In memoriam Notre-Dame de Paris (3/3)

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Il y a neuf mois, Jean-Luc Thellin donnait un concert à Notre-Dame.
De la préparation à l’exécution, nous étions à ses côtés. Reportage et souvenances.


Premier épisode
La registration

Le Monstre. Photo : Bertrand Ferrier.

Avec un programme qui rendra fou de joie tant les amateurs de musique forte et spectaculaire que les spécialiss de Jean Guillou, Jean-Luc Thellin – qui a tout juste enregistré le premier disque de son intégrale Bach… sur un orgue du pays basque – revient jouer le plus grand orgue de France, en la cathédrale Notre-Dame de Paris, où nous nous faufilâmes jadis. Concert ce samedi 16 juin à 20 h pétantes. Durée : 45′. Entrée libre. Programme : Prometheus de Franz Liszt (transcr. : Jean Guillou) et Sonate “Psaume 94 » de Julius Reubke. Pour préparer ce récital, nous vous proposons un making of exceptionnel, au moins, révélant les dernières heures avant le concert, dans les coulisses de Notre-Dame, côté orgue.

Un aperçu de ce que les rganiss aiment appeler leur “bureau du soir”. Photo : Bertrand Ferrier.

Premier épisode, aujourd’hui, avec la première répétition in situ. En effet, les organistes admis à donner une “audition du samedi soir”, comme Hervé Désarbre tantôt, ont droit à deux créneaux de répétition : trois heures l’avant-veille, deux heures la veille. La première séance est consacrée – le terme n’est presque pas trop fort car le projet est aussi enthousiasmant qu’aride – à la registration. Autrement dit : quels jeux choisir, les jeux étant les sons que l’organiste utilisera pour interpréter tel moment de son concert ?

Y a puka choisir parmi deux fois ça. Photo : Bertrand Ferrier.

Le terrrrible problème, c’est que le grand orgue de Notre-Dame rassemble 8000 tuyaux. Partant, le choix est extrêmement vaste, rendant ultraprécieux les avis du facteur d’orgue récemment recruté par Notre-Dame pour conseiller les artistes. Après la prise de contact avec l’instrument, l’enregistrement sur ordinateur des combinaisons de sons peut commencer, ce qui exige une concentration maximale pendant… quatre heures et demie.

Jean-Luc Thellin ne rigole plus. Photo : Bertrand Ferrier.

Pour effectuer les bons choix sans se perdre dans l’infini des combinaisons envisageables, l’artiste associe plusieurs critères, parmi lesquels : la tradition ; son expérience ; ses choix d’interprétation ; les particularités de l’instrument ; son écoute ; les avis et suggestions parfois faussement farfelues du facteur d’orgue qui connaît incroyablement le rendu possible de dizaines de milliers d’associations envisageables ; et l’anticipation du “rendu dans la nef” (ce que le musicien entend n’est pas ce que les auditeurs percevront). Dès qu’il a déniché la bonne combinaison, il l’enregistre, la vérifie, l’enchaîne avec les sons qui la précèdent et la suivent… et passe à la suivante. En moyenne, il faut compter 90 secondes par registration. Rapide ? Oui, mais imaginez quand il y en a 157 à inventer !

Dès lors, cette première répétition n’a rien à voir avec une “répétition” comme les musiciens la pratiquent régulièrement – jouer un morceau et reprendre quand ça ripe un brin. On est entre la musicologie, la science pragmatique de l’orgue et… le sport, car il faut enchaîner les figures sans cesse : le temps est compté.

Tests son, c’est parti. Photo : Bertrand Ferrier.

Doit-on rappeler que les saucisses s’agitent autant en haut qu’en bas ? D’autant que Jean-Luc Thellin a choisi des pièces qui valorisent au mieux cet hénaurme instrument. Pour cela, il faut un interprète capable de maîtriser autant les claviers “manuels” que les deux pédales d’expression (permettant d’enfermer les tuyaux ou de les ouvrir sur la cathédrale afin de les laisser jouer plus ou moins fort)… et le clavier réservé aux pieds.

Mon pédalier, ma bataille. Photo : Bertrand Ferrier.

Bref, à part le mec censé tourner les pages et appuyer sur un bouton pour changer les sons dès qu’ils ont été programmés, tout le monde (deux zozos, donc, mais quels zozos !) est dans une bulle pour découvrir les sons les mieux adaptés à l’interprétation des pièces choisies sur cet instrument particulier – chaque orgue étant trrrès particulier. Bref, le récitaliste (?) n’a pas le temps de poser pour une jolie photo. Il bosse, lui.

Toujours pas l’heure de rigoler pour Jean-Luc Thellin. Photo : Bertrand Ferrier.

Même avec des mains un peu partout, le coquin.

À l’orgue, croiser les doigts, c’est fâcheux ; les mains, ça passe. Photo : Bertrand Ferrier.

Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, la répétition de trois heures, grâce à la bienveillance du facteur, admiratif du musicien tant pour sa dextérité que pour son art de la registration et son sens de l’écoute, a fini après cinq heures et demie d’effort et d’émotions. Plus qu’à récupérer vite, vite, pour revenir à une autre vraie vie et préparer la répétition de ce vendredi soir. Nouveaux scoupses à venir, donc !


Deuxième épisode
La répétition


Suite de notre reportage en trois mouvements sur les coulisses du concert de Jean-Luc Thellin à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Avec un premier arrêt pour s’éclabousser des dernières gouttes de lumière du jour, dans le Quartier latin, avant de monter vers la Bête pour la seconde répétition…


Près du Monstre, la lumière est toute autre.

Photo : Bertrand Ferrier

C’est la minute des derniers préparatifs. Le Belge dégingandé se défait de ses chaussures d’homme presque normal pour passer celles qui symbolisent sa mutation en rganiss virtuose – l’objectif pragmatique étant de ne pas souiller avec ses souliers, ha-ha, le pédalier sur lequel vont virevolter les semelles du maître. Les partitions sont prêtes. On peut commencer l’ultime répétition.

Photo : Bertrand Ferrier

Cette fois, la pression n’a rien à boire avec la bière. Elle est cette émotion qui sourd de la difficulté des compositions à interpréter, de l’importance de l’enjeu que constitue un récital en ce lieu, et de la brièveté du temps de répétition imparti. Partant, l’élégance exige d’esquisser un exquis sourire afin de masquer le juste stress. D’esquisser, oui. Mais un sourire quand même.

Photo : Bertrand Ferrier

C’est alors que “les chos’s aussi retiennent leur souffle, et puis le moment vient ». Vient, donc, le moment de remplir un triple objectif : exécuter sans faiblir l’enchaînement précis des notes ; vérifier et ajuster la pertinence des registrations (choix des sons dans le catalogue infini dont dispose cet orgue) ; et parfaire la synchronisation entre l’interprète et l’assistant – celui-ci est chargé de tourner les pages à peu près au bon moment ainsi que de changer les registrations selon les annotations et les respirations du musicien.

Extrait de la “Sonate” de Reubke annotée. Photo : Bertrand Ferrier.

De prenantes demi-heures plus tard, il est plus que temps de quitter la cathédrale. La prochaine fois que l’on y reviendra, ce sera pour le concert – l’instant magique et dangereux que documentera le dernier volet de notre reportage !


Troisième épisode
Le concert

Tu sais que tu es dans un endroit chic quand, même depuis les toilettes, tu disposes de ce genre de vue.

Dernières gouttes de lumière sur Notre-Dame. Ce samedi 16, c’est le soir de Jean-Luc Thellin : il revient aux grandes orgues de la cathédrale pour un récital de maboul, préparé avec gourmandise. Si, dans la vie, les trompettes sont parfois mal embouchées, les célébrissimes chamades de la renommée, elles, sont prêtes à pouët-pouëter lorsque viendra leur tour. Ça va sonner, pas d’inquiétude : en garde, mes mignonnes !

Quelques chamades. Photo : Rozenn Douerin.

Le temps que Philippe Lefebvre, l’un des trois titulaires, crache une puissante improvisation pour couronner la messe, et la concentration, tranquillement, se met en place. Les chanceux qui ont eu l’honneur d’être invités à la tribune – expérience impérissable même si on entend hypermieux en bas – choisissent leur place. Les sept à huit cents spectateurs (incluant l’important va-et-vient touristique qui pollue ces auditions gratuites) arrivent. Certains ont conscience de l’énormité de ce qui les attend ; d’autres sont curieux et prêts à s’enthousiasmer ; d’autres encore, qui ont été traînés ici par un tortionnaire du sexe opposé, craignent de s’ennuyer ferme parce qu’un récital d’orgue, c’est chiant, non ? (Parfois, si. Faut bien choisir, surtout si on est constipé. Bref.)

Encore des chamades. Ça fait un peu redondant avec la photo d’avant, mais j’aime bien ce cliché de Rozenn Douerin, alors bon.

De passage, des anges s’incrustent dans le buffet pour assister en connaisseurs à ce qui les attend. On les entend murmurer sur l’air du “Tiens, c’est pas une guitare mal jouée et du djembé massacré par un Versaillais blanc qui se prend pour un bel-re ? Il paraît que c’est la mode, à Paris aussi”, mais on fait mine de n’avoir rien ouï – d’autant que l’on est d’accord avec eux, ça ne servirait de rien de se conforter en entonnant la symphonie contre l’épouvantable hégémonie dans le répertoire liturgique issu des nullités charismatiques. En sus, c’est pas le sujet immédiat. Là, on s’apprête à parler de musique, pas de fèces.

Sur le buffet de l’orgue, les enjeux sans nos campagnes. Photo : Rozenn Douerin.

L’artiste s’installe sur le banc. C’est à la fois chaud comme les dernières minutes avant une exécution (sauf que là, ce sont deux chefs-d’œuvre qui vont être exécutés) et brûlant comme le moment où, dans une course de fond, tu accélères vers les deux tiers de la course et tu sens que tes adversaires ne peuvent pas suivre. Cela dit, j’ai toujours été nul en parabole, j’en suis conscient. En revanche, point ne suis assez obtus pour ne pas sentir que là, y a plus de rigolade possible.

Juste avant. Photo : Rozenn Douerin.

Du coup, j’ai dû proposer une analyse musicologique de dernière minute, du genre : “Imagine, Jean-Luc, y a un énorme hippopotame qui rentre dans Notre-Dame et qui fait un gros, gros prout.” Enfin, quelque chose de délicat et de bon goût. Ou alors, je n’ai rien proposé mais l’artiste y a pensé en même temps que moi. Disons que, si ce n’est pas le cas, le résultat est à s’y méprendre – il est vrai que, à défaut d’avoir un grand sens de la mode voire de la politesse, je suis bourré parfois d’humour…

Photo : Rozenn Douerin

… et, contrairement aux apparences, je sais quand bien fermer ma grande gueule parce que l’art est dans les tartines blocks. En tout cas, ça m’arrive de savoir. Et là, en l’espèce, j’avais hâte de découvrir ce qui allait suivre.

Jean-Luc Thellin à l’orgue de Notre-Dame de Paris. Photo : Rozenn Douerin.

Paradoxale versatilité des humeurs : en tant qu’assistant, j’ai hhhâte que le récital se termine bien ; et, dans le même mouvement du cœur, pas du tout. Ben oui, quoi après avoir tourné les pages, appuyé sur un bouton 162 fois, été impressionné par un mec qui sait maîtriser tant les plus redoutables traits de Liszt/Guillou et Reubke que les plus fines subtilités et les grosses ficelles de l’orgue de Notre-Dame ? L’avantage, sur l’instant, c’est de ne pas penser. Trop à faire, et pas question de bégayer dans la phrase du concert. Y a du boulot, pour que le zozo au nœud papillon blanc puisse, lui, boulotter quasi en paix, quoi que sans faute d’orthographe (soit dit pour les hippopotames qui nous lisent).

Jean-Luc Thellin et ses trois bras. Photo : Rozenn Douerin.

En vérité, je vous le dis, sur un grantorg, un rganiss n’a pas besoin de deux bras et deux jambes : un gros, gros cerveau de malade mental, deux jambes et quatre bras sont a minima requis. Vous me direz que, sur la photo supra, on n’en voit que trois, de bras thelliniens. Exact : le quatrième pressait des boutons, sans doute pour se détendre… ou pour changer les registrations, c’est-à-dire les combinaisons de sons choisies par l’artiss lors des épisodes précédents (d’où l’importance des Post-it jaunes fluo que vous apercevez sur les partitions, indiquant approximativement le moment où faut appuyer).

Les boutons secrets. Photo : Rozenn Douerin.

Obligé d’être assis sur le banc près du rganiss pour tourner les pages, le sistan ne doit pas pour autant empêcher le virtuose de se sentir à l’aise, id est libre de vaguer de haut en bas et de droite à gauche sur les cinq claviers à sa disposition. Du coup, il peut lui arriver de se prendre pour Napoléon, afin de ranger son inutile bras gauche et d’obliger le musicien à chercher une esscuz en cas de fausse note, na – ô le sens de la vengeance que développe le toupti musicien, c’est choquant.

Quand l’assistant s’accroche à lui-même. Photo : Rozenn Douerin.

Pas de quoi perturber l’artisss, tout entier consacré à la musique spectaculaire qu’il interprète., entre pianissimi délicats mais audibles jusque dans la nef, nuances intermédiaires tracées au cordeau entre ondulants, fonds nourris et associations inattendues, et fortissimi où le but reste de faire de la musique même quand tu joues HYPERFORT (“on met où la contrebombarde ? et si on supprime la chamade de 8′, c’est pas plus wow ?”, etc.).

JLT en plein concert à NDP. Photo : Rozenn Douerin.

Après sa prestation fabuleuse, parfaitement dans les temps (faut pas dépasser 45′, présentation par on-sait-pas-qui incluse), ne restait plus à l’artiste qu’à mettre un coup de boule à la rambarde, et le tour était joué… moins les SMS émus qui pleuvaient comme à Gravelotte – même si, bon, en 1870, y avait peu de Texto – pour applaudir le surganiss, comme y a des surom. C’était impressionnant, émouvant par le choix des pièces, abouti musicalement en dépit du temps si court laissé pour apprivoiser l’orgue, éblouissant techniquement… Bref, il est fort, ce coco. Hum, je sais, mais comment tu veux bien conclure dignement un moment aussi sekpsionnel que tu as essayé de faire vivre à tes lecteurs en témoins privilégiés ?