diversion en plein jeu à la main droite, l’on comprend que cette toccata intérieure cherche à se démarquer du genre triomphal imposé entre le dix-neuvième et le vingtième siècles. Le résultat laisse l’auditeur curieux mais, même après plusieurs écoutes, peinera à le convaincre de la puissance spécifique de ces pièces presque de jeunesse puisque le compositeur revendique comme emblème un concerto portant un numéro d’opus supérieur à la centaine (contre 36 pour celui-ci).
Suivent trois des Six chorals figurés composés par Charles Chaix (1885-1973) à 22 ans. C’est son premier numéro de catalogue, publié alors qu’il est sous la férule d’Otto Barblan dont on parlera ci-après. Le premier, « Ich folge dir nach Golgotha » (Je te suivrai au Golgotha) bénéficie des jeux clairs du temple protestant de Carouge, et se présente comme une pièce en trio dans un langage très bachien. Exécutée avec quelques respirations, dilatations et – il faut bien le dire – hésitations, cette proposition a le charme absolu de l’imitation jusque dans l’optimiste tierce picarde finale. Court, « O Traurigkeit, o Herzeleid » (plutôt que « Herzelied » ?), quelque chose comme : « Quelle douleur saisit mon cœur ! » s’exprime, en trio, avec une trompette, une flûte et une pédale. L’interprétation semble manquer parfois de clarté, mais le langage singeant le maître absolu est brillamment écrit et restitué avec honnêteté. Le non moins bref « Was Gott tut, das ist wohlgetan » (Ce que Dieu fait, c’est carrément sa mère top) conclut le bal des trios avec un allant convaincant. Brillante étude de style et joyeuse découverte pour nous, quoi que cette captation à la va-comme-je-te-pousse (clic-clacs photographiques comme à 0’48, piste 15) ne donne hélas pas vraiment une chance honnête de briller au compositeur ni à l’interprète sur CD.
Fils d’organiste, compositeur et prof, Otto Barblan (1860-1943) voit à l’honneur son Andante energico, pièce concise de 1924 interprétée en 2001 sur l’orgue du conservatoire de Genève. Les pleins jeux y sont à l’honneur, avec ou sans pédale, exploitant un thème entre plenum et parties moins dotées en décibels. Pas de quoi jauger l’intérêt de l’œuvre de celui qui, selon le site des concerts de la cathédrale de Genève, « influença pendant des décennies la vie musicale genevoise ». Un miniextrait d’entretien, sympathique mais sans intérêt extra-genevois, permet d’entendre la voix de l’interprète.
Le second disque nous convaincra-t-il que ce projet méritait une diffusion plus large que genevoise ? Un peu de suspension ne nuira point, espérons-le.